Clipse
Lord Willin’
28 novembre 2006, date de sortie présumée du deuxième album de Clipse, Hell Hath No Fury. Présumée, car on n’y croira seulement au moment où l’on aura le disque entre les mains – la carrière des deux frères Malice et Pusha T ayant pris bien des détours pendant les quatre ans qui ont suivi leur premier essai, Lord Willin’. En une demi-décennie d’absence, le duo siamois aurait pu rejoindre le cimetière des talents d’un jour, perdu dans un no man’s land contractuel après le déménagement de leur label Star Trak vers Interscope. Echoués chez Jive Records, ils vont désespérément attendre un soutien d’une maison de disque désintéressée, au point de confier, il y a quelques semaines, vouloir en lyncher le personnel. Miraculeusement, ces quatre années de frustration vont permettre au groupe de se réinventer, avec un album avorté et une série de mixtapes – les I got it for cheap, réalisées avec leur collectif, le Re-Up Gang – qui vont les rendre de nouveau incontournables. Désormais, leur deuxième album est l’un des projets les plus attendus de 2006. L’occasion de se repencher sur le premier, qui a doucement obtenu le statut de disque culte au fil des années.
Welcome to Virginia Beach. Sur la pochette : Malice et Pusha T en décapotable, Jésus Christ sur la plage arrière. Sur le disque : drogue, sexe et flambe. Décor planté dès la première mesure du premier morceau : « Playas we ain’t the same, I’m into ‘caine and guns ». Les cinq prochaines années du rap viennent d’être écrites. En se partageant 48 mesures d’intro, ils posent les fondations du « cocaïne rap », ambiance Miami Vice : ici, pas d’amour effréné du hip-hop, ni de richesse grandiloquente, le deal tue le temps et comble la gourmandise plus que la faim. Le passé ? Pas tout à fait révolu : « Ironic, the same same place I’m makin’ figures at, that there’s the same land they used to hang niggas at. » La violence ? Routinière : « In Virginia, we smirked at that Simpson trial. Yeah, I guess the chase was wild, but what’s the fuss about ? » Les soirées ? Expéditives : « Before the DJ started cuttin’, I was already fuckin' ». Malice et Pusha T refusent l’étiquette de rappeurs, comme nombre de leurs successeurs dans ce registre (Rick Ross, Young Jeezy, Juelz Santana), mais pour le coup, on n’a pas vraiment envie de les croire : ils sont trop méticuleux dans leurs articulations pour n’être que de simples (t)rappeurs opportunistes, et l’on devine une vraie passion pour l’écriture derrière leurs voix sournoises.
Couronné de platine à sa sortie, Lord Willin’ est à l’heure actuelle l’unique album de rap entièrement produit par les Neptunes. Et l’une des rares sorties de majors dont la direction musicale est confiée à une seule entité de production. Grande réussite. La croyance populaire présentait parfois Pharrell & Chad comme des producteurs pop – sous-entendu : gentils, inoffensifs, formatés. En réalité, il y a quelque chose de foncièrement vicelard et poisseux dans leur musique : on l’entend dans ces grosses caisses de fanfare qui se bousculent (‘Ego’), ces épilepsies mélodiques (‘Famlay freestyle’) ou ces arrangements agressifs de cordes et de cuivres synthétiques (‘Cot damn’). Avec Lord Willin’, les deux mentors floutent la frontière entre morceaux commerciaux et street-singles. Le seul vrai hit de l’album, ‘Grindin’, en est ainsi le plus expérimental : en réduisant l’instru à une simple percussion, les Neptunes signent l’un des titres essentiels de la décennie, un chef d’œuvre de minimalisme glacial, porté par un entrechoc de grosses caisses qui va faire école, notamment auprès de Mr Collipark, le père de la snap music.
À aucun moment ils ne laissent la technologie et les moyens financiers embellir leur musique. On les croit sucrés, ils sont en fait acides. Malgré un professionnalisme forgé aux côtés du producteur de New jack Swing Teddy Riley, ils conservent un son brut, éprouvant : quand Chad Hugo décide de sortir son saxophone, c’est pour souffler deux notes saccadées, ni plus ni moins (‘Young Boy’). Risquée, la démarche s’avère subtile et cohérente, et forme un ensemble robuste. Pas encore obsédé par sa propre carrière, Pharrell, lui, fait des merveilles dans tous les registres : Mr Loyal dans ‘Grindin’ (l’une des toutes meilleures intros de producteur jamais entendue), falsetto sur le fil dans ‘Gangsta Lean’ et voix d’ambiance harceleuse dans ‘Virginia’, il réussit à se rendre omniprésent sur le disque sans jamais faire de l’ombre aux deux MC’s.
Quatre ans après sa sortie, Lord Willin’ témoigne donc d’une fraîcheur et d’une unicité dignes des meilleurs oeuvres de rap. Précédé d’une réputation flatteuse, le deuxième album de The Clipse devrait, on en doute à peine, confirmer l’énorme potentiel dévoilé sur Lord Willin’ avec un peu plus de substance (licite ou pas) – les deux MC’s étant désormais trentenaires dans un milieu d’adolescents. Adulés par les faiseurs de tendance, les frangins sont devenus presque malgré eux les porteurs de flambeaux d’un rap à texte, estampillé côte est. Un brin ironique pour un duo qui, jusque dans les dernières minutes de son premier disque, insistait : « I’m not you, rapper« . Ils ont sans doute raison, car Lord Willin’ pourrait bien être un album majeur de ce début de siècle. Combien d’autres rappeurs peuvent s’en vanter ?
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