Asocial Club
Toute entrée est définitive
Il y a quelque chose d’évident dans l’entreprise de Toute entrée est définitive. C’est un peu comme Vîrus qui vient poser un couplet d’écorché vif sur le « Tout seul » de Al : on se dit que ces deux-là étaient faits pour rapper ensemble, même si le morceau lui-même invalide totalement l’idée du duo. Ajouter Prodige et Casey à l’équation, c’est donc quelque part définir un quatuor de solos avant un groupe. Un super collectif, une association d’individualités qui se retrouvent dans l’esthétique sombre et violente de Tcho. Réalisateur et graphiste, l’homme a régulièrement bossé avec chaque membre sus-cité et c’est donc lui qui, dans l’ombre, est à l’origine du casting que réunit le projet.
Le casting, justement, a tout de la petite dream team. Chacun des membres a fait son trou dans le rap français et a déjà livré plusieurs projets, du plutôt recommandable au parfaitement indispensable. Chacun possède ce goût du texte affûté, noir et sans concession. Chacun enfin a cette personnalité inadaptée aux codes sociétaux, qui donnera son nom au groupe. Sur le papier, la bande est donc complètement homogène. Dans les faits, c’est un peu différent. En terme d’écriture comme d’interprétation, tous les MCs ne jouent pas dans la même cour. Il faut donc faire avec un certain déséquilibre des forces en présence, même si chaque rappeur a des qualités à faire valoir et une verve qui lui est propre : à Al le timbre traînant et monotone, à Casey le débit martelé avec une précision métronomique, à Prodige la puissance brute, à Vîrus la violence latente de son écriture à tiroirs multiples.
« Le droit, la médecine, mon cul ! On se retrouve détenus à réclamer l’infirmière. »
Toute entrée est définitive pourra, de prime abord, désarçonner les habitués des disques construits voire conceptualisés de ses différents auteurs. Concrètement, il se divise en deux actes : une première partie « Club », et une seconde partie « Asocial ». Difficile de dire s’il s’agit de la volonté des artistes ou d’un hasard du tracklisting, mais il faut reconnaître que ce découpage un brin grossier et particulièrement abrupt ne sert pas au mieux l’album. De l’introduction à « Anticlubbing », on a donc droit à un florilège d’egotrips sanglants et de manifestes anti-wack MCs. Loin d’être mauvais, ces morceaux viscéraux et rentre-dedans (à l’image du très scénique « La putain d’ta mère ») n’ont pas encore l’épaisseur que l’on était en droit d’attendre de l’équipée asociale. On touche même à la légèreté avec « Anticlubbing », titre casse-gueule par excellence, qui est autant le point faible de l’album que son incarnation la plus juste. On déplore l’instrumental qui dénote et le côté trop prévisible du tout, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’un tel exercice était indispensable au projet. Une remarque qui s’étend à l’ensemble de cette première partie qui, malgré ses limites évoquées, se révèle essentielle. Car il y a bien « Club » dans « Asocial Club ». Avec ce terme absent de l’équation, l’antagonisme qui régit l’idée d’un « groupe antisocial » ne saurait en aucun cas se montrer complet. Enoncé difficile à admettre : le disque uniquement composé de sa partie « Asocial » aurait probablement été meilleur. Mais aurait aussi sonné moins juste.
L’acte deux – le plus intéressant donc – démarre avec « Mes doutes », véritable tournant de l’album. C’est ici que Al retrouve, pour la première fois dans le disque, les propos las et désabusés qui le caractérisent. C’est ici que Vîrus défouraille son stylo le plus acéré, entre humour noir de jais et jeux de mots labyrinthiques. C’est ici que Casey, plus masculine que jamais, prend sa voix harassée, éraillée, pour délivrer un couplet prodigieux dont la rythmique et le schéma de rimes ne sont pas sans rappeler le terrible « Libérez la bête ». « Mes doutes », c’est enfin l’entrée en scène de Banane, producteur attitré du rappeur rouennais qui signe trois instrus sinistres à souhait, qui siéent parfaitement à cette nouvelle ambiance. Laloo et Hery lui emboitent le pas, en livrant dans cette seconde partie des compositions plus sombres, plus atmosphériques, pour mieux porter le nouveau discours des paroliers. Sur ces notes obscures, l’introspection – registre fétiche des quatre rappeurs – prend le dessus sur la colère. Elle éclate alors en différentes facettes, se faisant d’abord incertitude, puis assentiment, pour devenir fatalisme. Les derniers morceaux ont tous en eux quelque chose d’irréductible. Peu importe qu’il s’agisse du Pôle Emploi, du ministère de la Culture, de l’Éducation nationale ou d’un gros joint d’herbe. Quelque chose doit cramer. Peu importe qui meurt, quelqu’un doit creuser. Et le cœur mis à l’ouvrage y est à chaque fois entier.
Comme un boxeur la tête un peu dans le guidon, qui rentre dans le tas sans beaucoup de précision, sans toujours tâter le terrain, Toute entrée est définitive frappe fort, jusqu’à en perdre régulièrement l’équilibre. L’auditeur, lui, tâte régulièrement du tapis. Trop sonné pour s’arrêter sur les quelques maladresses de forme ou curiosités d’écriture, mais aussi trop étourdi pour voir la finesse de certains atours. A l’image du dernier couplet de « Creuser », interprété de façon si profonde et pourtant si aérienne par un Rocé dont l’absence se fait amèrement regretter (il était prévu qu’il fasse partie intégrante du groupe), l’album a des allures de lente et implacable mise en bière. « On creuse parce qu’c’est notre vision de l’élévation« . C’est peut-être là, à la lumière de ces derniers mots, que se cache le sens qui semblait lui faire défaut au départ. À qui veut bien le voir, il y a une progression qui se dégage au cœur de ces deux blocs apparemment hétéroclites. De la figure maternelle souillée à la fête manquée ; de la remise en question à la tentative ratée ; de la résignation à l’errance qui précède le grand saut. Qu’il s’agisse d’une réminiscence de Faire-Part ou d’une surinterprétation maladroite, cela n’a en soi aucune importance. Une fois le trou creusé et le grand saut effectué, la réponse est limpide. Il n’y a personne pour en ressortir indemne.
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