De La Soul
Buhloone Mind State
Buhloone Mind State, c’est le gamin balafré qui n’apparaît pas sur les photos de famille, l’œuvre obscure dont le souvenir a été enseveli. Beaucoup sont passés à côté de cet album sorti en 1993 – ils ont bien tort – et on comprend pourquoi les enjeux étaient si élevés au moment de la sortie de son successeur, Stakes is high en 1996. Ça ne s’annonçait pas facile pour les trois compères de Long Island. D’abord, pas évident de poursuivre la filiation de deux albums aussi importants et antagoniques que 3 Feet High and Raising (1989) et De la Soul Is Dead (1991). Tout le monde connaît l’histoire par cœur : après un premier album ludique et révolutionnaire, le suivant s’était volontairement assombri pour casser l’image de joyeux hippies hip-hop inconsistants. Comment continuer à jouer le contraste, le contre-pied, pour le troisième ? Ensuite, l’époque est plutôt aux sons lourds, sombres, abrasifs : le meilleur exemple reste la sortie du Black Sunday des Cypress Hill la même année. Les deux LP n’ont en commun que le sample utilisé dans ‘When the shit goes down’… Buhloone Mind State ? Ni Daisy Age, ni pot de fleurs brisé. Une ambiance chaude et plutôt rieuse, un nom bizarre, des textes hors-normes, une identité inclassable aussi floue que la couverture de l’album. Or celui-ci, sans être aussi novateur que les deux premiers, est très bon. On peut même lui trouver une petite longueur d’avance sur Stakes Is High, qui rentre un peu trop dans le rang sur le plan de la construction sonore. (Une petite proposition ciblée pour les insultes : s’il fallait faire un classement de la qualité des albums de De La Soul, il serait décroissant – linéairement décroissant.)
Étant donné que les De La Soul sont des génies dans leurs domaine et qu’ils sont toujours accompagnés de son altesse Prince Paul, ça donne quelque chose de légèrement supérieur à ce qui se fait de mieux, sans parler de la moyenne de ce qui sort. Pour les invités, on retrouve notamment Guru, Biz Markie et Maceo Parker, pas vraiment les noms qui annoncent le pire. Le premier se contente du refrain sur le mélodique ‘Patti Dooke’ : de la flûte, des cuivres (Pee Wee Ellis, Fred Wesley et Maceo Parker sont de la partie…), de l’orgue, des scratchs. « It might blow up but it won’t go pop » ou comment faire un morceau entraînant mais exigeant. Le dernier a la voie libre pour envelopper ‘I Be Blowin’’ de son saxophone pour cinq minutes de relaxation absolue. Les De La Soul s’amusent, se dispensent des règles communes et peuvent enchaîner deux plages successives sans rapper, s’effaçant devant des MC… japonais. S’ils disparaissent un temps, c’est pour faire le fracassant retour braillard qui débute l’excellent ‘Ego Trippin’’, un des morceaux les plus drôles de l’histoire du rap, où le De La font dans la frime pour mieux la ridiculiser.
C’est l’un des moments phares d’un album sans doute inégal, mais sans aucun déchet. Sur ce dernier titre en particulier, la production est fouillée, travaillée, pleine de variations et de ruptures de tons. Le boulot de Prince Paul, toujours en renouvellement, est inimitable. Il est surmonté par les aériens Posdnuos et Dove, dont on passe trop sous silence l’essentiel : au-delà du style singulier du groupe, ce sont deux très bons rappeurs, y compris techniquement. Le flow de Posdnuos se détache, en parvenant à être à la fois nonchalant et dynamique – la classe. Et puis il y a ce putain de sens de la narration, rarement égalé, qui fait de ‘I Am I Be’ un chef-d’œuvre. Fidèle à un petit jeu dont le groupe est coutumier (par exemple sur le dernier, et décevant, « Bionix »), le morceau démarre sur un échantillon déjà utilisé plus tôt, qui est cette fois prolongé dans une autre direction, sans illusion (« I am Posdnuos, I be the new generation of slaves, here to make papes to buy a record exec’ rakes, the pile of revenue I create, but I guess I don’t get a cut ‘cause my rent’s a month late… »). On retrouve le même ton, en plus rythmé, sur l’impeccable ‘Breakadawn’. On voit mal qui pourrait prétendre faire aussi bien dans le même genre. Si l’ambiance de Buhloone Mind State est cool, les cuivres très en avant, les beats se font parfois plus saccadés, comme sur le old school ‘Stone Age’, relevé par le beat box de Biz Markie, avec lequel l’album se clôt malheureusement un peu abruptement.
Il faut déterrer cet album méconnu, dont l’ambiance retombe parfois, mais qui tient tranquillement sa place dans l’espace restreint d’un hip-hop imaginatif et non-conformiste. Plug 1, Plug 2, Plug 3. Pas beaucoup de groupes aussi peu démago que De La Soul. Pas beaucoup qui fassent d’aussi bons albums de rap.
Pas de commentaire