Above the Law
Black Mafia Life
L’histoire du hip-hop regorge de conflits d’attribution. Et ce bien au-delà du sampling. Prenez le scratch dit « transformer », par exemple. Comme le rappelle en détail Mark Katz dans son livre Groove Music, pas moins de cinq DJ différents, tous basés à Philadelphie, en revendiquent la paternité : Cash Money et Jazzy Jeff sont les plus souvent cités, mais il faut y ajouter DJ Spinbad, Grand Wizard Rasheen et Grand Dragon KD. Le conflit n’est pas tranché et il ne le sera sans doute jamais, ne serait-ce que parce que de telles inventions sont moins de franches ruptures que de subtils déplacements ou prolongements.
Le G-Funk n’échappe pas à la règle. Selon l’histoire dominante, sinon officielle, on doit son invention à un homme, Dr. Dre, et un disque, The Chronic. Un disque spécialement conçu et mixé pour être écouté en bagnole, dans les rues d’une ville, Los Angeles, où l’automobile est reine. Un disque inaugurant un sous-genre faisant la part belle aux synthés ainsi qu’aux basses fréquences et qui privilégiera désormais les sons ré-enregistrés aux samples (même si ceux-ci conservent une place importante). C’est lui, ce sont eux qui récoltent reconnaissance et récompenses, figurent dans les palmarès. La starification d’Andre Young, récemment consacrée par le documentaire (captivant au demeurant) The Defiant Ones, n’a fait que contribuer à imposer cette version des faits.
Une version toutefois contestée par Gregory Hutchinson alias Cold 187um, chef de file du groupe Above the Law (A.T.L.), pilier du rap de la côte ouest, et au-delà. Comme il s’en est ouvert à divers médias, de HipHopDX à Complex, il admet tout au plus que Dr. Dre a perfectionné la formule. Il ne l’a même pas nommée, mérite qui reviendrait à Laylaw. L’inventeur, l’architecte, revendique-t-il (une revendication relayée par Wikipédia, y compris en V.F.), c’est (ce serait) lui. Lui, le neveu du musicien Willie Hutch et fils du parolier Richard Hutch, chevilles ouvrières de la Motown ; lui qui, dès 1991, a moissonné dans le catalogue du P-Funk en y ajoutant du rap « gangsta », avec pour résultat l’album Black Mafia Life. Dr. Dre lui aurait piqué la formule à l’époque où les deux hommes travaillaient étroitement ensemble. Certes, Black Mafia Life est sorti quelques semaines après The Chronic, début 1993. Mais il fut enregistré avant, se défend l’intéressé. Pour preuve : le single « Call It What U Want », sorti en avril 1992, avec un sample de « Freak Of The Week » de Funkadelic et comme invité un certain 2Pac, dont c’est là l’une des premières apparitions discographiques.
« Dr. Dre, inventeur du G-Funk ? Une version contestée par Gregory Hutchinson alias Cold 187um, chef de file d’Above the Law. »
Dans son livre Original Gangsters, Ben Westhoff a relaté les débuts d’une controverse nourrie, sans surprise, par Eazy-E : non seulement ce dernier ouvre ici le morceau « Game Wreck-Oniz-Iz Game », mais en plus il coproduit l’ensemble. Le journaliste rappelle qu’on n’est pas passé loin du carnage : en février 1993, lors d’une dispute entre Hutch et Warren G, les flingues furent de sortie et il s’en est fallu de peu que ça tourne vilain. Ce n’est d’ailleurs pas le premier chapitre de l’histoire tumultueuse des relations entre A.T.L. et N.W.A. C’était la rivalité qui dominait avant la signature surprise chez Ruthless en 1989. D’ailleurs Cold 187um n’hésite pas à affirmer que si Dr. Dre est crédité comme co-producteur de Livin’ Like Hustlers (1990), le coup d’essai et coup de maître du groupe de Ponoma, en réalité tout était déjà quasiment prêt avant qu’il n’intervienne…
Ceci étant, cette version minoritaire du déroulement de l’histoire est plutôt crédible, car le propos de celui qui se fait désormais appeler Big Hutch est, somme toute, équilibré. L’homme ne nie aucunement le talent de Dre ; il admet bien volontiers que c’est avec lui qu’il a appris concrètement à faire des disques et se présente à l’occasion comme sa doublure ou son protégé. Il ne l’accuse même pas de mauvaises intentions — on aurait juste affaire à un énorme malentendu qui se serait imposé, en quelque sorte. D’ailleurs, l’ancien porte-parole d’A.T.L. fait partie du casting de l’album Compton (sur « Loose Cannons »). Mais il réclame d’autant plus fermement son titre qu’il risque de finir aux oubliettes. Il faut dire que, contrairement à Dre, incarnation typique de la réussite à l’américaine, Hutchinson a connu des hauts et des bas… mais surtout des bas, séjour en taule inclus. Il a eu beau sortir l’année dernière un double album fanfaron (The Black Godfather) pourvu d’une liste d’invités longue comme le bras (incluant l’ex-N.W.A. Ice Cube), le moins que l’on puisse dire est que ça n’a manifestement pas fait grand bruit.
« Un album qu’on ne peut qu’inviter à (re)découvrir… mais qui peine à se hisser à la hauteur de son rival, The Chronic. »
Avec le recul, Black Mafia Life peut difficilement ne pas faire penser à The Chronic. La parenté est parfois directe, à l’instar de « Pimp Clinic » qui emprunte le même passage de Parliament que « Let Me Ride ». Il y a, plus largement, des emprunts à des références communes : Funkadelic, George Clinton ou les Ohio Players — encore mieux : Dre sample Willie Hutch himself ! La construction est voisine, avec interludes, ruptures, alternance de cool et de ruff. Dans ce dernier cas, ça donne « Harda U R Tha Doppa U Faal », sorte d’équivalent de « The Day the Niggaz Took Over » ou « A Nigga Witta Gun » sur The Chronic, où Cold 187um et son compère KMG s’adonnent au passe-passe efficace. Notons aussi, comme sur The Chronic, la présence notable de scratches, une habitude qui aura fâcheusement tendance à se perdre par la suite. Les thèmes sont communs eux aussi, c’est-à-dire pas super finauds.
Après une intro laissant perplexe, « Never Missin A Beat » commence par intriguer, avec ce premier mouvement instrumental accompagné d’un scratch récurrent pendant une minute et demie ; c’est prenant, mais on finit par se demander quand les rappeurs vont débarquer. Et puis, comme pouvait le laisser présager une pochette hors normes, le morceau bascule et laisse entendre que le groupe emprunte une nouvelle direction, certes annoncée sur le EP Vocally Pimpin’ par le morceau « 4 the Funk of It ». Le début de « Process Of Elimination » a beau démarrer sur l’air de « Another Execution », morceau phare de l’album inaugural, on est passé à autre chose. Bondissant à souhait, « VSOP » empile les samples, de The Jimmy Castor Bunch à Tom Tom Club ; « Why Must I Feel Like That ? » tape généreusement chez Parliament et George Clinton ; « G’s & Macaronies », qui se veut du « pur G-Funk », est dansant à souhait, tout en se permettant en plein milieu un interlude façon club de jazz… Bref, un album plein de qualités, qu’on ne peut qu’inviter à (re)découvrir.
La galette n’est cependant pas sans faiblesses. De quoi souffre Black Mafia Life, comparé à The Chronic ? D’une intro horrorcore peu inspirée, on l’a suggéré (une mauvaise idée réitérée au début de « Pimp Clinic »). D’un manque de tubes indiscutables façon « Let Me Ride », peut-être, même si certains morceaux peuvent légitimement prétendre à ce titre. Mais aussi de tentatives moyennement convaincantes, comme l’accroche dissonante de « Commin’ up » ou, dans un autre genre, la cinquième piste, « Pimpology 101 », avec son débit parlé et ses pauses : quatre minutes, c’est long pour un quasi-interlude, pas très bien placé qui plus est pour un morceau-dédicace. Plus largement, l’album pâtit d’une longueur déraisonnable (71 minutes) et, surtout, d’un mixage faiblard. Car rien à faire, The Chronic sonne mieux. Black Mafia Life est moins lustré, moins calibré que son rival ; ça pourrait être un atout, mais c’est ici une faiblesse. Black Mafia Life n’a pas à rougir face à The Chronic, et le contenu respectif des deux disques est loin d’expliquer à lui seul l’écart de postérité qui les sépare. Néanmoins, même si c’est tentant pour bousculer l’histoire établie, il est difficile d’y voir un album intrinsèquement meilleur qui aurait été injustement éclipsé par un opus inférieur.
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