Chronique

Drake
If You’re Reading This It’s Too Late

Cash Money Records - 2015

Drake est en roue libre. Depuis la sortie de Nothing Was the Same en 2013, le rappeur canadien n’a pas opté pour la stratégie de la rareté. Au contraire, il est resté productif et constant, faisant de 2014 une année « Drake » sur la base de quelques titres disséminés ici et là. La sortie surprise de If You’re Reading This It’s Too Late semble être la conclusion logique de cette démarche. Elle se matérialise dans un projet indéfinissable – ni tout à fait album, ni tout à fait mixtape – déposé l’air de rien sur Internet, un soir de février.

Au premier abord, donc, If You’re Reading This… n’a ni la richesse de Take Care, ni la concision de Nothing Was the Same. Très épurée, la production évoque de simples ébauches : des arpèges fantomatiques, des rythmiques froides, pas grand chose de plus. L’atmosphère est toujours grisâtre, mais la brume sonore de l’école OVO semble s’être dissipée au profit d’un beatmaking plus direct. Drake, quant à lui, semble avoir un besoin irrésistible de tester (ou d’émuler) des inflexions nouvelles et des motifs de flow. Il rappe pour rapper, et ces dix-sept titres sont sa séance entraînement.

La seule ambition de If You’re Reading This… serait donc d’occuper l’espace (et de clôturer peut-être un contrat avec le label Cash Money, déjà en crise avec son artiste-phare Lil Wayne). Il y a pourtant un détail qui, après quelques titres, indique que le disque est autre chose qu’un simple hors d’œuvre. C’est une interruption soudaine à mi-morceau. Une gueulante sortie de nulle part, égarée sur un sample d’une mélancolie absolue. Cet instant – titre n°4, « Know Yourself », vers 1’35 : « I WAS, RUNNING, THROUGH THE, 6, WITH MY WOES » – élève brusquement l’ambition du projet, et restera comme l’un des temps forts de cette année rap 2015.

« If You’re Reading This… ne fait vraiment qu’amplifier une promesse : le véritable prochain album de Drake devra être un triomphe absolu. »

Au fil des écoutes, d’autres subtilités se révèlent : des idées tordues (« Company », avec Travis Scott, décidément influent), des basculements d’ambiance (« Star67 »), ou les espaces laissés pour les bizarreries du vocaliste-producteur PARTYNEXTDOOR. L’interprétation de Drake enrichit aussi l’expérience. Qu’il mise sur des interjections hystériques ou des mélodies apathiques, sa palette est vaste. Dans « You & the 6 », il entre dans le détail, interpelle sa mère et pousse la thérapie familiale aux limites de l’indécence. Par contraste, l’économie de mots fait ressembler d’autres couplets à des chants enfantins (« Oh my God, oh my God / If I die, I’m a legend »), voire à des incantations (la répétition vertigineuse des « I’m leaving » / « I’m gone » dans le magistral « Now & Forever »).

Plus confiant et offensif que jamais, Drake utilise cette plateforme pour affirmer sa place indiscutable au sommet de la royauté rap. La galerie de portraits est familière – filles perdues, vieux potes, traîtres et concurrents – avec en toile de fond une ville de Toronto (« The 6 ») qui joue un rôle nouveau : à la fois muse, royaume, et seul repère stable. Écouter Drake, c’est donc écouter une superstar de 28 ans parler des victoires et des vertiges d’une superstar de 28 ans, mais toujours avec cette tension abstraite au sein de chaque titre. Sa force, encore une fois, est de réaliser une musique à la fois littérale et impressioniste, où un même titre peut porter en lui des émotions diamétralement opposées (sujet de dissertation : quand Drake arpente la ville avec ses « woes », parle-t-il de ses potes ou de ses tourments ?). Ce ton unique, en dépit de l’absence supposée de ligne directrice, et malgré la présence de nombreux producteurs, confirme la cohérence du son OVO : un monde où les mécanismes habituels du rap prennent l’allure d’une grande méditation.

If You’re Reading This It’s Too Late est sorti le 13 février 2015, soit six ans, jour pour jour, après So Far Gone, la mixtape de l’avant et de l’après, celle qui a installé le style Drake pour la décennie à venir. Dans la foulée, Drake enregistrait Thank Me Later, premier album un peu décevant. If You’re Reading This… reproduit exactement le même enjeu aujourd’hui : si Drake peut sortir tranquillement un projet officieux à la hauteur d’albums officiels, que prépare-t-il vraiment pour la suite ? En dépit de sa solidité, If You’re Reading This… ne fait vraiment qu’amplifier une promesse : Views from the 6, le véritable prochain album de Drake, devra être un triomphe absolu. Et entre triomphe et déclin, il n’y aura pas de juste milieu. C’est sans doute le prix à payer, et l’exigence liée à la fonction. Après tout, Drake n’a plus le choix : il est une légende.

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