RZA
Birth of a prince
« Sur le papier, cela n’avait l’air de rien… Une pulsation, basson, cor de basset, un bandonéon rouillé qui miaule. Et soudain, haut perché, un hautbois – une seule note, flottant comme suspendue, jusqu’à ce qu’une clarinette vienne la reprendre et l’adoucir en une phrase de pur délice… C’était une musique exceptionnelle, empreinte d’une telle tension, d’un tel inépuisable désir, qu’il me semblait entendre la voix de Dieu« .
Cette tirade, extraite du film Amadeus de Milos Forman (1984), est attribuée à un compositeur contemporain de Wolfgang Amadeus Mozart, impuissant face au génie de son jeune rival… Pour qui s’est un jour imprégné de ce film, cette tirade est la première qui vient à l’esprit à l’écoute de ‘The birth’, pénultième morceau extrait de Birth of a Prince, de RZA. Certes, les ingrédients musicaux ont considérablement évolué depuis le siècle de Mozart – le synthétique supplantant peu à peu l’organique – mais l’impression d’assister à un miracle demeure la même… Miracle Wu-Tang, tout d’abord, inédit depuis l’indépassable ‘Rainy Dayz’ (1995) où, à la voix caverneuse de Blue Raspberry répondait une symphonie antédiluvienne mêlant orage menaçant, chant funèbre, croassements sinistres et extraits du film The Killer de John Woo (1989), symphonie sur laquelle Ghostface Killah puis Raekwon n’avaient plus qu’à déposer leurs couplets – vénéneux, forcément vénéneux -, l’ensemble s’achevant sur une pluie bienfaitrice longtemps attendue… Miracle Wu-Tang, encore, parce que cette boucle d’anthologie est produite par Bronze Nazareth, fils spirituel de celui qui se fait aujourd’hui appeler le Prince Ruler Zig-zag-zig Allah (« Arm-Leg-Leg-Arm-Head »). Mais surtout miracle RZA, enfin, tant le destin de ce dernier semble marqué du sceau de la prophétie de l’oracle.
Le titre Birth of a Prince n’est aucunement anodin. Il est la résultante de quinze années étonnantes, qui peuvent se découper par cycles de cinq.
Premier cycle de cinq années : 1988-1993. Impliqué dans une fusillade, le jeune Robert Diggs Jr. échappe par miracle – il est le premier surpris, parce qu’il se sait coupable – à une lourde peine de prison. Il vit son acquittement comme une seconde chance, qu’il ne laissera pas passer. Visionnaire, il consacre ces cinq années à poser les jalons d’un vaste plan de conquête du monde depuis son quartier-général de Staten Island, NYC, qu’il rebaptise Shaolin.
Le plan élaboré, débute alors le deuxième cycle de cinq années. 1993-1998 : Robert Diggs Jr. est devenu RZA, a.k.a. Prince Rakeem Zig-zag-zig Allah. Il est le cerveau, le Wolfgang Amadeus, le gourou du Wu-Tang Clan, mystérieuse entité d’une dizaine de MC new-yorkais alliant vécu asphaltique et passion commune pour les films d’arts martiaux underground. Leur rap martial étonne, bétonne et détonne. Alternant savamment opus collectifs et projets plus personnels, les autoproclamées « abeilles tueuses » quadrillent la planète. C’est là le deuxième miracle de RZA.
1998-2003 : à son tour RZA tente l’aventure solo. Cependant, fin stratège, il prend soin auparavant de faire courir le bruit d’un monumental album solo en gestation. Le foetus s’intitule The Cure, et ne verra le jour qu’une fois que lui, Robert Diggs Jr., en aura fini avec les démons qui l’habitent. Pour ce faire, il sort ses deux projets solos sous le pseudo de Bobby Digital, Bobby émergeant sous Robert, Digital sous Diggs… Bobby Digital-le-terrien incarne tout le côté hédoniste, matérialiste et lubrique que RZA-l’aérien (qui se fait aussi appeler Rzarector, les jours de grand beau temps, ou encore The Abbott, les soirs d’orage) refoule… Parallèlement à cette cure psychanalytique de schizophrène assumé, et tandis que l’aventure Wu-Tang continue, RZA poursuit son destin miraculeux : il signe en quelques jours la B.O. du lévitatif Ghost Dog, The Way of The Samuraï de Jim Jarmusch (1999), qui lui vaut une pluie de louanges dépassant largement le cadre de la communauté hip-hop ; forme de jeunes producteurs au « son Wu-Tang« , faisant d’eux des disciples loyaux et inventifs (cf. l’instru de folie de Allah Mathematics sur ‘Fam (members only’, en 2002) ; entame un tour d’Europe du rap dont il revient avec un projet démiurgique, The world according to RZA, premier volet d’une série devant le conduire à terme aux quatre coins de la planète.
C’est au sortir de ce troisième cycle que paraît Birth of a Prince. Enregistré en catimini entre juin et septembre 2003 – alors que RZA était attendu du côté de chez Quentin Tarantino -, annoncé seulement quinze jours avant sa sortie, cet album de seize titres paraît à maints égards augurer d’une nouvelle ère. En effet, outre un changement de maison de disques, il s’agit d’abord du premier projet solo que Robert Diggs Jr. signe sous son nom de RZA ; ensuite, c’est la première fois que les lyrics apparaissent dans un livret du Wu, ce qui peut être interprété comme une volonté de transmission, de compréhension ; enfin, la liste de remerciements en fin de livret a quelque chose de testamentaire et d’oecuménique – y sont mentionnés, entre autres, Dr. Dre, les magazines Source et XXL, ainsi qu’un certain Sifu Shi Yam Ming, remercié pour lui avoir « révélé l’approche martiale de (ses) principes mentaux« … Le tout indépendamment du fait que The Cure y soit à nouveau annoncé comme étant imminent.
Dès l’ouverture de l’album, le ton est donné. Une voix soul inocule, une minute durant, une énergie positive similaire à celle que Louis Armstrong dégageait avec son ‘What a wonderful world’ : « You know how I feel… Sun in the sky (…) It’s a new day, it’s a new life… « … La naissance du Prince va bien nous être narrée. Il faudra cependant s’armer de patience, car il est très vite visible que RZA n’en a pas encore tout à fait terminé avec son turbulent alter-égo Bobby Digital. Celui-ci vient d’ailleurs brutalement coller un bâillon à la voix soul du début, dégager à coups de batte de base-ball les chaises, tables et ronds-de-cuir qui entravent ses mouvements épileptiques pour venir mettre le feu à la piste en un ‘Bob n’I’ diaboliquement efficace produit par José « Choco » Reynoso, qui résonne comme un lointain écho au fameux ‘B.O.B.B.Y.’ qui ouvrait le Bobby Digital in Stereo de 1998, de faux-airs de ‘Protect Ya Neck (The jump off)’ (2000) en plus.
Dans la liste de remerciements qui clôt le livret joint au disque apparaît également le nom du cinéaste John Woo… Rien d’étonnant, tant il y a du Castor Troy en RZA-Bobby durant les premiers tracks de l’album, véritable succession de volte-faces. Depuis l’atmosphère starskyethutchienne de ‘The Grunge’ – ou, au passage, deux producteurs bien connus se font littéralement tagger leur jet privé avec un assassin « Y’all floss like y’all was Jay Z’s and Puffies » -, qui n’est pas sans rappeler le sauvage ‘In the hood’ (2001), jusqu’aux plus dispensables ‘Drink, smoke + fcuk’ ou ‘Fast cars’, produit par Truemaster. Dans ce dernier titre, Ghostface Killah effectue d’ailleurs une prestation très en deçà de ses récents faits d’armes.
A sa décharge, il convient de mentionner que le tueur au visage fantôme était peut-être encore sous le choc du pillage pur et simple du concept de son oedipien ‘All that I got is you’ (1996) par son mentor et ami dans ‘Grits’ (featuring Masta Killa, toujours impeccable). Le Wu-Tang Clan a ses codes, et ces codes sont parfois bien mystérieux. Le copier-coller en ferait-il partie ? Jugez plutôt… En 1996, Ghost se souvenait avec émotion de son enfance : « Four in the bed, two at the foot, two at the head. I didn’t like to sleep with Jon-Jon he peed the bed. Seven o’clock, pluckin roaches out the cereal box ; some shared the same spoon, watchin saturday cartoons« . Que dit RZA en 2003 ? « Four seeds to a bed, eight seeds to a room. Afternoon cartoons, we was fightin’ for the spoon« … Les voies du Wu sont définitivement impénétrables… Toujours est-il que le ‘Grits’ de RZA n’atteint pas l’incandescence déchirante de l’ode filiale de Ghost. Peut-être est-ce là le prix à payer pour la seule véritable faute de goût de l’album.
Au chapitre expérimental, RZA poursuit ici encore ses excursions extra-new-yorkaises, avec un son gras et festif très West Coast sur ‘We pop’ (featuring Division et Dirt Mc Girt, a.k.a. ce bon vieux Ol’Dirty Bastard) produit par Megahertz et qui s’inscrit dans la lignée de ses récentes collaborations avec les Black Knights sur le Killa Beez vol. 2 (2002)… L’influence Timbaland se fait quant à elle ressentir sur le ‘You’ll never know’ (featuring Cilvaringz), véritable déclaration d’amour au mouvement hip-hop. Plus étonnant – mais déjà entrevu sur le ‘Today’s Mathematics’ des Gravediggaz (2002) -, la distillation d’un son très « console Sega Megadrive » (big-up aux claviers Bontempi !) sur l’une des perles de ‘The drop off’, qui voit – M.L.F. s’abstenir – la femelle gémir sous le Bobby, et le Bobby, de joie, enchaîner avec un couplet de folie… La façon dont RZA-Bobby cale sa voix sur le beat au début du second couplet devrait définitivement clouer le bec à ses derniers détracteurs. Il reproduit ici une technique martiale qu’il avait déjà utilisée sur ‘Glocko-pop’ (2001), technique consistant à rebondir sur les mots comme le pied d’un moine Shaolin rebondit sur le visage de ses adversaires… Pour l’anecdote, les Saïan Supa Crew-addicts ne manqueront pas ici de relever l’influence de la construction de leur morceau ‘Polices’ (2001), que RZA n’aura certainement pas manqué de ramener dans ses valises à la suite de leur fructueuse collaboration…
S’agissant du New-York intra-muros, nul ne pourra affirmer que Birth of a Prince est un disque loin du béton. Tous les bruits de la ville sont là en effet : des crissements de pneus au rotor d’hélico, des sirènes bleutées au métro aérien, des klaxons aux sifflets des agents de la circulation, des rafales d’Uzi aux gémissements de la voisine, de la sonnerie du téléphone au vomissement furtif entendu sur ‘Chi Kung’… ‘Chi Kung’, justement. Avec ‘Koto Chotan’ (contraction de Koto, sorte de guitare traditionnelle japonaise, et de Chotan, qui est le mode d’enseignement le plus connu du karaté), ‘Chi Kung’ est l’un des deux morceaux au titre se référant ouvertement aux arts martiaux : le Chi-Kung chinois est la version interne du Kung-Fu, par laquelle le pratiquant tend à maîtriser les flux d’énergie qui l’habitent, le traversent et parfois le consument. C’est surtout l’une des plus belles réussites de l’album, en dépit d’un thème auto-destructeur, sorte de ‘Passe-passe le oinj’ transposé à Shaolin. Sur une production tout droit tirée de la scène-du-boss-de-fin-de-tout-bon-film-de-savate-qui-se-respecte et signée Barracuda – production au-dessus de laquelle plane l’ombre de ‘I can’t go to sleep’ (2000), notamment dans les interstices -, RZA y reprend sa vieille recette de la voix cassée, oubliée depuis l’’Outro’ du second album des Gravediggaz (1997). Beretta 9, Featherz et surtout Cilvaringz, décidément bien en cour, viennent lui prêter main forte, comme au bon vieux temps d’’Holocaust (Silkworm)’ (1998). Le tout forme un magma à la consistance étrange, ambigüe. Envoûtante.
Envoûtant, l’album le devient à un degré rarement atteint à partir de ‘A day to God is 1.000 years’, produit par le décidément très prometteur Bronze Nazareth… Alliant flûte caressante, sample d’une voix féminine délicatement accéléré jusqu’à obtenir un quasi-miaulement (« I wanna stay with you forever… »), ainsi qu’un bref clin d’oeil à Gwladys Knight & The Pips – catapultant l’auditeur dix ans en arrière, à l’époque veloutée de ‘Can it be all so simple’ -, RZA y enfile sa toge de grand Pope, expédie Bobby Digital au confessionnal le temps de grimper tout en haut de sa chaire fétiche, et d’entonner sa prêche miraculeuse. Il s’agit de loin du plus beau texte de l’album, le plus inspiré depuis ‘Sunshower’ et ‘Twelve Jewelz’ (1997) à l’image de sa conclusion : « Trust me, son, it’s dear in between your ears, a day to God is a thousand years. Men walk around with a thousand fears. The truest joy of love bring a thousand tears. In the world of desire there’s a thousand snares« …
En fin connaisseur des écrits de Sun Tzu et de Lao Tseu (« Si les Fleuves et les Océans sont rois des Cent Rivières, c’est parce qu’ils savent se tenir en dessous d’eux« , disait l’auteur du Tao Te King), RZA accorde un dernier bon de sortie à Bobby Digital, le temps d’un volontairement léger ‘Cherry Range’, qui sent bon l’antichambre, la salle d’attente, le ‘Basic Instructions Before Living Earth 2003’ et semble répondre ton pour ton au très doux ‘Wherever I go’ – ce dernier track recelant un morceau caché dont la mélodie rappelle furieusement les premières notes du ‘Pull bleu-marine’ d’Isabelle Adjani… Il est temps alors de clore « Birth of a Prince » par deux morceaux appelés à être recouverts par les neiges éternelles tant ils surplombent tout ce qui sort actuellement : ‘The birth (broken hearts)’ et ‘See the joy’.
Outre l’instru quasi-séminale de Bronze Nazareth, ‘The birth (broken hearts)’ sonne comme l’achèvement d’une trilogie entamée en 1997 avec feu Poetic et Fruikwan des Gravediggaz sur le dantesque ‘The night the earth cried’, et prolongée en 2000 aux côtés de Ghostface Killah et Junior Reid avec le sergioleonien ‘Jah world’… Dès l’interlude qui ouvre le morceau, RZA assène : « Don’t call me Bobby no more, man. My name is Prince Rakeem« . En deux phrases, c’est un pan entier de l’histoire du rap qui vient de basculer.
Balayant les siècles, inventant des métaphores alibabesques (« As a life can be slowed down 20 frames per second seen through Panavision, the inner light inside my mind’s shines expands the prism« ), RZA appuie une nouvelle fois sur la conscience de l’Occident, lui renvoyant au visage un demi-millénaire d’inconséquences, inconséquences qui lui reviennent dans les gencives aujourd’hui. « Modern-day Flinstone », RZA s’affirme le fruit de cette histoire – en décodé : tous les chemins mènent à RZA. Il le dit haut et clair: « No man could stop my flow, because I know what I speak, and I speak what I know« . Et va même jusqu’à le chanter, en un couplet poignant : « What becomes of a broken family, dreams are crushed and there’s no more family… Ever since my birth I’ve had no one to care »
Ayant planté sa Wu-Tang sword à équidistance de notre tête et de notre coeur, RZA nous l’enfonce jusqu’à la garde avec un inouï ‘See the joy’. Jamais encore il n’était allé aussi loin dans l’introspection… Salvador Dali disait que ses souvenirs remontaient jusqu’à l’époque où il était dans le ventre de sa mère. RZA le prend au mot, et chante le parcours du spermatozoïde qui féconda l’ovule maternel, accompagné pour la première fois par un authentique orchestre. Il chante ce combat, en tire une morale – « Life is the struggle » (et non « life is a struggle« , la nuance est de taille), et clôt l’ensemble par sa venue au monde sur un chant de félicité : « See the joy of life beginning… Oh, sweet joy, a brand new baby’s born« …
L’album se clôt sur ces mots. La fin de l’album rejoint le chant d’ouverture. C’est simple, sobre, zen. Et en même temps incroyablement fouillé. Nous en restons là, pantelants. Conscients d’avoir eu l’immense privilège de pénétrer l’une des oeuvres artistiques les plus complexes de l’année 2003. Un disque qui ne s’adresse ni à l’oreille droite, ni à l’oreille gauche. Un disque qui atteint directement l’oreille interne, celle qui conditionne l’équilibre. Un disque labyrinthique, abyssal, lynchien. Un « unorthodox paradox« , pour reprendre les mots qu’utilisait le même Prince six ans plus tôt – époque chrysalide -, dans le sculptural ‘Dangerous Mindz’, des Gravediggaz.
Parfois pompeur, parfois pompeux… Parfois vénal, parfois génial… Parfois futal, parfois futile… Parfois utile, parfois brutal… Parfois mi-racoleur, parfois miraculeux… Parfois Yin, parfois Yang… Parfois Zig, parfois Zag… Parfois Docteur Zig-zag-zig, parfois Mister Digital… « Sur le papier, cela n’avait l’air de rien… Une pulsation, basson, cor de basset, un bandonéon rouillé qui miaule. Et soudain, haut perché, un hautbois – une seule note, flottant comme suspendue, jusqu’à ce qu’une clarinette vienne la reprendre et l’adoucir en une phrase de pur délice… C’était une musique exceptionnelle, empreinte d’une telle tension, d’un tel inépuisable désir, qu’il me semblait entendre la voix de Dieu« .
…ou la naissance d’un Prince.
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