Masta Ace
Disposable Arts
En 2001, Landspeed Records a eu la judicieuse idée de rééditer le catalogue Cold Chillin’ pour permettre aux nostalgiques, aux retardataires et aux novices de retrouver la trace des membres du Juice Crew, équipe new yorkaise légendaire de la fin des années 80, emmenée par les productions de Marley Marl et les performances de Kool G Rap, MC Shan et Roxanne Shanté. La même année sort Disposable Arts, quatrième album de Masta Ace. Révélé en 1988 sur ‘The Symphony’, posse-cut emblématique extrait du non moins mythique album de Marley Marl, In control vol.1, le rookie d’alors est devenu 13 ans après un vétéran méconnu. La voix s’est assagie, le ton est moins enjoué, et le contexte défiguré. Construit à la façon d’un « rap-opera », comme Prince among thieves ou Deltron 3030, l’album constitue un témoignage subtil sur le parcours de son auteur et l’époque dans laquelle il évolue désormais, bien éloignée du « Golden Age » de ses débuts.
Scénarisé autour de nombreux interludes pertinents qui participent efficacement à l’amorce des morceaux, Disposable Arts raconte l’histoire d’un rappeur tout juste sorti de prison, décidé à ne pas retomber dans les mêmes pièges, qui entreprend de rejoindre l’IDA (Institute of Disposable Arts), entreprise parodique et diabolique dont la vocation est de former aux métiers du hip hop en dispensant pêle-mêle des cours de MPC, de street promotion ou encore de « player-pimpology« . De sa libération à son retour dans la rue, en passant par l’amusante rencontre avec son colocataire à l’IDA, fasciné par Brooklyn et interprété par MC Paul Barman, le scénario du LP permet au Music Man de disserter sur l’état du Hip-Hop, d’envoyer des piques à l’industrie du disque, mais aussi de décrire le quotidien des quartiers new yorkais (‘Take a walk’, imparable). Nostalgique de l’Eden rapologique, il s’exerce également à quelques figures imposées : la récitation de l’alphabet en un couplet (‘Alphabet Soup’), la métaphore filée du football américain pour dépeindre la hiérarchie implicite des ghettos (‘Unfriendly game’), la personnification du micro devenu muse (‘Hold U’) et un diss track vengeur adressé aux High & Mighty et Boogie Man, ‘Acknowledge’, assené sur des violons vertigineux et les voix scratchées de Nas et Guru.
Habilement surnommé « MC Amer » dans un ancien numéro de Radikal, Ace dispose d’une qualité particulièrement appréciable pour l’auditoire francophone : l’intelligibilité de ses paroles. Son énonciation claire, proche du langage parlé mais rythmiquement soutenue, permet de le suivre plutôt facilement au gré de l’album, et de deviner derrière la fiction racontée la mise en abîme du véritable Masta Ace, un peu perdu dans un Hip-Hop qu’il ne reconnaît plus (« I love rap no matter how much I say I hate it« ), et critique à l’égard d’une industrie qu’il ne rechignerait peut-être pas à rejoindre si l’occasion se présentait. A la fois acteur et narrateur, son récit oscille entre description distanciée et témoignage personnel. Dans ‘Block Episode’, il raconte : « My momma told me that that thug shit will get you buried / the next day there’s your name in the obituary / I asked her why we gotta live in this environment / She said Your grandfather drank up his retirement« . La fin de l’album se fait très introspective, entre amertume, détermination et une auto-dérision surprenante. ‘Dear Diary’, face à face troublant entre Ace et son journal intime, est éloquent : « I’mma tell you cause none of these cats will / You can’t still try and rely on your rap skill / You ain’t got nothin’ behind you and believe me / not a label out that gonna find you and wanna sign you / Write your rhymes in the shower, you washed up / If there was a law against wack shit, you’d be locked up« .
Même si quelques passages ternissent légèrement la couleur sonore de l’album (la basse futuriste de ‘PTA’, notamment), le travail de production de Disposable Arts brille par sa cohésion et sa justesse, grâce à une sélection minutieuse de samples haut de gamme alliée à un classicisme appréciable du côté des beats. Des boucles sobres et poussiéreuses (‘Alphabet Soup’, ‘I Like Dat’), des productions plus syncopées (on pense à Premier dans ‘Don’t Understand’) côtoient des compositions aux ambiances particulières, chargées d’émotion, comme les cuivres étouffés de ‘Too long’ et la guitare mélancolique de ‘Block Episode’. Parmi les 12 producteurs présents sur le LP, c’est indéniablement Domingo qui tire son épingle du jeu, avec quatre travaux admirables, regroupés dans la dernière partie de l’album : la flûte apaisante de ‘Type I hate’ apporte une dimension presque onirique à ce titre pourtant bien terre à terre dans lequel Rah Digga vient prêter main forte à Ace pour faire le procès des bitch niggas. Dans la même veine, on lui doit également les superbes compositions de ‘No regrets’ et ‘Dear Diary’, dont l’envoûtant sample vocal n’est pas sans rappeler certaines trouvailles de Kno, de Cunninlynguists.
En dépit de petites baisses d’intensité dans la narration et quelques longueurs pendant les 73 minutes de l’album, Disposable Arts est un disque qui dévoile sur la durée plusieurs niveaux de lecture : une fiction enlevée et crédible, tout d’abord, matinée d’une réflexion sur le propre parcours au goût d’inachevé de Masta Ace, et enfin une critique amère du rap contemporain, conclue dans l’outro par un « Preserve the music » presque désespéré. Intéressant dans sa globalité, mais aussi très plaisant pour le simple plaisir que chaque titre procure, Disposable Arts est une œuvre intrigante, ludique, réfléchie et convaincante. A (re)découvrir.
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