Yugen Blakrok
Anima Mysterium
Yugen Blakrok est née aux yeux du grand public début 2018, en apparaissant sur la bande originale du film Black Panther, dirigée par Kendrick Lamar. Elle y signait, en compagnie de Vince Staples et de K-Dot himself, le tumultueux « Opps« . Une participation à la BO d’un blockbuster marvelo-mickeyien avec deux cadors du rap : voilà le genre de moment qui peut modifier singulièrement une trajectoire dans la musique. De cette incursion sous les feux de la rampe, il ne reste néanmoins rien au moment de sortir Anima Mysterium, à peine un an plus tard, sur le label français I.O.T Records. Les projecteurs ont été éteints et remisés, pour laisser toute place à l’obscurité dans laquelle la Sud-africaine va se draper douze pistes durant.
La légèreté et la gaieté n’ont en effet pas droit de cité ici. Pour qui n’avait pas écouté Return of the Astro-Goth, premier album de Yugen Blakrok paru en 2013, l’introduction à l’univers de la rappeuse peut être un peu rude. Celui-ci n’est en effet pas le plus facile d’accès qui soit : les paroles sont d’une complexité extrême, les egotrips teintés de mysticisme et de références ésotériques rappelant les premières traces discographiques de Jedi Mind Tricks et de leurs alliés d’alors, Lost Children of Babylon. Yugen Blakrok les déclame d’un flow monocorde et sentencieux, survolant des productions qui auraient bien pu être réalisées par un Dan the Automator qui se serait levé du pire des pieds. Les scratches martèlent des phrases célèbres du rap US, les faisant apparaître comme de véritables mantras, puis se perdre dans les compositions ténébreuses.
Quiconque connaît un peu le rap du tournant des siècles ne verra rien d’inédit dans l’association de ces différents éléments et pourrait même penser à de la musique réchauffée. La vague indépendante de la fin des années 1990 est ici une influence évidente et assumée : son parrain (Kool Keith) et l’un de ses héritiers (Jak Progresso) figurent ainsi parmi les invités. Mais Anima Mysterium est loin d’une redite, même actualisée. Car, davantage que par son mysticisme et ses ambiances tempétueuses, l’album se caractérise avant tout par la présence quasi spectrale de Yugen Blakrok ; sa façon de se placer au-dessus du beat et de le hanter, plutôt que de le saisir à bras-le-corps pour le tabasser. Le débit n’encourage pas à bouger la tête, mais à se poser, à tendre l’oreille et à se laisser envoûter par ces récits hallucinés, où se croisent figures mythologiques et personnages historiques dans des métaphores cryptiques.
« Davantage que par son mysticisme et ses ambiances tempétueuses, l’album se caractérise avant tout par la présence quasi spectrale de Yugen Blakrok »
Une fois familiarisé avec cette énergie si particulière, il convient de revenir vers le travail du beatmaker Kanif the Jhatmaster – qui produit la quasi-intégralité des morceaux – et d’admirer comment, sur certaines pistes, les productions parviennent à donner encore davantage d’épaisseur aux prestations de la rappeuse. Les cuivres massifs et brusques de « Gorgon Madonna » renforcent le ton martial du titre, les guitares vénéneuses d’ « Obsidian Night » donnent au récit de Yugen Blakrok des accents cassandriens. Les lourdes batteries et les guitares de « Monatic Mushroom » amènent en milieu d’album une couleur indie rock qui permet d’explorer une direction différente sans pour autant rompre l’ambiance de l’œuvre. Malgré la richesse de l’ensemble, il y a néanmoins un petit temps faible dans la seconde moitié du disque, avant le somptueux final qu’est « Land of Gray ».
De son apparition sur la bande originale de Black Panther, Yugen Blakrok dit qu’elle lui a permis de « présenter (son) travail à des gens qui, en temps normal, ne (l)’auraient probablement pas découverte ». Anima Mysterium est un album dense et ambitieux, dont l’immense qualité ne se dévoile totalement qu’au prix de plusieurs écoutes attentives. Espérons donc que ce nouveau public potentiel aura la patience de s’y plonger. Le jeu en vaut assurément la chandelle.
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