Chronique

Scarface
Emeritus

Rap-A-Lot Records - 2008

C’est la deuxième fois qu’il nous fait le coup. Déjà pour la promotion de Made fin 2007, la légende du Sud annonçait sa retraite après une glorieuse carrière de plus de vingt années et presque autant d’albums. Scarface est une exception, un des rares MCs à être aussi pertinent en 1988 qu’en 2008. La constance et la qualité de ses albums sont à décourager n’importe quel rookie aux dents longues. Modèle d’intégrité, le membre des Geto Boys a toujours eu cette plume sombre et implacable, interprétée par cette voix rocailleuse et profonde. Un conteur aguerri de l’histoire de la rue avec un grand H, le genre de récit écrit à la lueur d’une bougie dans une chambre plongée dans le noir pendant que ton esprit te joue des tours. Pionnier du Gangsta Rap, Scarface est leur parrain à tous, de 2pac à Beanie Sigel. Une véritable institution qui tire sa révérence en deux temps.

« The streets always been my daddy
And mommy is the county jail
I’m a soldier and I’m about my mil
I ain’t tryin’ to do right
I’m already livin’ in hell
Cuz I’m a gangsta. »

On ne peut pas réellement dissocier Made de Emeritus. L’ambiance générale est la même, les sujets se recoupent et se complètent comme un double album réussi. Musicalement, Face travaille sur différentes couleurs avec, bien sûr ,son associé de la première heure N.O Joe mais surtout Nottz très en forme, Illmind ou Jake One qui donne ce côté soul seventies collant parfaitement à sa carrure. Alors que Made était plutôt sudiste et très live dans l’interprétation, Emeritus est plus brut et condensé. Les basses sont rondes, les rimes carrées mais le tout s’assemble avec harmonie. Scarface emporte l’auditeur dans son univers, sombre et dur où se croisent balances, jalousie, suspicions et remords. Il réussit là où beaucoup échouent, faire dans le rap mature mais pas moralisateur. Tous ses thèmes de prédilection sont ici développés comme la rédemption, le code de la rue, l’amitié, la mort, le respect ou la trahison. Comme un résumé de sa discographie, Emeritus dresse un large panorama de la condition humaine, plutôt dépressif certes mais encapsulé dans une forme impeccable.

« Up early in the mornin, wakened by the sound of my cell phone
Donny Hathaway sangin on the ringtone
It was a homie that I went to school with
Tellin me life wasn’t shit to fool with
These young niggaz steady dyin over dumb shit
Fast money for your soul, now you’re done with
You hear the gun click {*BLAM*}
… blood stains on the walls and carpet »

Pour l’épauler dans son dernier voyage, Scarface a invité quelques passagers, surtout pour transcender son discours sur des refrains chantés parfois reggae (‘High Powered’), parfois très soul (Bilal sur le politisé ‘Can’t get right’). Mais les plus réussis reflètent simplement l’âme du Sud comme sur ‘Soldier Story’ avec Z-Ro et sa voix d’arraché. En terme de rap, il convie juste les meilleurs de son secteur, sa famille comme Bun B ou The Product mais aussi le toujours parfait Weezy sur l’explosif ‘Forget about me’ et les trop rares Slim Thug et K-rino sur ‘Who are they’. L’alchimie est toujours réussie, Scarface prouvant qu’il reste techniquement plus qu’au niveau actuel et que son statut de légende est loin d’être surfait. Son implication est complète, rendant l’atmosphère intimiste, un album de délivrance sur lequel on revient souvent, comme un livre de chevet.

« I can breathe into the hood, make it feel my pain
And even though they try to change me, I remain the same
And even if I did have that chrome-plated grill on my shit
I come from out the motherfuckin bricks
Now, never forget, where I come from, son
I’m respected in these motherfuckin streets I run »

En retirant un ou deux morceaux moins percutants et en y ajoutant les meilleurs extraits de Made, on obtient un des albums les plus complets du rap en 2008. Pas de marketing ou de publicité mensongère, Scarface touche au cœur et à l’âme directement dans la plus pure tradition du Sud. Ses propos sur la vie de rue et sa façon de la raconter sur ‘It’s not a game’ ou ‘Redemption song’ restent toujours une référence sans starification ou glamour, juste une réalité violente emprunte de vengeance et de paranoïa. La présence d’un morceau sexuel comme ‘High note’ rappelle ses meilleurs tracks sur le sujet comme ‘Fuck Faces’ et ‘In & Out’ avec la fine équipe Devin & $hort. A côté, on frôle le classique quand il revendique clairement son statut de vétéran sur des titres comme le très prenant ‘Still Here’ ou le brutal et basique ‘Emeritus’ qui termine l’album avec une virulence attachée, sans refrain ni concession. On y aperçoit un homme passionné de musique qui vit dans son temps mais ne se sent plus à sa place dans ce Rap Game. Déçu sans être aigri, juste pas vraiment concerné. Voici peut être la dernière vision que laissera Scarface, son héritage avisé et détaché, son testament intègre et constant, son baroud d’honneur avec pertes et fracas.

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