Chronique

1995
Paris Sud Minute

Polydor - 2012

Le groupe n’a cessé de le répéter lors des nombreuses interviews accordées pour la sortie de Paris Sud Minute : les deux EPs qui ont précédé ce premier album ont davantage été un moyen de se tester qu’une fin en soi. Sans aller jusqu’à les renier, leur statut expérimental est ainsi volontiers assumé par leurs auteurs. Il n’en reste pas moins que La Source et La Suite, au-delà de toutes les bonnes choses qu’ils laissaient entrevoir, brillaient avant tout par leurs importantes disparités. Et que l’on pouvait légitimement se demander si 1995 était bien capable de tenir la distance sur un long format. Paris Sud Minute apporte à cette question une réponse encore mitigée certes, mais aussi sacrément déconcertante pour quiconque avait tiré un trait sur le crew parisien quand celui-ci semblait définitivement incapable de concrétiser sur disque les espoirs entretenus par ses premières apparitions sur la toile.

« Big bang théorie ». L’introduction est habile. D’abord parce qu’elle fait écho à l’explosion précoce d’Un-Neuf-Neuf-Cinq tout en supposant un nouveau départ qui fait table rase du passé, ou du moins l’assimile pour mieux aborder la suite. Ensuite parce qu’elle montre que mener une vie à cent à l’heure, telle qu’elle sera décrite dans le morceau éponyme ou encore dans « Jet lag », ne fait pas oublier au groupe qu’il n’en est encore qu’à ses débuts : « Dans leur jeu merdique ils pensent qu’c’est l’heure du verdict, ne jugez pas encore, on n’est qu’à la première brique« . Or cette prise de conscience est probablement sa plus grande qualité à l’heure actuelle, et ce qui lui permet d’être en constante progression. Là où cette entrée en matière se montre moins avisée en revanche, c’est dans son étrange façon de refléter le reste de l’album : DJ Lo’ et Alpha Wann y sont impériaux, Nekfeu et Sneazzy West tiennent la barre, Areno Jaz et Fonky Flav y sont… absents. Un constat qui s’étendra plus ou moins à la majeure partie du disque, voire à sa totalité en ce qui concerne le premier cité.

Car plus que jamais, Paris Sud Minute montre à quel point Hologram Lo’ est la clé de voûte d’un groupe qui ne fonctionne jamais aussi bien que lorsque qu’il est aux commandes. Dire que celui qui n’apparaissait qu’à de trop rares occasions sur les disques précédents a pris du gabarit est un doux euphémisme. Il s’occupe ici des deux tiers d’une production léchée et carrée, consistante et variée, qui pioche autant dans le registre boom-bap habituel que dans des sonorités un peu plus profondes ou aériennes. L’homme se révèle sûrement la plus grande satisfaction de ce LP, d’autant que l’espace laissé à sa musique est particulièrement significatif, tant au sein même des morceaux que sur les deux pistes instrumentales (« 103 » et « C’est ça notre vie ») qui jalonnent le tracklist. Les quelques invités ne sont pas en reste et livrent un travail de qualité. Une mention spéciale à Hugz et son « Baisse ta vitre », hymne west coast aussi surprenant que réussi qui n’est pas sans évoquer une lowrider déboulant toutes suspensions dehors sur le boulevard Saint-Michel.

En revanche donc, cette troisième sortie n’efface pas la tare première de 1995, celle d’être un groupe d’individualités qui peinent encore à cohabiter efficacement au micro malgré la vraie complicité qui peut transparaître en interview. Qu’il s’agisse de la technique d’écriture, de la maîtrise du flow ou de la profondeur du propos, les inégalités sont légion. « Ça raisonne » en est l’un des exemples les plus probants. Le morceau s’ouvre sur un couplet prodigieux du Phaal, qui pose une intense réflexion personnelle sur les affres de sa nouvelle vie d’artiste. S’ensuit un deuxième couplet bien pâle de Flav qui s’attarde lui sur les potes qui deviennent des traîtres, sujet autrement plus éculé et dont le traitement des plus banals ne constitue ici qu’un nivellement vers le bas. On termine avec une conclusion fantasque de Nekfeu qui parle de fric, de la justice, de bac+10 et de son « bide de triste lover » sans qu’on ne saisisse très bien les tenants et les aboutissants de son discours. En effet, il est surprenant de constater que là où certains – Alpha Wann toujours en tête – font en sorte d’aligner au mieux leurs couplets sur l’idée de départ supposée par le titre du track, d’autres ont une fâcheuse tendance à s’en écarter pour le meilleur et pour le pire. C’est d’autant plus dommage qu’à l’occasion, les six membres de 1995 prouvent qu’ils sont tout à fait capables d’accorder leurs partitions. Et il est bien plus agréable de les entendre tous ajustés sur un même tempo, ne serait-ce que le temps de s’unir face aux éternels haters dans « Bla bla bla » ou de se rappeler les concerts de l’été dernier dans « Souviens-toi ».

Mais ces divers problèmes d’équilibrage, si pénalisants soient-ils, n’empêchent pas l’album de s’écouter sans déplaisir. On oublie l’inconsistance des couplets de Fonky Flav (pourtant très efficace sur ses refrains) face aux interventions étonnamment personnelles de Sneazzy West. On fait l’impasse sur les rimes multi-syllabiques parfois grossières de Nekfeu devant l’agilité brillante d’Alpha Wann. La fadeur des apparitions d’Areno Jaz est compensée par la texture musicale fournie de DJ Lo’. Et la qualité globale de la réalisation, véritablement impressionnante, termine de faire pencher la balance du bon côté. Toujours pleine d’énergie, de sincérité et d’envie de bien faire, l’équipe du Ninety-Five aura mis le temps pour livrer son premier disque valable mais le résultat – si imparfait soit-il – en valait la peine. Car les qualités de Paris Sud Minute sont réelles et prouvent qu’il va falloir accepter de composer avec le groupe pour autre chose que quelques freestyles bien fichus. « Le rap c’était mieux demain donc laisse nous faire » lançait Sneazzy West il y a à peine deux ans dans La source. Le rap on n’en sait rien, mais 1995 assurément.

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