Venom : un justicier est dans la ville
En juin dernier, Venom sortait sans faire de bruit son premier album solo. Concept fort, pochette soignée, références au cinéma et aux comics à foison, multiplication de pseudonymes, univers personnel riche… Autant d’éléments qui, à l’heure où le rap français semble bloqué dans la cage d’escalier, ont attisé notre curiosité.
« Écoutez bien, bande de dépravés. Voilà l’homme pour qui la coupe est pleine. L’homme qui s’est dressé contre la racaille, le cul, les cons, la crasse, la merde. Voilà quelqu’un qui a refusé. Voilà… » *
…Venom. Crâne rasé de près, trappu, voix caverneuse. Sweat à capuche noir, baggy jean, baskets sombres. Un mec à l’ancienne sobrement hip-hop, passionné en noir et blanc.
V.E.N.O.M. Derrière ces cinq lettres se cache un homme discret, volontairement flou quand il s’agit de parler de lui. Préférant rester en retrait derrière son personnage, le rappeur parisien laisse les auditeurs faire fonctionner leur imagination. « J’ai jamais aimé les makings-of de films, explique-t-il. Je n’aime pas qu’on me montre les coulisses, qu’on décortique comment tel acteur a préparé son rôle, comment ont été faits les effets spéciaux. Je préfère qu’on me laisse imaginer tout ça : ça fait partie de mon plaisir de spectateur. Pour moi et ma musique, c’est pareil. » Bref, pas de prénom, pas de nom, pas de matricule, pas d’informations précises ; c’est aussi bien comme ça.
Alors on l’imagine, à partir des quelques éléments qui lui échappent parfois. Au risque de se planter – mais tant pis, ça fait partie du jeu. On imagine son QG, le « Vidéosdrome », où a été enregistré et mixé son album et dont la localisation exacte reste secrète : une sorte de grand sous-sol aménagé, rempli d’étagères ployant sous le poids de milliers de comics, de vinyles et de VHS. Des câbles d’alimentation et des prises Péritel courent au milieu de la pièce et le long des murs, recouverts de vieilles affiches de films. Dans un coin, une vieille télé dont l’image tremblote – un homme brun et moustachu marche dans l’allée d’un grand parc, en pleine nuit, serrant quelque chose dans sa poche – pendant que le magnétoscope ronfle bruyamment, menaçant toutes les trois minutes de bouffer la bande. A l’autre bout de la pièce, un ordinateur, un vieux sampler, du matériel d’enregistrement, deux platines et une table de mixage reliées à des enceintes : le son qui s’en échappe tape en sourdine ; sans doute un vieux disque east-coast millésimé du début de la dernière décennie, un des premiers Redman, peut-être.
On les imagine, lui et ses frères MC Zombi (rappeur et producteur) et Médievil (rappeur), enquillant depuis leur enfance les heures devant le petit écran familial à enchaîner les films ; veillant, aujourd’hui encore, jusque tard dans la nuit malgré les journées occupées par un taff « balourd », puisque, tout le monde le sait, le rap ça ne paie pas. S’il dit ne jamais regarder la télévision et devenir dingue lorsqu’il tombe sur un JT, le cinéma a au contraire toujours occupé une place particulière dans la vie de Venom. Avec des goûts plus éclectiques que ce que son album laisse supposer : fan bien sûr des vieux Lucio Fulci, John Carpenter et Dario Argento, il cite parmi ses références les comédies de Pierre Richard et du Splendid, Yves Boisset, La folle journée de Ferris Bueller, Terminator et… Howard… une nouvelle race de héros, production méconnue de George Lucas racontant les aventures d’un canard de l’espace devant s’adapter à la vie sur Terre !
« Il y avait une grosse culture du vidéo club, dans ma famille, se rappelle-t-il. A l’époque, on vivait aussi avec mes oncles dans une même maison. Aller au cinéma revenait trop cher, donc on louait beaucoup de films. Ma passion pour la VHS vient de là« . Une passion virant presque à l’obsession. Pochette réalisée par le graphiste Melki [auteur de nombreuses affiches de films, notamment ceux avec Jean-Paul Belmondo], interludes interprétés par les doubleurs français de Bruce Willis et Whoopi Goldberg, samples de films insérés ici et là comme autant d’hommages… Un justicier dans la ville, son premier album sorti en juin dernier, déborde de détails qui renvoient au ciné des années 80.
« En exagérant un peu, je dirais que j’ai quasiment appris à lire dans les magazines Strange. »
Passionné de rap new-yorkais des 90’s – auquel il rend régulièrement hommage en mixant lors des soirées de son collectif Golden Years – et de cinéma d’action, Venom est également fan… de comics. Ouf, la sainte trinité rapologique est respectée. « En exagérant un peu, je dirais que j’ai quasiment appris à lire dans les magazines Strange. Même, bébé, alors que je savais pas encore lire je regardais déjà les images [rires]. Là encore, il y en avait beaucoup qui traînaient chez moi, et j’ai rapidement été fasciné par l’univers Marvel qui, et je l’assume complètement, a pas mal influencé ma vision du Bien et du Mal. » Au point de nommer son propre label Marvel Records et d’opter pour le pseudonyme de Venom, super-héros pour le moins ambigu des Guerres Secrètes. « C’est un personnage qui a toujours été mal perçu et que j’ai toujours adoré. Pour beaucoup, il incarne le Mal, mais en réalité Venom ne tue jamais d’innocents. Par rancune personnelle, il poursuit Spiderman, puis cesse quand il se rend compte que ce dernier défend lui aussi la morale et les faibles. Alors il devient à son tour un justicier. »
Justice, lutte du bien contre le mal, morale… On touche là au cœur des préoccupations de Venom, et à la thématique centrale de son premier album. Car malgré ses faux-airs de péloche de série B, naviguant entre le polar urbain et le thriller horrifique, Un justicier dans la ville tient plus du « cri social » que de la simple fiction divertissante. La forme, narrative à l’extrême, est au service du message. « Je sais qu’une partie des auditeurs risque de ne pas capter réellement le délire. Mais, comme dans Invasion Los Angeles de John Carpenter, mon album délivre une vision de la société, exprime une inquiétude. » Pessimiste, voire nihiliste, Venom ? Plutôt, oui. Derrière ses métaphores de zombies, ses personnages de drogués, de caïds et de super-héros, se cache une critique de la société de consommation. Pas tant du système capitaliste en tant que tel, sur des critères économiques et politiques, mais plus de la passivité qu’il entraîne chez les gens.
« J’aimerais que les gens se réveillent et se défendent par eux-mêmes au lieu d’attendre, de se laisser faire. Ce disque-là, c’est toute la noirceur que j’ai dans l’âme. C’est toute la frustration, l’anxiété qui sont en moi. » D’où ce personnage de Justicier, protégeant les plus faibles, traquant les violeurs et les pédophiles, prônant la self-défense et le « vigilantisme »… « Quand je me définis comme justicier, ça veut dire que si demain je vois une femme se faire agresser dans la rue, je vais pas remettre mon walkman et passer. Je suis pas là à traquer le mal comme un dingue, mais s’il se passe quelque chose devant moi, j’agirai. La plupart des gens, non : dans cette société, tout t’apprend à avoir peur, à rester dans ton coin. » Venom, lui, a « débranché », comme il dit : éteint sa télévision, refusé l’abrutissement publicitaire. Sans non plus songer à l’engagement associatif ou politique : son combat passe par l’art.
Pas étonnant qu’avec une telle vision des choses il avance – presque – en solo. Seuls ses deux frères, MC Zombi et Médiévil, et la rappeuse/chanteuse Félicia l’accompagnent sur Un justicier dans la ville. Pour le reste, Venom s’est débrouillé seul. Il a composé lui-même les beats (à l’exception de celui de ‘V.I.L.L.E.’ dont s’est chargé MC Zombi), écrit tous les textes – y compris ceux des interludes -, effectué tous les scratches. « C’est pas que je sois contre les featurings, les participations extérieures ou le fait d’avoir des instrus d’autres producteurs, mais cet album a vraiment été réalisé dans un délire particulier, qui correspond complètement à mon état d’esprit et à celui de mes proches. Et je ne vois pas qui d’autre aurait pu s’y intégrer. » Le prix, assumé, de sa singularité.
* Citation extraite d’un monologue de Robert de Niro dans Taxi Driver, réalisé par Martin Scorsese, 1976
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