Chronique

Alpha Wann
Alph Lauren

Believe Recordings - 2014

On ne le ressent pas tant au sein du collectif que sur disque, mais 1995 est un groupe d’individualités avant d’être un groupe tout court. Dès la sortie de La Source, on constate que Nekfeu, Alpha Wann, Areno Jaz, Sneazzy West et Fonky Flav se neutralisent volontiers, manquent de liant au micro, n’offrant à 1995 qu’une identité somme toute assez terne. Et si Paris Sud Minute corrige momentanément ces travers sur quelques morceaux, ce n’est que pour mieux les laisser s’exprimer sur d’autres. À ce titre, les échappées solos de ses membres sont très révélatrices de ce manque d’espace en équipe. Sur un Êtes-vous prêts ? bien provocateur, Sneazzy West jouait à fond ce rôle de petit branleur qui faisait son identité au sein de 1995. De la même manière, Areno Jaz se complaisait en glandeur invétéré le temps de son (très réussi) Alias Darryl Zeuja, laissant sa posture assez effacée au sein du groupe devenir une véritable force en solo.

Concernant Alpha Wann, peut-être le plus doué de son collectif, la question était plutôt de savoir s’il était capable de briller de la même manière sans le soutien de ses compères. Coupons court : contrairement à ce qu’on peut lire un peu partout, le bougre n’est pas Dany Dan. Si doué soit-il, il n’a ni la richesse de son bagout, ni ses multiples niveaux de lecture, ni son Stypen monté sur ressorts. Là où la comparaison fait sens en revanche, c’est qu’il est à 1995 ce que le Dandy Bandit est aux Sages Po. À savoir le rimeur agile et nonchalant, au verbe haut et à la formule fine, dont on attend le prochain couplet avec impatience. Autrement dit un profil qui, d’une certaine manière, se prête plus facilement à l’évolution à plusieurs qu’en solo.

Pourtant, Alph Lauren ne pâtit jamais de la stature d’outshiner de son auteur. En l’absence de la contrepartie de ses pairs, on pouvait craindre un régime bas, un manque de rythme, une monotonie rédhibitoire. Il n’en est rien. Le Phaal mène sa barque tranquillement certes, mais il sait aussi placer les coups de rames nécessaires, et sortir la voile quand le tempo s’y prête. Les accélérations sur « Hydroponie » et « Steven Seagal » par exemple offrent de beaux moments de technique. D’autant qu’en plus de bien rythmer l’EP, ces deux morceaux laissent la part belle à une écriture fantasque des plus plaisantes, où les bienfaits de l’agriculture hors-sol vont très naturellement faire se côtoyer The Wire et Double Riposte. À ce titre, il est difficile de ne pas voir en ces instants une preuve éclatante de la facilité de Philly Phaal. Car pour ceux qui en doutaient encore, il est un vrai bon rappeur. Au-delà de quelques rares maladresses, son huit titres regorge de placements audacieux, de rimes habiles et de rythmiques millimétrées. Les dents vont grincer, mais tant pis : à l’école Time Bomb, Alpha Wann a raflé toutes les images, et il est bon premier de sa classe.

L’écouter rapper est d’autant plus plaisant qu’il s’est fait concocter, pour l’occasion, la mixture sonore idéale à ses divagations enfumées. Souvent planantes, légères, enveloppées de basses bien rondes, les compositions d’Alph Lauren sont une réussite. Elles sont laissées aux soins de VM The Don, architecte principal du projet, des habitués Hitachi et DJ Lo’, et d’un petit nouveau, 1UP World. Ensemble, ils participent à la création d’un univers jet-lagué sous bédo, qui ne voit plus le jour en hiver, comme dans un « Bustour » à la limite du surréalisme. Ou un « Hydroponie » herbeux à souhait, au soleil de Californie (dont la nouvelle scène semble être une influence majeure) masqué par les volutes de fumée. Seuls « Quand on chausse les crampons » et « Parle moi de benef’ », enregistrés en amont du projet, sont légèrement dissonants sans faire tache pour autant. Résultat : un EP qui s’écoute comme on regarde un bon film d’action, à la cool, sans trop y penser. Et c’est très bien comme ça.

« J’ai pas de grandes idées, j’chante, j’fais ça pour atteindre le next-level, la 36e chambre« .

Mais là se situe peut-être, aussi, la faiblesse d’Alph Lauren. Bien sûr, il n’est pas question de prêter à son auteur des intentions qui ne sont pas les siennes. Pour citer l’intéressé, il n’est « ni ton prof, ni tes parents« , et il rappe ce qu’il veut, « merde, sacrebleu« . Reste que ces simples justifications font prendre conscience des limites actuelles du rap d’Alpha Wann. En l’état, son écriture inattaquable sur la forme souffre de quelques faiblesses dans le fond. D’un côté, on se souvient de son prodigieux couplet sur « Ça raisonne », et on se surprend à regretter l’absence de morceaux aussi consistants sur son EP. D’un autre, les quelques phases sérieuses qui parsèment le disque (de la situation de sa Guinée d’origine à une autocritique acérée) s’insèrent trop maladroitement dans ce mégot-trip, qui aurait mérité d’être encore plus enlevé. Quelques moments, trop forcés ou au contraire trop superficiels, empêchent ce premier projet d’être la pleine réussite qu’il aurait pu ou dû être. Alpha Wann, c’est un immense potentiel, encore un peu épars, qui ne demande qu’à se retrouver. Là alors, peut-être que Alph Illfshitz ou Polo Ralph Porteur seront, comme au bon souvenir de deux acrobates de 1995 – l’année, les nouveaux pseudonymes de choix attribués au Philly Phaal.

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