Nos 30 morceaux du premier semestre 2024
De nouveau, le rap français s’est fait pluriel ce semestre. La preuve en trente morceaux commentés.
Yvnnis – « Le piège »
Si Yvnnis a su se faire remarquer ces deux dernières années pour sa capacité à (très) bien rapper, un autre aspect de sa musique a pu parfois être éclipsé : son intérêt – et ses réelles qualités – lorsqu’il s’agit de chanter. Un exercice auquel il s’adonnait à nouveau sur L’AFRO OU LES TRESSES en janvier dernier. Placé en milieu de parcours de ce nouvel EP, « LE PIÈGE » voit Yvnnis à nouveau se lancer dans un morceau entièrement chanté, sur une production pleine de violons et de claviers nostalgiques signée Lil Chick. Chargé en émotions et presque cinématographique, l’habillage sonore offert par le jeune producteur permet ainsi à Yvnnis d’explorer encore plus son intérêt pour le chant tout en racontant le tourbillon dans lequel il semble se trouver. Emporté par les succès récents de sa carrière artistique, le Fontenaysien déroule pendant 3 minutes tous les doutes et les questionnements qui l’accompagne, à une étape encore incertaine de son parcours (« J’ai beau voir les choses en grand, mes rêves doivent être petits vu du ciel »). Un tiraillement dans sa vie artistique et personnelle que sa voix, vulnérable et parfois haut perchée, retranscrit pendant tout le morceau. Et qu’il étend un peu plus longtemps sur « 2 ACCORDS », un interlude placé juste après sur l’EP : version plus instrumentale et épique du titre, la production de Lil Chick (ici accompagné du guitariste Gabriel Gosse et du duo SuperParka) gagne alors en intensité pour arriver à son point culminant en fin de morceau, où un raz de marée de synthés accompagne la voix du rappeur qui se permet alors d’aller encore plus haut dans les aigus. Un titre en deux temps plein de vulnérabilité pour encore plus souligner les émotions de Yvnnis. Et montrer que peu importe l’image de bon rappeur que le public peut avoir de lui, l’auteur de « GARE DU NORD » semble décidé à exceller dans tout ce qu’il fait, même sur un morceau intégralement chanté. Sans se soucier de l’image qu’on pourrait avoir de lui. – Brice Bossavie
TH – « OVNI »
Depuis 2020, TH a su construire son propre chemin et se distinguer grâce à son audace, sa mystériosité, son esthétique sonore innovante et sa gestuelle instinctive. Éléments accentués dans les projets SIGNAL et SIGNAL II. Habitué à la lugubrité dans des nuages de fumée de THC, le rappeur de Bondy Nord laisse place à la mélancolie et l’introspection dans « OVNI », extrait de SIGNAL II sorti en février 2024. TH plane au rythme de la production de Julio et Lekeus, cherchant la meilleure fin de son histoire dans le ciel étoilé de la Rolls. La mélodie éthérée donne l’impression d’être transporté avec TH dans sa matrice. Il y choisit la pilule rouge et ne déroge pas à ses règles. La résilience n’est pas une option, elle est une nécessité (« Aujourd’hui si ça va mieux, c’est parce qu’on a tenu comme JCVD ») comme la fatalité de la vie (« Tout le monde connaît la fin de l’histoire, personne va ressusciter »). Le propos transperce l’esprit et rend le morceau presque cosmogonique cédant la place au flow nonchalant et spontané de TH qui laisse libre cours à l’imagination et l’interprétation de l’auditeur·trice. Entre transcendance et confins de l’expérience humaine, TH invite son public à voyager avec lui dans ce périple interstellaire au risque de l’emmener au fond du gouffre. L’ovni remonte l’espace… – AndyZ
2 Mètres – « 92 Life »
L’an passé déjà, en intitulant son premier EP 2×46 sur lequel figurait « 92 », 2 Mètres se présentait parmi les nouvelles têtes d’un département effervescent. En provenance de Bagneux, il offre un hymne de plus à son territoire avec « 92 Life » sur l’EP du même nom. La musique de 2 Mètres n’a rien de très original et s’inscrit dans la droite lignée des rappeurs de rue qui ont déjà porté haut les couleurs des Hauts-de-Seine. Inévitablement, l’ombre de Salif plane sur les placements et le flow du Balnéolais, puisqu’il s’en revendique l’héritier. Il n’est pas le premier et ne sera pas le dernier, mais de tous les enfants musicaux du Boulogne Boy, 2 Mètres n’est certainement pas le moins légitime. « 92 Life » témoigne de son aisance technique et de son sens de la formule : « 46 degrés, j’suis localisé dans l’royaume à Mohammed VI, dans l’RS j’bois du Sidi Ali, comportement 92 donc j’reste peace ! » Bien qu’il soit encore jeune, le timbre de voix du rappeur et la parfaite maîtrise de ses intonations donnent la sensation d’une certaine maturité rapologique, et confèrent même une crédibilité à la rudesse de son propos. Car il faut également le dire, « 92 Life » n’est pas précisément la carte postale qu’enverrait le Conseil départemental pour attirer les touristes : « une W.A.R vaut super chère, ça s’paye en espèce mais aussi en chaire », « 92, la crim’, le stup, l’escroquerie, les armes », « On retire le couteau, on l’remet, une fois réinséré, on l’remue. » C’est précis et violent. – B2
Mac Tyer – « Derrière tout ça »
Grace à une formule en répétition (dans la même lignée que « Imagine » de Tandem), qui participe à faire de « Derrière tout ça » un potentiel banger, Mac Tyer met dos à dos le visible et l’invisible, les causes et les conséquences, en jonglant avec différents thèmes, mais dans un registre résolument sombre. Sans laisser de coté une forme d’humour : « Dernier païen, dernier Cayenne, dernier comédien. » Le général d’Aubervilliers joue aussi avec les polémiques de l’industrie de la musique : « Dernier be-tu, dernière playlist, Derrière tout ça, ya du stream, Derrière tout ça, y a d’la triche. » Sans oublier de rappeler d’où il vient, et qui est le parrain selon lui : « J’suis dans la street comme dernier tag sur dernier tro-mé/ T’as défouraille sur eux, n***o, il fallait pas / Fallait juste venir me voir, et me dire c’qu’il n’allait pas. » Mais Monsieur Socrate ne se repose pas sur son image, sa diction se fait ici plus resserrée, hachée, il joue même par moment avec son timbre de voix pour mieux enrichir sa performance. En mettant des jabs sur une production dense et efficace d’OGs, Mac Tyer ne semble pas prêt de descendre du ring. – Hugues
Gips – « Goût Banana »
Gips s’est fait connaître en agitant ses épaules tout en rappant qu’il avait des problèmes, le fameux « Putain z**** » (2019), lors d’un Planète rap de Jul. Depuis, le rappeur de Tourcoing est resté fidèle à cette formule. Dans « Goût Banana », paru sur l’album Passager 59 en février, il raconte ses déboires sur des sonorités largement influencées par le rappeur marseillais, tout en imposant sa personnalité singulière. Gips admet le besoin de dormir chez sa mère lorsqu’il se sent mal, et sa manière de dire « poto, j’ai déjà assez de soucis en ce moment » imprime une forte dose de mélancolie, qui reste en tête. Le Nordiste rappe façon reportage de Strip-Tease, en plan séquence, sans montage. Là encore, la filiation avec Jul est inévitable, cette faculté à raconter une situation en quelques phrases. Du « plus gentil du tieks » prêt à assurer ses arrières, à son pote qui fait des pompes en prison, en passant par un contrôle de police violent, Gips dépeint des moments avec un sens de la formule pointu. Au cours de sa discographie, le Nordiste a exposé divers problèmes, de l’absence de flipper dans son café favori à ses douleurs aux reins, liés à son insuffisante consommation d’eau (« Hella », 2020). Cette fois, « Goût Banana » et l’album globalement abordent des thèmes plus communs et profonds comme la rupture amoureuse et la trahison. Gips est l’un de ces rimeurs sans frein, capable de fulgurances, mais aussi des phases plus téléphonées. Il fait par exemple rimer le refrain de « Goût Banana » avec « nana ». Le rappeur du 59 apparaît plus taciturne qu’auparavant, préoccupé par sa relative notoriété, mais cette évolution ne travestit pas sa musique. Un rap sans filtre, en décontraction totale. – Victor
« TH plane au rythme de la production de Julio et Lekeus, cherchant la meilleure fin de son histoire dans le ciel étoilé de la Rolls. »
Infinit’ – « Dictionnaire »
Sorti en février, 888 d’Infinit’ était attendu par les amateurs d’un rap technique et rentre dedans. Le rappeur niçois a joué la carte de la surprise avec un disque empreint d’une funk éthérée au rythme plus posé que ses habituelles démonstrations, sur NSMLM par exemple. Même s’il avait préparé le terrain en empruntant ce nouveau style sur quelques morceaux de Ma vie est un film II, il faut un temps d’adaptation et plusieurs écoutes pour tomber sous le charme de cette formule d’un MC qui ajoute de la versatilité à son répertoire. Parmi les morceaux phares, il y a ce « Dictionnaire » , descendant direct d' »Ebonics » de Big L ou encore de « Moochie » de Boldy James. Porté par la production impeccable de Hologram Lo, Infinit’ ralentit son débit et expose son argot local. On connaissait les zins et les zines mais connaissiez-vous les tchoutés, les sbotchs, les gars qui sont full shmack ? Saviez-vous en plus que Infinit’ peut, lui aussi, rapper en louchebem ? « It’s codes that i speak so the police missed it » rappait Prodigy sur « Mystic ». Infinit’, en plus de se changer plusieurs fois par jour pour qu’on le repère moins facilement, a également son codex, mélange d’espagnol, de langues arabes et de français trafiqué, pour qu’on le comprenne moins facilement. À moins qu’il ne mette tout son vocabulaire dans un « Dictionnaire » pour qu’on le comprenne plus facilement. C’est désormais chose faite avec une lechniquetem larfaipem. – JulDeLaVirgule
Gavus – « Gavroche 4 (Au hasard) »
Les adjectifs « authentique » et « sincère » sont pour le moins galvaudés lorsqu’il s’agit de commenter le rap français, et ils permettent souvent de mieux taire les lacunes techniques et approximations musicales des artistes. Qu’importe, ils qualifient à merveille le rap des rats qui laissent tomber les filtres une fois posés devant l’application Notes de leur téléphone, et Gavus appartient à cette espèce (« Elle veut connaître mon signe astro, j’suis chien d’la casse ascendant rat ! »). Avec ce quatrième épisode de sa série « Gavroche », il continue de dépeindre avec humour un siècle souvent triste et rarement drôle. Premièrement, le Parisien porte en lui les souvenirs et la douleur de son Arménie d’origine, qui nourrissent la mélodie mélancolique du morceau. Deuxièmement, Gavus est Monsieur Tout-Le-Monde, travaillant derrière les stores déprimants de quelque bureau que ce soit (« Pas d’vie d’grossiste, de 9 à 6, moi j’suis dans The Office, ya pas l’OCRTIS dans l’synopsis… ») pour financer son petit train de vie dans la capitale. Troisièmement, il est un observateur attentif du monde, un voyageur aux souvenirs nombreux que son texte évoque par allusions. Enfin, cela s’entend parfaitement à la fin de ce « Gavroche 4 (Au hasard) », Gavus prend plaisir à chercher des rimes et des allitérations, il aime rapper. Un moyen comme un autre de s’exiler encore. – B2
The Free – « 3-4 sa mère »
Depuis la fin 2023, The Free s’est trouvé un nouvel acolyte avec le beatmaker Lexsaburo (Jeune Mort, Ol Kainry). Les deux ont d’abord concocté un egotrip musclé « Ryan Grosses Lignes » en référence à l’acteur du film Drive. Un bon terrain de jeu pour le rappeur de Paris Nord, toujours habile au flow comme au stylo, et inspiré par la lutte des classes autant que par les histoires de braquage. C’est néanmoins « 3-4 sa mère », sorti en mars dernier, qui se démarque vraiment. Un titre plus nuancé, plus aéré dans sa forme, mais dont l’atmosphère inquiétante déroule le tapis rouge à des contrastes percutants : « 1000 raisons de se croire inarrêtable, et de prendre des peines lourdes comme un sac de 6ème, on sait comment marche le système. » Tiraillé entre le besoin de sagesse, et celui d’exploser le plafond de verre, The Free continue de briller dans l’ombre, sans oublier d’affiner son style. – Hugues
Tiakola – « Solo » feat. La Fève
Après une première collaboration sur l’album 24 de La Fève sorti en décembre 2023, les deux prodiges respectifs de la trap et de la mélo ont de nouveau uni leurs talents pour réaliser le titre « SOLO » apparaissant cette fois sur l’EP X de Tiakola sorti en mars 2024. Sur un instrumental fusionnant leurs univers respectifs, c’est une ode à l’indépendance et à la détermination qui se tient. Dès les premières lignes du refrain, le ton est donné : « J’avais ma vision, je suis parti du foyer solo » et les deux artistes continuent de se livrer sur l’impact de la solitude dans leurs vies, notamment pour accomplir leurs rêves : « La solitude ça me paie, j’deviens meilleur. » Sur une production instrumentale de Gandhi, Ikaz Boi, Lyele et Tarik Azzouz, le morceau résonne comme un mantra. Les deux rappeurs témoignent de leur détermination implacable leur permettant de construire leurs édifices pierre par pierre : « J’avais la vision claire pour la suite avec un objectif dans l’viseur. » – Inès
Achim – « No idolatri »
Souvent, la puissance d’une œuvre réside dans ce qu’elle a d’insaisissable. C’est un geste imperceptible par la raison qui touche directement au cœur. Décrire cet effet, c’est l’atténuer ; et chercher à en comprendre le mécanisme, c’est prendre le risque de le faire disparaître. « No idolatri » d’Achim est enrobé de ce voile magique. C’est un titre tout en suspension et en contrepieds, où les effets de surprise s’enchaînent sur l’instrumental envoûtant signé Skary et Wysko. À elle seule, l’entrée d’Achim sur le morceau concentre son essence. Il y arrive par ces mots : « Les nouveaux pètent la tête sur mes placements, les anciens voient en moi J-C réapparu », qu’il commente lui-même immédiatement par l’adlib « singerie », comme pour se mettre à distance du blasphème qu’un effet sonore d’apparition divine vient souligner par ailleurs. Le rappeur est d’emblée sur le fil, et tient parfaitement son numéro de funambule charismatique durant 2 minutes 30. Lorsqu’il évoque le rap, un art qu’il semble parfaitement maîtriser, Achim en minimise immédiatement l’importance dans sa vie. Quand il dépeint ses souvenirs d’enfance, c’est pour finalement dire qu’ils n’existent pas. Il anticipe même le travail des dominants sur sa propre histoire : « On connaît déjà la chanson, ils nous citent pas, ils veulent nous effacer. » Peut-être par la peine qui émane de « No idolatri », peut-être par la détermination de son interprète, sans doute par la collision des deux, c’est un morceau comme on en fait peu dans une carrière. – B2
« Tiraillé entre le besoin de sagesse, et celui d’exploser le plafond de verre, The Free continue de briller dans l’ombre. »
NDO Runway – « Big Bangin' »
NDO Runway déborde de confiance dans sa musique. Son secret ? Mêler à l’énergie d’instrus presque caricaturalement West Coast une interprétation flegmatique, décalée voire offbeat. Si les flows quasi-parlés sur des sonorités californiennes ne sont pas une pure invention (Runway mentionne Blueface et certains coups d’éclat de Joe Moses), c’est bien cette espèce de trompe l’oreille qui fait accrocher à son rap. L’alliance West/Detroit s’était révélée particulièrement efficace avec nobodylikesbirdie sur « San Andreas ». « Big bangin », dont le beat ordonne de bouger la tête, dont le synthé aigu, mystérieux, fait office de sirène euphémisée, est différent, mais tout autant accrocheur. Runway y apparaît comme une chimère, au sens étymologique du terme : un mélange entre deux espèces éloignées. Faute d’une tête de lion et d’une queue de dragon, Runway a le corps d’un westeux, héritier de Pierrefitte, qui fait « du rap de tess’ » et la tête d’un geek né dans les années 1990. Chez lui, le bandana des Crips rappelle le bleu d’un uniforme de Serdaigle. Une référence à Magicarpe ou aux toupies Beyblade fait office d’egotrip. Le mélange des genres va jusqu’à cette punchline marrante : puisqu’il parle le « langage des chèvres » (jeu sur l’acronyme GOAT), il aurait dû « signer chez Monsieur Seguin. » Le rappeur de NoDaysOff renouvelle ainsi un genre célébré par une interprétation singulière et une écriture originale, souvent drôle, toujours sincère. – Manue
Sameer Ahmad – « C’est la vie »
« Bitch, éteins la radio, fais tourner mon son. » La Vie Est Bien Faite arrive dix ans après Perdants Magnifiques, album qui a fait passer Sameer Ahmad dans une autre sphère. Après les cimetières indiens d’Apaches, après les visions de bayou et de far West du double EP Un Amour Suprême, après les embardées mystiques d’Effendi, le montpelliérain poursuit sa route avec ce « quatrième » long format qu’il considère comme son nouveau premier album, dans une démarche plus professionnelle, étant désormais à temps plein dans l’industrie musicale. Mais en réalité, peu de nuances séparent ce dernier disque du précédent. Sameer assemble les pièces de son puzzle de mots et de pensées un peu plus à découvert face à un public grandissant, séduit par les tournures de phrases malines dont il a le secret. « La pop me regarde de travers et le rap m’attrape la veste » rappe-t-il sur « Vivarium », morceau suivant « C’est la vie » qui reprend lui un gimmick de Jacques Dutronc. Puisque lui est tout seul et nous bientôt neuf milliards, Sameer a décidé de prendre l’existence comme elle venait non sans un certain recul et un regard sur lui-même. Son « autoportrait sur le punching-ball », ses traditions devant la modernité. Ingénieusement produit par Skeez’Up, avec lequel Sameer forme presque un duo pour cet album, « C’est la vie » traine avec lui ces effluves d’un monde au bord du précipice, desquelles le rappeur d’origine Irakienne semble se rapprocher puis s’éloigner avec une notion d’ivresse. Un va-et-vient constant entre passé et avenir, matériel et spirituel. « Ici y’a que du silence et puis je roupille… J’y repense et puis j’oublie. De la brillance des bijouteries… J’y repense et puis j’oublie. » – JulDeLaVirgule
Green Montana – « Bissap »
Sur « Bissap », morceau de l’album Saudade sorti début avril, Green Montana apparait seul au milieu de la brume, chevauchant la prod telle une fidèle monture. Ce costume l’accompagne sur toute sa discographie, et est certainement celui qui sied le mieux au rappeur belge. « Bissap » se place en continuité de « Palm Engels », sur Alaska en 2020, apogée de cette imagerie solitaire. Difficile à déchiffrer, Green rappe pour lui, marmonne, une façon d’accompagner son long et solitaire trajet. Le titre de l’album, Saudade, désigne un « sentiment mélancolique mêlé de rêverie et d’un désir de bonheur imprécis », d’après Le Robert. Difficile de mieux définir « Bissap » et la musique de Green Montana. L’objectif, tout comme le phrasé, est indistinct, alors le chemin est tout aussi vague. Lui a choisi de prendre celui pavé de billets, et le voyage semble peu concluant pour l’heure : « Le cash me noircit tous les jours que dieu fait. » Green trace sa route, et croise parfois une victime à abattre. Clément, il la laisse finir son « Bissap », comme dans un saloon où le chasseur de prime frapperait une fois le whisky enfilé. Cette froideur, la même que celle de son colt sur sa cuisse, semble lui avoir coûté la femme qu’il aimait, rebuté par ce cœur empli de violence. « Elle ne reviendra jamais. Elle dit que j’suis pas normal, mais bébé, j’te veux pas de mal. » Il reste seul, son sac « Balmain plein de mapessa » sur l’épaule, sans autre but désormais que de le remplir davantage. Reste à voir où ces aventures le mèneront, car il semble s’y perdre, et même l’accepter. – Victor
Sadandsolo – « SI JE PARS »
Règle n°1 : ne jamais juger un livre à sa couverture. Le pseudonyme de Sadandsolo est trompeur, car s’il est bien des choses, le rappeur n’est ni sad, ni solo. Au contraire, sa musique pourrait se résumer en un mot : grisante. « SI JE PARS » ne fait pas exception à la règle. Comme souvent, Sadandsolo est aussi aux manettes à la composition. Le résultat pourrait aussi bien être qualifié de signature. La patte de l’artiste est largement reconnaissable, entre les sonorités soul et groovy et le refrain agaçant de style. Sadandsolo étend sa voix des tonalités les plus graves aux plus aiguës, la tord puis la corrige à l’autotune. La dernière track d’un EP à l’essence plus trap que les précédents, intitulé FACTORY RESET. Après Subsahara et Oasis, sortis en 2023, Sadandsolo est donc revenu pour en découdre. En témoignent également les autres titres, dont deux en featuring avec les deux rookies du moment : Kay the Prodigy et Baby Neelou. Pour le clip de « SI JE PARS », Sadandsolo a enfilé ses gants et ses lunettes de protection : alerte au retour fracassant. – Juliette Bujko
Bob Marlich – « Je ne dors plus »
En 2000, le beatmaker Lesbo samplait une boucle du morceau « Hello » de Lionel Ritchie pour les choisyens Demon One, Dry et Mamad qui formaient le groupe Intouchable. Ce qui donnera l’immense titre « Je ne dors plus ». Vingt-quatre ans après, le producteur Sylvan Dekens opère sur la même boucle pour Bob Marlich, rappeur issu d’Haÿ-les-Roses qui a tenu à rendre hommage à Intouchable sur la cover de son projet : Les points sur l’Haÿ. Alors quoi de mieux que de réaliser sa propre version de « Je ne dors plus » pour ajouter une pierre à l’édifice rap du 94 ? Bob Marlich y rappe avec simplicité la complémentarité de sa culture musicale (« Je sais que vous êtes pas prêts, c’est comme Jada et Bubba Sparxxx »), sa culture noire (« Je respecte Haïti, je me suis renseigné sur l’histoire »), les conséquences de sa paternité (« Depuis 2017, aucun gros mot dans tous mes textes ») et ses ambitions. Le tout, porté par la nostalgie du sample, modernisé par les drums jersey drill en première partie pour finir sur un pattern de drums façon Enrgy Beats de Flint (accélération des hi-hats, augmentation des kicks). Parfait pour le flow presque parlé, parfois saccadé de Bob Marlich. Généreux en références et comparaisons, développant une image propre à lui, le rappeur haÿssien réalise avec « Je ne dors plus », une belle carte de visite pour tout néophyte voulant entrer dans l’univers d’un artiste qui est « là pour changer l’jeu comme un français qui signe aux Spurs. » – AndyZ
« NDO Runway renouvelle un genre célébré par une interprétation singulière et une écriture originale »
ADM & Lotso – « Les Pantoufles du Vince »
Quand le rap français s’empare des ambiances propres au trip-hop ou au rock psychédélique, c’est souvent pour faire « voyager » l’auditeur, fut-ce à travers une brume épaisse ou dans sa propre tête. ADM, rappeur marseillais de 20 ans et fan revendiqué de Portishead et Massive Attack, incorpore lui ces influences à sa musique bien au-delà du seul décorum esthétique. Sur « Les Pantoufles du Vince » extrait de l’EP Babylone ou rien réalisé avec son collègue marseillais Lotso et qui évoque « Tick Of The Clock » des Chromatics, la basse ample et pesante et le crépitement numérique nous font descendre dans la salle des machines poussiéreuse d’un bunker. Les flows des deux rappeurs, droits et robotiques, se complètent et se répondent via des variations de tons, comme modulés à un décor qui les rejette. Le mix relativement brut participe à donner l’impression que leur présence en ces lieux est une anomalie, une percée dans le système central. Enfin, le message passé par les deux rappeurs n’a rien à voir avec les références à la matrice qu’on attend généralement de ce genre de proposition : des fils de patrons à l’état français en passant par C8, le « système » contre lequel ils entrent en résistance n’a rien d’une simulation. « L’homme contre la machine », philosophie au cœur de la musique trip-hop, trouvant avec eux un nouveau champ d’expression. – chosen
Zinée – « MEZZEL » feat. Chilly Gonzales
À l’été 2021, les retours critiques sur son EP Cobalt indiquaient à Zinée un chemin tout tracé : des concerts, des interviews, encore des concerts puis peu de temps après, un premier album. C’est la maladie qui en a décidé autrement. Pour la jeune femme, ces deux dernières années ont finalement été une bataille. Et ce fameux premier album, qui a vu le jour en mai dernier seulement, en est une évacuation cathartique. Après son interminable silence, Zinée ressuscite dans la première pièce de OSMIN : « MEZZEL ». Le talentueux Chilly Gonzales habille sa voix délicate d’un manteau harmonieux, fait de quelques notes que le pianiste canadien répète et enrobe de tonalités plus aiguës et d’harmonies au violon. La rappeuse fait l’équilibre entre ce qui subsiste de son passé et l’avenir qu’elle rêve d’embrasser. Elle a transpercé son armure et se met à nu, allant jusqu’à répudier son enveloppe corporelle qui l’a tant faite souffrir. « Cœur est caché en dessous d’un corps de bois. » Son flow discontinu et les effets robotisés ajoutés à la composition appuient l’ambiance saturnienne et quasi occulte du morceau, qui a été enregistré à Paris. La Toulousaine associe la morosité de la capitale à son propre malaise, et le soleil à sa sortie de secours. La dernière ligne constitue alors un double sens : « Ce ciel est gris je veux plus l’voir, j’dois rentrer moi, j’ai plus l’choix. » – Juliette Bujko
Stavo – « Le Terrain tourne » feat. TH
Dans la famille des trappeurs extraterrestres, je voudrais… l’oncle et le neveu. Sur cette instru cacophonique jusqu’au vertige, Stavo et TH métamorphosent joyeusement leur genre de prédilection. « Le terrain tourne » est le morceau qu’il ne fallait pas rater des EPs du rappeur de 13 Block sortis cette année, génialement intitulés Il était une fois… éviter la misère, expression récurrente de Stavo, qui valait bien une plus grande mise en avant. Le jeune TH retient l’attention par un flow loufoque, Stavo par son art des rapprochements improbables (« toujours dans les feuillages car nos vies seront tendues », presque digne du Twix mystificateur de Freeman). Le plus marquant reste ce refrain qui donne littéralement le tournis. En répétant quatre fois « le terrain tourne » puis « les keufs tournent », TH honore la figure de style privilégiée de la drill française du tournant des années 2020, l’antanaclase. Le même mot est employé dans un sens différent : le terrain fonctionne, la police surveille, dans une ronde répétitive que rien ne vient briser. Derrière l’effet un brin comique, efficace en concert, le refrain exprime une réalité, sans jugement. Celui du quotidien des quartiers de Seine-Saint-Denis et d’ailleurs, banal comme la succession des saisons et la rotation des planètes. – Manue
Asinine – « Chacun son rôle »
Depuis son émergence dans le paysage rap français début 2022, Asinine s’affaire à bâtir une par une les différentes pièces d’une maison hantée dont elle seule a toutes les clés. Un rap atmosphérique et habité, plein de blessures et de peines enfouies, qui se révèle progressivement mais pudiquement au fur et à mesure de ses sorties. Sans jamais trop en dévoiler, la Marseillaise raconte au fil de ses morceaux comment des douleurs non résolues peuvent parfois la poursuivre, jusqu’à venir à nouveau prendre la lumière. Un rap songeur et blessé qu’elle présentait à nouveau en avril sur son dernier EP BRÛLER LA MAISON, notamment sur son introduction. Porté par des pianos et des violons synthétiques grésillants signés Briac Severe et Horaze, le morceau résumait parfaitement le charme de la mélancolie d’Asinine. Introspective et pudique, portée par une écriture imagée et désenchantée (« L’érosion m’creuse la cerne, il m’faut un peu d’espoir, il faut qu’j’alterne ») la rappeuse développait ainsi en seulement trois minutes de nombreuses thématiques qui parcourent sa musique : jeunesse contrariée (« Leurs villas c’était jamais nos toits, chaque erreur compte triple quand t’es pauvre ») regrets remontant à la surface (« Les promesses qu’j’ai brisées, c’est elles qui m’brisent ») et métaphores pour sublimer sa douleur (« Pardon pour l’temps perdu, désolée du retard. J’ai des poussières dans l’œil à balayer du regard »). « Chacun son rôle » plongeait directement l’auditeur dans le hall des pensées d’Asinine, pour ensuite mieux l’emmener vers un couloir de contrariétés. Un morceau introductif qui entrouvrait des portes vers sa mélancolie, sans jamais trop en dévoiler. Comme si elle voulait encore garder pour elle certains de ses secrets. Quitte à peut être ouvrir d’autres pièces à ceux qui l’écoutent dans un futur proche – Brice Bossavie
Carson – « Pussy & retrogaming »
Concentré, Carson l’est de plus en plus depuis son court format de juin 2023 La Ridance. Artworks empruntant une esthétique cartoonesque et salace dans un esprit proche de celui de Fluide Glacial, productions jouant à fond la carte West Coast / Bay Area, le rappeur et producteur vitriot se dessine avec les EPs Esprit de hustler, Tout droit et maintenant Bien joué Carson une ligne artistique claire. Une ligne à laquelle il faut rajouter une résolution à afficher des politiques dans leurs travers les plus dégueulasses. « Pussy & Retrogaming », bouclant un sample d’un album soul /funk psychédélique de 1978, ajoute ainsi le nom de Bruno Attal à son tableau de chasse. Décomplexé, Carson a aussi ses propres travers. L’amour et l’eau fraîche du dicton ont été remplacés par des biens plus matériels et des plaisirs plus frivoles, plus immédiats. Hédoniste, épicurien, Carson a pris les préceptes du g-funk comme modèles en les combinant à ceux de la Jet Life de Curren$y et aux escapades « cartes postales » de Larry June – le titre de cet EP étant d’ailleurs un énorme clin d’œil à ce dernier. La production brumeuse de « Pussy & Retrogaming », dont le refrain ralenti puise ses influences du côté de Houston, se dénote d’ailleurs assez des autres productions de l’EP, plus riches et ensoleillées. C’est de ce côté-là, derrière les machines, que Carson impressionne le plus. Même dans un style Roc-A-Fella sur le récent EP Mourir avant l’heure en collaboration avec Solomando, l’effort est remarquable et démontre un amour du rap sans frontières. Une ride, mais aussi un marathon, qui prend de l’ampleur avec notamment un digging cinq étoiles. – JulDeLaVirgule
« Zinée fait l’équilibre entre ce qui subsiste de son passé et l’avenir qu’elle rêve d’embrasser. Elle a transpercé son armure et se met à nu. »
Keeqaid – « OffWhite »
Qu’il s’agisse de sa voix naturelle ou du traitement qui en est fait au mix, les sons sortant de la bouche de Keeqaid éclatent de lumière. Il a pour ainsi dire une tessiture métallique et brillante, comme si les grillz étaient un vocoder, comme si les lames d’Opinel chantaient, comme si les diamants parlaient. Sur « OffWhite », extrait de Participe, les choses vont très vite, les lignes cognent, les pistes vocales se marchent dessus, les flows s’entremêlent et les deux minutes trente que durent le morceau passent à toute allure. Cette intensité énergétique sonne carrément cartoonesque tant les temps morts manquent. L’oreille reste accrochée aux histoires de KEE, qui, conscient de ses aptitudes, s’en donne à cœur joie et déroule ses « bêtises ». L’une de ses principales techniques consiste ici à s’émanciper de la rime par l’usage de la répétition pour rythmer son écriture. Reporter par écrit pareil texte profondément pensé pour son oralité ne ferait pas sens, ou du moins ne ferait pas honneur à « OffWhite » ni à son auteur. Ce morceau et l’ensemble de l’album dont il est issu confirment le gain en maîtrise de Keeqaid sur les derniers mois, et font de lui le kid qu’il ne faut pas lâcher d’un œil dans la cour. C’est parti, ça vient d’Saint-Denis, direct issu de la génération fonky OffWhite ! – B2
Hologram Lo’ & Huntrill – « Tristesse qui coûte cher »
Dans l’outro de Replica 2, Huntrill complète l’adage « l’argent ne fait pas le bonheur » par le titre « Tristesse qui coûte cher ». Le morceau est somptueux, de la production ciselée d’Hologram Lo’, co-auteur du morceau, aux samples de Ghost Dog et Ousmane Badara. Le thème du titre est respecté : name-dropping des marques de couture, prix disproportionnés (« mon bagage vaut le prix de tes vacs »), et dictons réservés à la dernière tranche imposable : « Le temps c’est pas de l’argent, vu qu’y en a un que j’ai plus que l’autre. » Le morceau pourrait s’en tenir là. Le rappeur fait lui-même le constat de la pauvreté de son propos : « Je parle violence et biff et pas grand chose d’autre. » Ce n’est pas tant ce qu’il dit qui compte, que l’humour qu’il emploie, qui rend chaque rime mémorable, du constat masculiniste « Pétasse je suis pas macho, j’ai un homme de ménage », à sa paire de Margiela qui « [lui] manque », ou au dilemme de nouveau riche : « Vu le prix et la vue de la chambre, je t’avoue je sors plus trop, mais vu le prix de la ride p’têt que je devrais. » Bref, la tragédie de celui qui est possédé par ce qu’il possède, le tout ponctué par des bruits de machine à billets. La voix d’Ousmane Badara offre une maxime de sagesse sur ce que veut dire être vrai, et ajoute à la sincérité du morceau, qui clôt l’un des EP les plus soignés de l’année. Pour reprendre Alpha Wann, Huntrill est de ceux qui portent le plus de marques, pas de ceux qui nous marquent le moins. – Paul Huot
So La Lune – « SA TEILLE SON J »
Le 8 décembre dernier, So La Lune dévoilait son premier album L’enfant de la pluie. 19 titres empreints d’une profonde tristesse, qui n’avait pas échappé aux auditeurs de l’artiste – ces derniers s’en alarmant presque sur la toile. À la question « ça va ? », La Lune répondra quelques mois plus tard, le 23 mai 2024, sur la cinquième track de son EP NUMÉRO 11. Volontairement, ou non. « J’sais plus répondre quoi, quand ils m’disent ça va ou pas ? Même sur scène il a sa teille son J t’as vu ou pas ? » Pour se confesser, le rappeur a une nouvelle fois recours à une boucle de guitare soigneusement arrangée par VRSA Drip. Il y dépose sa voix écorchée et dans chaque mot réside le poids du précédent, comme s’il s’écroulait dans le bureau du psy ou la voiture de son pote après une longue soirée. Ainsi, So La Lune évoque sa relation avec la drogue, l’alcool et la médication. Effrayant de recul, saisissant d’honnêteté, le morceau brosse le tableau d’un homme asservi par ses addictions et miné par ses erreurs passées. La rythmique répétitive renforce l’idée d’enfermement et de prostration. L’auteur de Fissure de vie porte les stigmates du temps et de l’habitude, dont il est malgré lui responsable. « Tout ça c’est payant et il y a comme un truc qui meurt, j’suis sad comme un tireur. » Jusqu’à prendre peur pour sa vie. « Un jour j’sais qu’j’vais pas rentrer […]. Si fragile la vie et la paix. » À la fois un autoportrait et un récit universel. – Juliette Bujko
SCH – « Les hommes aux yeux noirs »
Le fil directeur du dernier album de SCH est paradoxal pour un prequel : rendre hommage, par un effet d’auto-citation, de paroles comme d’intonations fétiches, au rappeur et à l’homme qu’il a été. Ecrit seul dans le noir – comme beaucoup de grands morceaux du S – « Les hommes aux yeux noirs » est une variation sur le thème des « gens qui n’ont rien », à qui on fait rêver du million, et que le succès miraculeux ne guérit pas si vite. Pourtant, l’artiste semble enfin chérir son héritage et son parcours (« jamais le Rat, à jamais Zidane »). Les violons baroques de l’instru (Geo on The Track) rappellent la touche Katrina Squad du premier opus. L’interprétation, quasi théâtrale, est particulièrement touchante au moment où le rappeur engage un dialogue intérieur, proche de la prière. Avec « elles veulent ensorceler mon cœur / (j’espère que Dieu m’aime un peu) / souvent je pense à mon père / (j’espère que Dieu l’aide un peu) », la paronomase dresse un parallèle émouvant entre le père et le fils. Ce sont eux, « les hommes aux yeux noirs » ? Ou ces politiques aux airs de nazis ? Les gérants de pharmacie dont les ombres peuplent la ville ? La septième track de JVLIVS Prequel a des allures de confession à vif, résumée dans un refrain qui tabasse, personnel mais emblématique. Dans une fin caractéristique des albums de SCH, à l’échelle d’un morceau, les quarante dernières secondes voient la prod s’adoucir. Les notes de piano font place à des nappes lumineuses, semblables à l’apaisement qui succède aux larmes et à l’introspection sincère, dont l’Aubagnais a définitivement la maîtrise. – Manue
C.Sen, Le Chimiste & DJ Pone – « Graffiti culture part.2 »
Selon à quel endroit ces lignes sont lues, c’est peut-être pareil qu’ici : le graffiti fait un retour en force. Trains et métros repeints de A à Z, fresques qui fleurissent, maniement de l’extincteur rempli de peinture sur les murs les plus hauts de la ville et intrusion milimmétrée dans les dépôts, le tag et le graff connaissent un nouvel âge d’or. Cette effervescence condensée dans 400ml, s’il y a bien quelqu’un qui peut en parler, c’est le C.Sen. Sur un beat à la Queensbridge du Chimiste, quelques allers retours sous le microsillon bien sentis par DJ Pone, le rappeur et graffeur parisien dresse une nouvelle fois une esquisse précise de la culture du graffiti, « le plus beau crime » selon-lui. Et en profite pour en réhabiliter l’aspect sauvage et non marchandable, avec cette phrase qui le suit depuis le début de sa carrière : « tant qu’ils ne peuvent pas nous encadrer, ils ne peuvent pas nous voir en peinture. » Ici il ne s’agit pas de street art, mais de rue tout court. – zo.
« Huntrill raconte la tragédie de celui qui est possédé par ce qu’il possède, ponctuée par des bruits de machine à billets. »
Triplego – « Océan »
Avec des morceaux comme « La petite voix » ou « Lala », PNL popularise en France une musique sensuelle, écrite et interprétée par des fantômes par essence incapables de chaleur. Actif depuis 2013, le duo de Montreuil Triplego bénéfice de cette lumière faite sur les ténèbres, et se révèle à un plus large public. Les deux groupes prendront pourtant des chemins opposés : là où les deux frères des Tarterêts ajoutent album après album du sang et de la chair à leur musique, MoMo Spazz et Sanguee semblent au contraire dériver sans résistance sur les flots du Styx. Sur « Ocean », morceau d’ouverture de l’album Noir Carbone, l’auditeur est saisi d’entrée par des nappes distordues bouchant toutes les arrivées d’air. Une sensation d’étouffement non violent, comme une noyade volontaire parachevée par le traitement claustrophobique de la voix de Sanguee, que les abysses interdisent de résonner dans l’espace. Des cloches puis des lames de fond synthétiques viennent tinter dans l’obscurité sans l’adoucir, la composition prenant des airs de Nine Inch Nails version ProTools. Le texte du morceau, amalgame cryptique de mal-être froid et d’arrogance existentielle, n’est pas tant une bouteille à la mer qu’un signal électrique circulant dans les câbles à fibre optique sous-marins – ceux que détruisent les requins. – chosen
Caballero – « pas dit » feat. Benjamin Vndredi
Pendant longtemps, le public a résumé Caballero à un personnage aux traits bien dessinés : celui d’un personnage rigolo à la technique parfaitement soignée, venu flexer tout en détendant l’atmosphère. Il faut dire que le Belge a longtemps entretenu cette image au sein de son duo avec JeanJass, alignant les images drôles et bien senties en jouant avec les schémas de rimes. Avec le temps pourtant, le rappeur a commencé, petit à petit, à fendre l’armure : déjà en 2021 sur son album OSO le public découvrait sa situation familiale compliquée et ses moments de doutes le temps d’un morceau touchant nommé « Bizarrement ». Une incursion dans les sentiments du rappeur qui donnait forcément envie d’en découvrir un peu plus tant l’écriture, si précise du rappeur, venait à l’époque mettre des mots sur ses nombreuses émotions. Trois années plus tard, la performance est à nouveau réalisée et pas n’importe comment : le cœur encore brisé mais un peu réparé, Caballero livre avec « pas dit » en compagnie du chanteur Benjamin Vendredi un morceau post rupture amoureuse écrit quelques mois après une séparation. Un titre où les plaies commencent à se refermer sans être non plus totalement cicatrisées, tout en restant rempli de sentiments positifs envers la personne dont il est aujourd’hui séparé (« J’me d’mande si t’as un nouveau gars. J’espère vraiment qu’c’est un type bien. Est-ce que lui aussi il craque sur tes p’tits poignets et tes p’tites mains ? Est-ce qu’il te r’garde quand tu prends l’soleil à ta fenêtre ? »). Caballero laisse ainsi la mélancolie l’envahir graduellement, avant de s’adresser directement à la nouvelle personne qui partage la vie de cette ex relation, en s’assurant que tout va bien pour elle (« Frérot masse lui sa nuque qui la fait souffrir. J’espère que t’es pas seulement là pendant ses fou rires »). Un dernier couplet plein de tendresse et sans aucun rancœur, porté par une production à la fois délicate et intense musicalement de Dee Eye, qui en dit un peu plus sur qui est vraiment Caballero : un rappeur qui, derrière son second degré maitrisé, cache une sensibilité de plus en plus prête à se montrer. – Brice Bossavie
Mod Efok – « Légitime violence »
Des fois, écrire des chroniques, c’est écrire des folies. Sur « Légitime violence », Mod Efok est, dans l’élocution et la posture, quelque part entre le Booba de 2004 et le Vîrus de 2015. À la ville, Mod Efok ne s’appelle pourtant ni Vivi’ ni Elie, mais Julien, et il a sorti en 2018 le brulot dépité et trop passé inaperçu Légitime Déviance. Il se terminait par une chanson intitulé « Peace, Love & Havin Fuck. » Six ans plus tard, l’escalade est de mise : quand Mod Efok revient en solo en 2024, le fuck et la déviance se sont transformés en « Légitime violence ». Sur un beat en triplet ralenti, accompagné d’une guitare électrique et d’un narrateur aussi lucide que déterminé, l’acolyte de Kaiman l’animal ou encore de LK de l’Hôtel Moscou inverse la peur de l’échec d’Orelsan. Sur son pamphlet désabusé de violence légitime, il y dit : « Si j’ai niqué des mères, je n’ai fait que répondre à la demande. » Dans le rap, on essaie de pas toucher les mamans, ça fait partie de la tradition. Mais mettre à l’amende, ça en reste tout de même un des fondements. Ici, c’est bien fait. Mérité même. – zo.
Jolagreen23 – « 4BULLDOG »
Depuis la sortie de l’EP 23 en mars 2023, puis de RECHERCHE&DESTRUCTION en décembre de la même année, il n’est pas question pour Jolagreen23 de se contenter de marquer son territoire mais bien de l’occuper. Il renvoie donc la balle avec un nouveau morceau intitulé « 4BULLDOG » qui témoigne de la rapidité à laquelle le jeune rappeur évolue et affûte sa technique. Caractérisé par des placements déstructurés, un timbre de voix feutré, parfois chuchoté et des lignes impactantes de par leur énergie, c’est un Jolagreen23 plus confiant que l’on retrouve dans ce titre. Les deux minutes trente ne servent qu’à faire l’état des lieux de ce qu’il se passe en sous-marin : « Ici on aime pas les tchoy et les boys qui balancent, J’suis dans l’stud’, t’sais qu’j’avance. » Si Jolagreen23 approfondi son rapport à la musique avec ce titre, il le fait également à l’image et dévoile un clip inspiré de cinématographie asiatique réalisé par Longstory et Suite 302. De quoi laisser un avant-goût plus que satisfaisant en ayant du chien : « 4 bulldogs, tu sais que j’aurai 4 bulldogs. » – Inès
Triptik – « Prends garde »
Il y a des retours pénibles, d’autres qui le sont moins. Quand des élus se maintiennent à leur siège, quand d’autres s’accrochent à leurs petites théories haineuses, et quand un ancien président est systématiquement suivi par la pluie, il n’y a pas à dire, le compte pénibilité devrait être couplé à la carte d’électeur. Puis il y a les autres retours. Parmi eux ? Ceux de rappeurs d’antan désormais discrets, qui reviennent sans ajouter du bruit au monde bruyant. C’est ce que fait Triptik. C’est en 2012 qu’ils avaient pour la dernière fois ouvert leur bouche en groupe. Depuis ? Des escapades solos humbles et travaillées, des tempo ralentis et des univers passés au grain vintage de Drixxxé, aux cabrioles verbales de Blackboul’ et aux focales de Dabaaz. En 2024, Triptik revient à la formule tout-en-un, pour un tour pile à la fin de l’entre-deux tours. En quelques notes de piano auxquelles finissent par s’ajouter une batterie explosive, leur titre s’appelle « Prends garde. » Il a des allures de Gemini Cricket plongé en plein mauvais rêve, de narrateur averti qui ne se satisfera jamais de dire que l’Histoire se répète. Et puis il y a ce chorus, chanté en canon à côté d’une voie rappée. Il dit simplement à la jeune génération de citoyens de prendre garde, sans distinguo, ni en faire trop. Pas mal qu’un groupe de vieux rappeurs regarde la jeunesse dans ses yeux. Et surtout sans la prendre de haut. – Zo.
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