Chronique

Ali
Le Rassemblement

45 Scientific - 2010

Dieu existe-t-il ?… Qui donne la vie ? Qui l’éprouve ? Qui la (re)prend ?… En cadence, les années passent. Aux naissances succèdent les absences. Aux rires, les maladies. L’âge de grâce se fond en âge du grave, et le temps des réponses s’efface derrière celui des vraies questions – puissant puits sans fond, échelle sans limites. « Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprennent qu’elles sont mortes depuis longtemps déjà » écrit Michel Serres dans Petite Poucette. Il y a quelque chose de suspect dans le désenchantement de ce début de millénaire, ces faux airs de fin de siècle, ce crépuscule chaque matin. Nous serions-nous trompés de chronologie ? L’an zéro était-il vraiment il y a 2 012 ans ?… Du micro au macro et du macro au micro, il est question de tout cela dans Le rassemblement, second solo d’Ali, sorti en catimini fin 2010 entre les Abcdr d’or et le chapon. De tout cela, et de bien au-delà.

« Le Très-haut j’ai imploré. Ici-bas j’ai exploré. L’éphémère ne peut me leurrer. L’absolu j’ai effleuré… Le front au sol, le cœur est placé au-dessus du cerveau. La vie est un cycle ? Emprisonné dans le cerceau, je cherche à élargir le diamètre et retrouver l’innocence laissée dans le berceau. Avoir le sentiment de renaître, le sourire de mes enfants m’apprend à mieux me connaître. Ô Maître, mon âme a pleuré, abreuvé mon être, irrigué le désert qui m’empêchait d’apercevoir au-delà de ma fenêtre… » (« Mon âme pleure »)

Le temps d’un quinquennat, nous avons cru Ali perdu pour le rap. Définitivement devenu Frère Yassine, identité meurtrie hier, islam dans l’âme, civil hissé enfin civilisé. Trois lettres de plus creusées dans le marbre du Monument aux morts-vivants du rap hexagonal, que Lalcko qualifia pourtant naguère de « mouvement en mouvement« . Le temps d’un quinquennat, nous avons cru que Chaos et harmonie, majestueux essai de 2005, resterait comme l’alpha et l’omega d’une carrière solo commentée avant même d’avoir commencé, et déjà achevée.

Son avenir dans le game ? Un cul-de-sac. Que pouvait-il dire de plus qu’il n’avait déjà rappé ? Son statut d’Ex- à vie ? Rien à carrer. Il avait été habillé pour l’hiver 2007 par une vidéo musclée d’Escobar Macson. N’avait eu d’autre choix que d’accepter la mise en quarantaine du 45 par le départ de Jean-Pierre Seck, historique s’il en est. A quelques mesures de Beni Snassen près, Ali semblait même s’être réfugié dans le silence – « Pour mes paroles et ma cause, on m’a jugé sans avoir la version intégrale » rétablira-t-il d’ailleurs plus tard dans « Livre céleste ». Un jour, il était aperçu assis sur une margelle, Fontaine Saint-Michel à Paris. Le lendemain, dans une salle de muay-thaï d’outre-périph. La semaine d’après, quelque part en Asie du Sud-Est, marchant « en silence, toujours à penser« . Une vie autre, affranchie de l’avis des autres. Revenue des cliques et des clics, loin du zéro social des réseaux sociaux. Une vie de liens spirituels plutôt que de liens virtuels, de liens du sang plutôt que de liens du son… Nous avons cru cela. Nous avions tort. 1 + 1 = Dieu : un quinquennat aussi avait séparé Mauvais œil de Chaos et harmonie. Nous avions encore méconnu Ali.

« Peu importe où souffle le vent, la vérité se révèle à ceux qui vont de l’avant, bravant leur propre ignorance, chassant les ténèbres, devenant un soleil levant« . Les premiers mots du Rassemblement scintillent à l’oreille. Foin ici de valses-hésitations, d’effets d’annonce et de reniements à la façon des Tartuffes préférés de Gab’1 – ceux pour qui la religion est plus un sprint qu’une course de fond, remember? Le croyant est ici constant, solide sur ses appuis, déterminé. S’il sort de son retrait, cela doit faire sens. Il nous avait laissé sur « A.M.O.U.R. », ultime planche d’appel vers le grand saut dans l’éther d’un album « ni intégré, ni intégriste, juste intègre« . Il revient cinq ans plus tard, pétri d’herméneutique et précédé d’une pochette qui fleure bon le Hajj. Les mesquineries du microcosme ? Apparemment, ce n’est plus de son âge. Et s’il ne se cale pas sur la malice ulcérée d’un C.Sen (« Paraît qu’on reste pas tous in peace après la mort, ça peut partir dans tous les sens comme quand tu pisses après l’amour« ), Ali s’autorise tout de même une virée en Porsche décapotable le temps du clip de « Tsunami » – oui, lui, l’auteur de « Golden boy » ! – mais à la place du mort.

Majoritairement produit par les fidèles Géraldo et Cris Prolific, dans la continuité du travail de Fred Dudouet sur Chaos et harmonie, ce second album sort un mois pile après le Lunatic de Booba. « Là où certains ne voient que différences, j’aperçois le complémentaire » veut croire Ali dans « Le rassemblement ». Voire ! Hormis un socle commun de souvenirs, que peuvent donc avoir encore à se dire les deux anciens alter égos ? Là où l’un déclare au douanier « grosse voiture, grosse biatch, écran plasma« , l’autre voyage léger, nourri d’un livre monolâtre et sacré. « Etoile parmi des étoiles, briller ne fait pas de soi une rareté » assène-t-il dès « Soleil levant ». C’est l’éternelle querelle des Anciens et des Modernes, côté prods comme côté propos. Paix, amour et unité forment la Sainte Trinité d’Ali. Pour B2O, le registre serait davantage belliqueux, phallique et solitaire – tant que le vernis tient, mais c’est un autre débat. Le son d’Ali ? Tout en rondeur, long en bouche, classique et pourtant antidaté – de la liturgie pour les léthargiques. Rythmique métrée, partitions sur papier millimétré, thématiques reliant histoire et géométrie – « Et les esprits deviennent sulfureux comme les profondeurs des Bermudes. Loin du Triangle, en plein Hexagone, le cercle est vicieux mais je tiens les plans des faux géomètres en échec, en me tenant carré à l’image du cube de la Mecque » (« Piège de cristal »).

Le procès en prosélytisme ? Tombé dedans quand il était petit MC, Ali ne le relève même plus. Au pire, il enfonce le clou à coups de « Livre céleste », « Le souffle » ou « Gratitude ». Au mieux, il clôt pour de bon la discussion avec le refrain de « Fluide » : « La médisance est comme un feu qui face à l’eau disparaît, la vérité est comme de l’eau qui face au feu apparaît« . Et s’il reste des sceptiques, l’hôte leur dépêche son missi dominici Hifi, l’un de ses trois seuls invités avec Youssouf et Stephen, le duo de Suspects. La mise au pas a lieu sur le titre « Briseurs d’illusions ». « Dehors t’es frais, tu soignes les apparences… C’est quand tu rentres dans ton appartement que tu te rends compte de ton appartenance. C’est carences et Carême, le rêve américain n’est qu’un rêve. Si t’es un vrai Cain-cain, réveille-toi ! Si tu rêves d’être quelqu’un, rêve d’être toi ! » Fermez le ban.

Le fond du disque étant assumé par son auteur, comment est-il reçu par son auditoire ? Ce Rassemblement rassemble-t-il ou exclut-t-il, tant est grand aujourd’hui le fossé entre ceux qui récitent le dhikr en égrenant leur misbaha, et les intentions que leur prêtent les nombreux qui ne voient pas au-delà de la barbe et du chapelet ? Epuré des derniers ersatz de chaos, ne subsisterait donc que l’harmonie ?… Que pèse aujourd’hui Ali face à 1995 ? Ali face à La Fouine ? Ali face à Booba ? Se relèvera-t-il du hashtag de trop, de cette habile contention de la liberté d’expression sur 140 signes ? L’effort de paix est-il audible face à la distance fraîche et au déluge d’ironie qu’autorise l’abri d’un smartphone ? Et quid enfin de la versatilité d’un public revenu sans s’en rendre compte à l’âge néolithique de la cueillette puisque, en musique comme au supermarché, c’est ainsi que l’écrivain Pierre Rabhi caractérise désormais notre société de « pousseurs de Caddie » ?

« Nous sommes un petit, mais fier pays. Nous répondrons à l’intimidation non pas par un raidissement de la société, mais par plus de démocratie, plus d’ouverture, plus de participation politique.  » C’est par ces mots que Jens Stoltenberg, le chef du gouvernement norvégien, répondit à Anders Behring Breivik et à la tuerie d’Oslo du 22 juillet 2011. Pareille réaction aurait-elle été imaginable dans la démocratie sur talonnettes qui était alors la nôtre ? Qu’aurait été la décennie d’Ali si une telle noblesse avait été de mise dans l’Occident post-11 septembre 2001 ? Y’aurait-il eu Chaos et harmonie ? Y’aurait-il eu Le rassemblement ? Anders Behring Breivik serait-il passé à l’acte ? « A force de faire primer l’urgence sur l’essentiel, nous en oublions l’urgence de l’essentiel. » Au moins, le second solo d’Ali aura permis d’exhumer Edgar Morin. En soi, c’est déjà immense.

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