« Shook Ones pt. II » et ses autres vies
Au début des années 1990, les Native Tongues constituaient le courant majeur de la scène new-yorkaise. Leurs figures principales, De La Soul et A Tribe Called Quest avaient imposé sur leurs premiers albums une bonne humeur contagieuse sur des instrus riches et chiadés. Pourtant, le succès commercial du Gangsta Rap de Los Angeles allait imposer des changements radicaux au rap de la Grosse Pomme. Il allait falloir se durcir, s’adapter pour survivre.
Le Wu-Tang Clan, Mobb Deep ou Black Moon allaient rompre avec les Native Tongues de façon radicale, en développant un son minimaliste et oppressant, supportant des paroles hardcore et véhémentes. Le focus serait désormais sur la rue. L’idée de faire du Hip-Hop un moyen de canaliser les énergies négatives des hoods était enterrée, le rap devenant définitivement une projection musicale de la vie du ghetto, traitée le plus souvent sous ses aspects les moins reluisants.
De cette profonde mutation émergera une pléthore de grands opus. Citons, presqu’au hasard, « Enter The Wu-Tang », « Illmatic » ou « Ready to Die ». Mais la musique Hip-Hop n’est jamais aussi plaisante que lorsqu’elle est spontanée, brute et sans calcul. Son histoire est jalonnée de morceaux d’impact, plus que d’albums marquants. Et s’il fallait choisir un titre qui symboliserait au mieux cette époque dorée, on sélectionnerait ‘Shook Ones pt. II’ de Mobb Deep.
A l’écoute, rien de bien spectaculaire. Pas de refrain accrocheur, de punchlines carnassières, de variations lumineuses dans l’instru. L’efficacité du morceau se révèle sur le long terme, quand la boucle se loge dans votre tête pour ne plus en sortir, que les mots des MCs s’impriment dans la mémoire.
Les paroles ont de quoi faire froid dans le dos quand on pense qu’elles sont prononcées par des garçons n’ayant pas encore 20 ans à l’époque. On apprendra plus tard que les costumes de thugs sans foi ni loi étaient un peu trop grands pour Prodigy et Havoc. Mais ici le réalisme des lyrics frappe, et on touche là à ce qui fait la sève du morceau. Le vocabulaire est simple, les structures aussi. Et c’est ce mode d’expression direct et dépouillé qui rend les phrases de ‘Shook Ones pt. II’ si faciles à retenir et à réutiliser, sous des formes diverses.
Les dires menaçants et déterminés des MCs sont parfaitement soutenus par une prod utilisant une boucle de cithare retravaillée et des nappes de violons empruntées à un morceau de Quincy Jones. Le beat renforce encore l’impression de danger et le sentiment d’oppression. Il deviendra un support de référence pour les freestyles et les reprises. La réutilisation du morceau ne s’arrête pas là : on peut entendre ‘Shook Ones pt. II’ au début du film « 8 Mile », dans différents jeux vidéos, à l’entrée de spécialistes de sport de combat sur le ring.
Mais surtout, ce sont les scratchs qui contribuent à rendre ‘Shook Ones pt. II’ intemporel et toujours d’actualité. Du fils d’Eazy-E à Esoteric, de DJ Design à Fat Joe, les hommages via les platines au classique de Mobb Deep sont innombrables, et concernent toutes les franges de la musique Hip-Hop, de 1995 à nos jours. 15 ans après sa sortie sur maxi, nous avons décidé nous aussi de saluer ce monument, en faisant le tour des principaux morceaux de Rap US ayant scratché une ou plusieurs phrases de ‘Shook Ones pt. II’.
« To all the killaz and the hundred dollar billas » Edo.G & Da Bulldogs – ‘Dedicated’ (1996)
Edo.G et ses Bulldogs sont considérés comme des pionniers de la scène de Beantown, même si au final, comme le blaze le laissait supposer, seul Edo.G s’imposera comme un acteur d’envergure du mouvement. Après un début de carrière encourageant, le groupe se fit virer de sa maison de disques en 1996. La suite du parcours fût beaucoup plus chaotique, parsemée de sorties confidentielles séparées par des laps de temps souvent longs. Le dernier coup d’éclat remonte à 1996 avec « Dedicated EP », depuis réédité et étoffé avec des morceaux d’époque pour donner naissance au LP « Acting », sorti en 2008.
« … for real niggaz that ain’t got no feelings » Krumb Snatcha – ‘To All the Killas’ (1998)
Le rappeur new-yorkais Krumb Snatcha, connu principalement pour son couplet sur ‘Make ‘Em Pay’ de Gang Starr, aura décidément beaucoup puisé dans le morceau de Mobb Deep. Au moins trois de ses titres reprennent des phases de Havoc & Prodigy. Ici, c’est la dédicace lugubre du duo de Queensbridge qui est scratchée, servant d’articulation à un titre brut, sobre et puissant rappé en compagnie de Lord Harrison et de Timbo King (membre du groupe Royal Fam) sur une prod de Curt Cazal.
« Check it out » Frankenstein – « The Rain is gone » (1996)
Frankenstein devait vraiment vouer un culte à ‘Shook Ones pt. II’. Trois morceaux de son excellent EP « UV », sorti en 1997, scratchent des phrases extraites du morceau de Mobb Deep. Sur ‘The rain is gone’, sorti en maxi l’année précédente, le MC et producteur canadien sample deux passages très courts, presque noyés sous un beat magnifiquement triste et des chœurs féminins.
« I got you stuck off the realness » Godfather Don – « Stuck off the Realness » (1996)
Actif depuis le début des années 1990 et co-fondateur du duo Cenobites avec Kool Keith, le MC et producteur new-yorkais Godfather Don reste pourtant méconnu d’une grande partie du public rap. Sorti en maxi sur le label Hydra en 1996, le terrible ‘Stuck off the Realness’ a bénéficié fin 2007 d’un nouveau coup de projecteur à l’occasion de la parution de « The Nineties Sessions », projet regroupant maxis et inédits de GF Don. Une initiative salutaire, compte tenu de la qualité des morceaux en question.
« The realness » Group Home – « Tha Realness » (1995)
La science du détail de DJ Premier, encore une fois. Pas de démonstration technique, ni de cuts foudroyants mais quelques petits scratches discrets sur une poignée de mots prononcés par Prodigy. Placés ici et là, ils s’accordent parfaitement à la production brute du maestro de la Gang Starr Foundation. Un classique avec, en plus, un très bon premier couplet de Smiley a.k.a. The Ghetto Child.
« You heard of us » The X-Ecutioners ft. M.O.P. – « Let It Bang » (2002)
Envie d’emmerder les voisins ? Le morceau semble fait exprès pour ça, alors faîtes vous plaisir. Les deux violonistes du Mash Out Posse en combinaison avec le crew de DJ’s X-Ecutionners sur une prod saturée de guitares électriques martelées par une rythmique violente : ça cogne dans tous les sens, ça scratche salement, ça gueule… Let it bang, bros.
« We be the infamous » Infamous Mobb ft. Prodigy – « Mobb Niggaz » (2001)
Queensbridge parle à Queensbridge, t’entends ? Les potos/poulains de Mobb Deep, le crew Infamous Mobb (a.k.a. IM3 et composé de trois rappeurs, Twin Gambino, Ty Nitty et G.O.D. Pt.3), invitent tonton Prodigy pour partager le micro sur un sample des Los Angeles Negros qui, étrangement, sent bon les pâtes en sauce et les pieds coulés dans le ciment. Ça tombe bien, les ambiances mafia, flingues et code de l’honneur, on aime bien ça du côté de QB. Une suite, l’excellent ‘Mobb Niggaz (The Sequel)’ sera d’ailleurs donnée à ce titre sur l’album « Special Edition » (2002).
« You can put your whole army against my team » Binary Star – « One Man Army » (2000)
A l’instar de Cannibal Ox, Binary Star fût l’une des formations majeures de la scène rap indépendant du début de siècle. Formé dans une taule du Michigan par One Be Lo et Senim Silla, le duo signera un album vu par beaucoup comme un classique, « Masters of the Universe ». Le son est dense, les rimes complexes. L’aventure tourna malheureusement court, du fait de ces satanées creative differences, si souvent évoquées lors des séparations. Aux dernières nouvelles toutefois, on faisait état d’une reformation du groupe fin 2009.
« Don’t make me have to call your name out » DJ Design ft. B-Lloyd – « Major » (2008)
Pas grand chose à raconter sur DJ Design. Un opus instrumental sorti chez Stones Throw en 2000, et un album de producteur en 2008. A défaut d’être révolutionnaire, celui-ci s’avère très honnêtement produit. Les invités se nomment Phat Kat, Oh No ou feu-Party Arty. Ainsi donc que B-Lloyd sur ‘Major’, morceau pour lequel Design pioche tellement dans ‘Shook Ones pt. II’ qu’on finit par se demander si tout ça est bien honnête.
« You all alone in these streets, cousin » Da Youngsta’s – « Everyman 4 Theyself » (1995)
Attention, chef d’œuvre. Un goût sûr au niveau des scratches certifiés 100% Queens (‘One Love’ de Nas et, donc, ‘Shook Ones pt. II’ de Mobb Deep), une production mélancolique ponctuée de petites montées de cuivres, un charley caractéristique du milieu des 90’s… Et les flows de ces Youngsta’s déjà plus si jeunes que ça, plus mûrs et posés que sur leurs albums précédents, passés du statut de gamins agressifs et sautillants à celui d’observateurs urbains endurcis et attentifs.
« Every man for theirself in this land we be gunnin' » The Madd Rapper – « You’re All Alone » (2000)
Sous le blaze « The Madd Rapper » se cache un certain Deric Michael Angelettie aka D-Dot. Au milieu des années 1990, le garçon faisait partie des Hitmen de Puff Daddy. On lui attribue des productions comme celles de ‘Hypnotize’ de Biggie, ‘It’s All About the Benjamins’ de Puffy ou encore ‘Phenomenon’ de LL Cool J. Voilà qui vous situe un bonhomme. En 2000 sort son album en tant que « The Madd Rapper ». On y retrouve Eminem, Raekwon, Jermaine Dupri, ainsi qu’un jeune beatmaker en devenir, Kanye West. La dernière piste reprend la collaboration entre The Madd Rapper et 50 Cent, pour le mythique ‘How to Rob’, qui lança de façon sulfureuse la carrière de Curtis Jackson.
« Like they supposed to » Da Vinci – « Do What I do » (2010)
Jeune rappeur originaire de San Francisco, Da Vinci a sorti en début d’année « The Day the Turf stood still ». Costaud du début à la fin, l’album est l’une des bonnes surprises de cette année 2010 décidément riche en sorties de qualité. Sur ‘Do what I do’, les scratches de Mobb Deep n’interviennent que dans les dernières mesures, intégrés dans une sorte de refrain final très efficace.
« They come around but they never come close to » Hi-Tech – « 4 Degrees for the Streets » (1996)
Pas évident de s’y retrouver avec les différents Hi-Tech du rap. Là, il ne s’agit ni du producteur de Cincinnati, ni du rappeur de Noisy-le-Sec, mais d’un MC américain auteur dans la seconde moitié des 90’s d’une poignée de très bons maxis. Les diggers de bacs poussiéreux vous parleront surtout de « 24/7 » mais ce ‘Book Of Life’ et sa face B ‘4 degrees for the streets’ ne déméritait pas non plus. Ambiance minimaliste et froide à souhait pour un rap-réalité menaçant et ésotérique jusqu’à la moelle.
« Come around but they never come close to » ArchNME – « Mood 2 bust » (2010)
Bon, ok, les rappeurs canadiens d’ArchNME ne sont pas exceptionnels. Même pas terribles du tout, on vous l’accorde. Mais le morceau – comme le reste du EP dont il est issu – est produit par le toulousain Al’Tarba et ceux qui suivent l’Abcdr régulièrement savent qu’on rate rarement une occasion de parler de lui. Alors gloire à Al’Tarba ! A part ça, le refrain est un empilement joyeusement bordélique de scratches (Sean Price, Snoop, Nas, Biggie, Mobb Deep…), ce qui fait toujours plaisir, même si on peut regretter que les phases aient juste l’air d’être alignées sans que le DJ ne « joue » véritablement avec.
« I can see it inside your face » 7L & Esoteric – « Jealous over Nothing » (2001)
Comment rendre son ex folle de rage. L’idée est intéressante, la façon dont elle est traitée un peu moins. Esoteric se révèlera par la suite être bien plus efficace et subtil quand il s’agira de développer des concepts. Là, ça sentait un peu trop la tentative de hit pour être pertinent. Toutefois, le scratch est plutôt bien trouvé et utilisé.
« I can see it inside your face » Lil’ Eazy E – « Coming from Compton » (2006)
Le truc complètement surréaliste.
« – Alors c’est le fils d’Eazy-E qui rappe, il décide de s’appeler Lil’ Eazy-E. Un jour il clashe The Game, en rappelant que lui il représente vraiment Compton alors que l’autre, non. Et le refrain de son morceau scratche ‘Shook Ones pt.II’ de Mobb Deep. »
« – Tu te fous de ma gueule ? »
Ben nan, même pas. Et le morceau est pas dégueu, en plus. Les Tim’ Boots porteurs en concluront que, quoi qu’on en dise, tous les chemins mènent à New York.
Oups….confondu avec « Cradle to the grave »…
Juste une précision, le sample n’est pas du tout une cithare retravaillée. Shook ones sample un titre de Les McCann qui, sur ce titre, joue avec son piano (un piano à queue dont le capot est ouvert) comme avec une harpe ( en gratant les cordes).
un mix incluant ces samples vocaux (et d’autres) insérés dans le morceau directement:
http://www.youtube.com/watch?v=vcrGqIfEkIA
« Take these words home and think it through » dans refrain de 4W’s de Non Phixion
[…] la première partie, voici la suite de notre billet présentant les différents morceaux contenant un scratch de […]
Merci pour les retours… Suite demain. DaBee merci pour cette liste. Pour être tout à fait honnête, on trouvait les titres français faiblards par rapport aux titres US. Du coup, pour des raisons qui paraîtront un peu plus claires avec la deuxième partie du billet, on a décidé de les laisser de côté.
Aïe aïe aïe la rétrospective de sons est juste énorme…
Roooh il manque la meilleure skratchation ->
http://www.youtube.com/watch?v=CD8aWU7zOL0
Et truc drôle si vous voulez faire le rap français ensuite ->
Tu marches la tête baissée
Avec la peur de regarder le quartier, le ghetto français.
(IDéAL J LE GHETTO (REMIX) LYRICS)
you walking with your head down scared to look you shook
Bon y’a du boulot… ->
shook ones part2 [mobb deep – album: the infamous] – samplé par flynt feat koma et mokless (titre: vieux avant l’âge)
shook ones pt2 [mobb deep – album: ] – samplé par scred connexion (titre: vieux avant l’age)
shook ones part ii [mobb deep – album: the infamous] – samplé par ol kainry (titre: en mode nostalgie)
shook ones part ii [mobb deep – album: the infamous] – samplé par kéry james (titre: les miens)
shook ones part2 [mobb deep – album: the infamous] – samplé par scred connexion (titre: vieux avant l’age)
La demande populaire est trop forte, je pense que vous allez devoir faire la version française de ce post.
Clairement, ouais, pour les X-Executioners.
”I gave you fair warning, beware” c’est ‘Shook Ones pt. I’. Sinon ouais, Flynt et Kery on les avait, La Caution aussi, de mémoire.
Pour la pochette des X-ecutioners, pour moi pas de doute possible, c’est bien une référence au premier album de PE.
sans oublier » kery james – ‘les miens’ » (album: ma verité)
Je me suis toujours demandé si la pochette des X-Ecutioners avait un lien avec celle de « Yo! Bum Rush The Show » de PE. La ressemblance est quand même trop grosse pour n’être que le fruit du hasard.
Sinon en rap français il y a eu la Scred et Flynt sur « Vieux avant l’âge ». « I’m only 19 but my mind is old. »
Vous avez oublié un morceau que je considère culte : Beware de Big Pun (« I gave you fair warning beware »)
Yes Sensei, on avait aussi une petite liste de morceaux de Rap fr où y avait un scratch, mais on a fait le choix de se limiter au Rap US… Sinon, pour la genèse de ‘Le Crime Paie’, je vois plutôt ‘Animal Instinct’ de « Hell On Earth » comme ancêtre direct.
Sans « Shook Ones », pas de « Crime Paie »…
Cette chanson est à écouté en faisant du jogging.
La rage de dire, la rage de vivre, tout simplement.
En rap français on a « another story is told » sur le premier album des Chiens de Paille, dans le morceau « Références ». Et y’en a probablement bien d’autres…
Je tenais aussi à dire que Shook Ones part. I démonte au moins autant que ce supra-classique de part. II 🙂
classic track
Ah bien vu celui-ci, je connaissais pas.
super article, sinon j’en ai un pour vous
« speak the wrong words man and you will get touched »
Animosity « Get touched » (prod Dj Shok) 1997
http://www.youtube.com/watch?v=HQNEWggRsrQ
Rha merde j’suis idiot, bien sur c’est pas Shook Ones ca…
Merde.
Honte.
Yep, « Survival of the fittest » a été scratché à mort aussi.
Bonne retrospective ! Une phrase qu’il me semble avoir entendu pas mal samplee aussi c’est :
« there’s a war going on outside, no man is safe from »
Genre dans « War » des Cunninlynguists, ou 1/2 and 1/2 Gangstarr and MOP…
Bien joué les gars 🙂
« Let It Bang », c’est mon guronsan après une soirée trop arrosée.
je le trouve tres accrocheur moi ce refrain