1995 – 1996 : nos quinze morceaux de rap français
Sélection

1995 – 1996 : nos quinze morceaux de rap français

Pour accompagner la sortie du livre 1990-1999, une décennie de rap français, l’Abcdr propose des sélections de morceaux commentés. Exploration de deux belles années en quinze morceaux.

Ärsenik – « Balltrap »

Le crime parfait n’existe pas et pourtant Ärsenik l’a commis. « Balltrap » est officiellement la première apparition du groupe de Villiers-le-Bel dans la compilation L’art d’utiliser son savoir produite par Desh. « Trois macaques attaquent à l’AK, mon cerveau bout, y a qu’à aspirer, à bout y a Calbo, booyaka sur le mic-ah » commence Calbo. Une entrée massacrante comme Michael Myers dans la saga Halloween. D’un air angoissant, Calbo, Lino et Tony Truand se baladent dans la brume du 95 tel Freddy Krueger pour un seul trip : « le ball-trap sur les baltringues avec balles et flingue ». Les images et figures de styles pleuvent de tous les côtés. Les notes menaçantes de guitare électrique et les nappes morbides donnent à la production de Desh un côté horrifique. La voix nasillarde de Lino se distingue déjà, l’amour d’Ärsenik pour la technique se dessine, leur flow cisaillé prend aux tripes. Avec un arsenal dans le larynx, les trois rappeurs rafalent l’instrumental, le laissant bouche béante au bord du trottoir. Trois ans avant Quelques gouttes suffisent…, Ärsenik faisait déjà preuve de singularité dans le microcosme du rap français.   – AndyZ

Akhenaton – « Le calme comme essence »

Entre l’Italie, Marseille et New York, Akhenaton présente dans un des albums les plus finement écrits du rap français une œuvre dense et personnelle. Encore aujourd’hui, même si son rap et sa production paraissent datés – à vrai dire, ils apparaissaient déjà datés dès 1997 et l’apparition de son maxi « J’ai pas de face » mais c’est une autre histoire – Métèque et Mat fait figure de monument. Après « La Cosca » qui plante un décor italien de 1900 dans une imagerie digne de la scène d’introduction du Parrain 2, « Le calme comme essence » poursuit dans une atmosphère bien méditerranéenne. Si la ville de Bagheria est citée dans le morceau d’ouverture, ce sont les citronneraies de Cefalù et les orangeraies d’Agrigente qui balisent la balade sicilienne d’Akhenaton. Un lieu propice à la méditation, loin du « vacarme des humains et des bruits de la ville », où Akhenaton se retire du monde qui grouille en devenant ermite temporaire : « Soit-disant je suis un VIP, moi je voudrais n’être rien / Qu’un simple citoyen méditerranéen / Quelquefois partir en Corse voir des amis / Un petit saut à Naples afin de saluer la famille. » De son hamac sur la colline, il refait le monde dans un idéal où « le pardon est facile quand la mémoire est saine » ;  non sans un dédain certain pour la technologie et la société de consommation. Et s’il prône le respect des traditions, Akhenaton le met en balance par des valeurs éducatives saines : « J’apprendrai à mes enfants que la Terre est une sphère / Je leur enseignerai que la couleur est illusion / J’apprendrai à mes enfants qu’une guerre est un enfer / Je leur enseignerai le respect des traditions ». Corroborant un proverbe italien : il troppo stroppia, le trop est l’ennemi du bien, « Le calme comme essence » se révèle comme un long mantra aux allures parfois utopiques. Une philosophie de vie qui pénètre l’esprit sans jamais le quitter. Une inception signée Akhenaton. – JuldelaVirgule

Les Sages Poètes de la Rue – « Bons baisers du poste »

Sous le titre de la compilation La Haine, la mention « Musiques inspirées du film » apparaît. À la différence des bandes originales de Ma 6-T va cracker ou de Taxi, aucun titre n’est utilisé directement dans le film de Mathieu Kassovitz. Ce dernier paru en 1995, année charnière pour le rap français qui voit naître de nouveaux flows avec les collectifs de La Cliqua ou Time Bomb, narre les mésaventures de trois jeunes de cité pris dans un tourbillon entraînant la police et la population banlieusarde. « Bons baisers du poste » met en scène une histoire similaire, vue cette fois par le prisme des Sages Poètes de la Rue. Signant une production qui pourrait figurer entre « Temperature’s rising » et « Up North Trip » de Mobb Deep, Zoxeakopat laisse résonner une grosse caisse claire dans une atmosphère trépidante où l’ombre et la lumière se courent après. Les trois Boulonnais amènent l’auditeur dans des échappées parisiennes passant inexorablement par le commissariat. Pour eux, quand ce ne sont pas les soirées coupe-gorge, ce sont les soirées au poste. Dany Dan percute l’instrumental, bondissant de mesure en mesure avec la flamboyance qu’il fera sienne. « Merci Jésus, j’ai eu le temps de téj ma barrette. »  Zoxea, furieux, enchaîne assonances et multi-syllabes dans un flow imprévisible. « Arrête ça enfoiré, tu veux te vat-sa / Ma soirée a déjà été foirée par les flics yo ! Mate-ça. »  Melopheelo, quant à lui, reste serein, même devant l’assurance d’un flic zélé, confortant sa place de sage au sein du trio. « Écoute une chose, mec, si tu te plantes tu n’as pas de chance / Car le frère qui te parle cultive la tolérance. »  Mais ce dernier moment d’apaisement n’empêche pas d’observer l’évidence : Les Sages Po’ ont digéré l’esprit Native Tongues de leur première apparition chez Jimmy Jay. « Bons baisers du poste », accompagné la même année de leur album Qu’est-ce qui fait marcher les Sages ?, venait, lui aussi, de faire basculer le rap français dans une nouvelle ère. – JuldelaVirgule

Assassin – « Le Undaground s’exprime !!! »

Séduit par le morceau  « Ne joue pas avec le feu » de Sleo avec Fabe, Daddy Lord C, Lady Laistee et d’autres, Rockin’ Squat a une idée : proposer sur les maxis d’Assassin des posse cuts qui mettraient en avant les jeunes pousses du rap français. Ça s’appellera « Le Undaground s’exprime !!! » (l’orthographe variera par la suite) et il y en a eu à ce jour sept volets. Le premier arrive sur le maxi L’Odyssée suit son cours : sont conviés des proches d’Assassin (Kabal, Ekoué), La Squadra (Rocca et Daddy Lord C), ainsi que Stomy Bugsy et Sté ; Squat ouvre le morceau et le ferme sous son alias Undaconnexion. Tous ces noms amènent à s’interroger sur le sens du terme « underground », mais qu’importe, rarement le casting d’un posse cut de rap français n’aura eu si fière allure. Le résultat est à la hauteur et « Le Undaground s’exprime !!! » premier du nom fera date. Avec brio, les artistes se relaient pendant huit minutes sur une production crépusculaire et brumeuse, fidèle à l’ambiance de L’Homicide volontaire. C’est varié, en termes de timbres de voix, de flows, de registres : Stomy cabotine, Ekoué ironise, D’ de Kabal bute volontairement sur les mots. Mais c’est La Squadra, avec un pass pass mémorable, qui fait la plus forte impression, légèrement devant Sté, taillée pour l’exercice et qui lâche un couplet plein d’autorité. Très loin d’être inintéressants, les chapitres suivants de « Le Undaground s’exprime !!! » seront moins remarquables. Mais il est vrai que ce premier volet avait placé la barre sacrément haut. – Kiko

« « Rap contact » est un formidable et ultime témoignage de ce que fut La Cliqua au grand complet. »

Alliance Ethnik – « Honesty & jalousie »

C’est l’un des principaux tubes d’Alliance Ethnik et la recette est presque la même que pour « Respect » ou « Simple & Funky ». Un groove incroyable, qui saisit le corps et étire les zygomatiques, donnant malgré lui au plus ronchon des puristes coincé dans les embouteillages un sourire de ravi de la crèche agrémenté d’un hochement de tête de pigeon parisien en goguette sur l’autoroute des vacances. Ce sont quelques scratches imbattables, comme toujours avec Crazy B et Faster Jay. C’est un K-Mel parfait dans ses habits de Maître de Cérémonie et sa façon de ponctuer ses textes en s’adressant à l’auditeur. C’est cette complémentarité de Vinia Mojica avec le rappeur autant qu’avec l’instru, tout en symbiose et mise en scène jusque dans les rues de New York. Et pourtant, « Honesty & Jalousie », malgré son fonk ravageur et son apparent bonheurisme dégoulinant diffère des autres titres du groupe habitués aux charts. D’abord car le discours y est moins positif qu’il n’y parait. Le rappeur de l’Alliance déplore en quelques lignes l’hypocrisie qui l’entoure au quotidien. Ce n’est pas bien recherché et relativement consensuel, le thème étant lui-même (déjà) un marronnier du rap français. Et surtout, contrairement au Dad’ de La Cliqua, K-Mel ne prends pas le temps de « remettre de l’ordre ici », juste celui de dire et qu’il trouvera du positif malgré l’adversité. Ce qui ne tue pas rend plus fort, OK, on savait merci, et allons voir ailleurs si j’y suis. N’empêche que c’est diablement efficace, et c’est là qu’intervient le « Ensuite » : souvent rapproché de l’école des Native Tongues, « Honesty & Jalousie » condense dans ses ponts les influences P-Funk californiennes de l’Alliance Ethnik. Avec son moog en arrière plan et ses lignes de basse clintonesques, le titre éclaire au grand jour la richesse du son produit par Guts et arrangé par Bob Power. Un peu du soleil de Los Angeles, un peu de l’érudition de New York, c’est finalement un bon résumé de l’histoire d’un groupe de Creil avec un morceau de Boulogne dedans. – zo.

Démocrates D – « Le crime »

Ni vraiment de l’egotrip ni vraiment un storytelling, « Le crime » de Démocrates D emprunte cependant aux deux exercices. Mikey Mossman propose une personnification fine et redoutable d’un concept qui s’apparente à la mort. Pas celle qui emporte tranquillement un aïeul dans une douce prolongation du sommeil, ni celle hasardeuse due à un accident de voiture. Non. La mort qu’incarne le rappeur est celle venue d’un tueur froid, sanguinaire, psychopathe et violent. Aucune revanche à prendre ni morale particulière à faire respecter,  « le Crime » ici personnifié agit par pur plaisir : « Je ne suis ni le bon ni la brute ni le truand, moi je suis dingue et je flingue simplement ». La diction calme et sereine du rappeur crée un contraste saisissant avec son texte qui pourrait figurer dans un recueil de poèmes malveillants. Ses placements se fondent dans une métrique accrocheuse et ses rimes font le tour complet d’un champ lexical fourni. La production de Jimmy Jay, minimaliste mais armée d’une caisse claire sèche et puissante, dessert l’atmosphère à merveille. En soi, la chanson comporte déjà un impact particulier. Mais c’est surtout grâce à un clip iconique que « Le crime » prend toute son ampleur. La caméra de Thibaut de Corday suit Mikey Mossman déambulant dans les rues de Paris par trois plans séquences fourmillant d’individus et d’interactions. Vêtu d’une chemise orange, de lunettes de soleil et d’un chapeau melon, d’une démarche sûre et un peu folle, le personnage semble être ubique : il est partout et se déplace tel un fantôme. Traversant un bar en fin d’après-midi, une scène de crime la nuit et son quartier à l’aube, il termine son errance dans un plan où se dessine, sous le cabriolet dans lequel il vient de monter, une silhouette à la craie sur le pavé. Le temps de constater, même vingt-huit ans après, que Démocrates D venait de livrer une pièce intemporelle du rap français. – JuldelaVirgule

Akhenaton – « Un brin de haine »

Le 11 août 1995, Sid Hamed Amiri, franco-marocain, est passé à tabac par trois policiers à Marseille, après un contrôle de ses documents d’identité, qu’il avait présentés en règle. Le même été, plusieurs attentats sont commis en France, notamment celui du RER B, le 25 juillet, qui entraîne la mort de 8 personnes et en blesse 117 autres, revendiqué par un groupe terroriste algérien. Un peu plus tôt dans l’année, Jean-Marie Le Pen réalise un score de 15 % à l’élection présidentielle et progresse de 300 000 voix par rapport au scrutin précédent. « Cet été, nous vivons un climat vraiment malsain », rappe Akhenaton dans le morceau « Un brin de haine ». Il raconte l’histoire de Vincent, 60 ans, cloitré chez lui, « dans la peur des arabes », la télévision certainement bloquée sur le Pascal Praud de l’époque. Ce Marseillais, immigré italien, a un fils, Stéphane, et il doit régulièrement délaisser CNEWS version 1995 pour aller le chercher au poste de police. Enfermé, aussi bien mentalement que dans son appartement, Vincent donne pour seul éducation à son fils des injonctions à ne plus fréquenter de « sale arabe ». La technique ne fait pas vraiment ses preuves et le fiston tente de braquer un PMU près de Toulon, pour se remplir les poches de l’argent de la Française des Jeux. C’est un échec, et Stéphane rentre à la maison en vitesse, par effraction car il a perdu ses clés. Dans sa maison calabraise, en Italie, Vincent se souciait peu de fermer à clé. Mais le racisme ambiant, la peur de l’autre, le délabrement de sa cité marseillaise, ont changé Vincent. Pour lui, l’homme qu’il ne reconnaît pas dans la pénombre de son salon cristallise toutes ses peurs et rancœurs accumulées au cours de sa vie. « Sale bicot », entend Stéphane avant de se faire abattre par son père. « Un brin de haine et pas mal d’ennuis, conduisent à des actes qui gâchent toute une vie », constate Akhenaton, avant de conclure : « Beaucoup de haine. » Le rappeur marseillais est auteur là d’un morceau comparable à un véritable film. Cinq ans plus tard, il co-réalise et co-scénarise avec Kamel Saleh le long-métrage  Comme un aimant, dans lequel on retrouve tous les thèmes abordés sur « Un brin de haine ». L’histoire est quelque peu différente, mais sur fond d’ennui, de précarité, de frustrations accumulées, de tensions père/fils et de tentatives de larcins, le film relate le même mal-être. Le tout est accompagné d’une bande originale de très haut niveau (Chiens de Paille, Issac Hayes, Bouga, etc.). Dans « Un brin de haine », avec une production de Nick Sansano, Akhenaton réussit à rapper avec excellence ce storytelling sur des faits de société, toujours, voire encore plus, d’actualité près de 30 ans plus tard. Seule l’évolution de la législation sur les armes à feux permet de voir une éclaircie. Nahel Merzouk, franco-algérien, a été abattu par un policier en juin 2023, la fille de Jean-Marie Le Pen a atteint le second tour en 2022, et les Vincent ont proliféré. – Victor

Ideal J – « Original Mc’s »

« O’riginal MC’s » est un manifeste pour un rap intègre et fidèle à ses racines. Présenté comme ça, ça peut paraître relou ; mais la qualité des protagonistes (Kery et Mehdi) assure de ne pas tomber dans la profession de foi hip-hop plate et naïve. Bien loin s’en faut : le morceau brille par le contraste entre les couplets enflammés du rappeur et la douceur mélancolique de la production. Kery défend bec et ongles un rap qui ne s’acoquinerait sous aucun prétexte avec la variété et qui érigerait le sampling en étendard pour affirmer « sa marginalité ». Au passage, il égratigne quelques confrères plutôt faciles à identifier quand il dit qu’il est « bien beau de faire des jeux-de-mots, de jouer le funky negro » et qu’il n’a jamais été influencé par Serge Gainsbourg. Ou encore qu’il clame, plus loin « C’est ça j’reste underground/Et alors quoi, mais qu’est-ce qui se passe ? » La tonalité hargneuse du morceau est renforcée par les « Original MC’s » criés en chœur par les collègues du 113 Clan, ainsi que par les cuivres du refrain, sonnant comme un signal militaire appelant les troupes à lancer l’assaut. Les belles et tristes notes de piano trouvées par Mehdi donnent toutefois à ce plaidoyer va-t-en-guerre un éclairage particulier : Kery apparaît comme un desperado, lancé corps et âme dans un combat face des puissances écrasantes, dont il a peu de chance de réchapper. Le scratch de GZA en fin de morceau ne dit d’ailleurs pas autre chose : « I’m on a mission/That niggas say is impossible ». Comme souvent dans sa discographie, Ideal J s’est emparé d’un thème tout à fait commun dans le rap français et l’a magnifié, en le traitant avec subtilité et gravité. Rappelons qu’à l’époque Kery et le regretté Mehdi n’avaient pas encore vingt ans. – Kiko

La Cliqua – « Rap contact »

« Rap Contact » marque le début d’une nouvelle époque pour La Cliqua, caractérisée par un style plus dur et agressif. Finies les sémillantes boucles de clavier de Conçu pour durer : ici la production du morceau va au grain, avec des drums puissants, un vrombissement créé par des notes de contrebasse et un son étrange qui rappelle le bruit d’un appareil électronique. L’instru a un côté lourd et mécanique, comme un rouleau compresseur qui avancerait tout droit sans ralentir, écrasant tout sur son passage. Niveau rap, la sensation est la même : les flows sont plus percutants que par le passé, le fougueux enchaînement Kohndo-Egosyst comme point d’orgue. Pas le temps pour un refrain, il y a trop de wack MCs à dézinguer : « tant de bidons, si peu de balles dans mon canon » regrette Rocca. « Rap Contact » se veut une démonstration de force. Comme quand La Cliqua, peu après sa formation, avait entrepris d’aller rapper dans toutes les soirées où c’était possible, quitte à jouer des coudes voire des poings. Le morceau est un formidable et ultime témoignage de ce que fut le groupe au grand complet. Car qui dit nouvelle époque dit aussi fin d’une autre : Egosyst quittera bientôt l’équipe pour des raisons personnelles ; Kohndo, qui goûte peu la mutation de La Cliqua vers un style moins nuancé, en fera de même ensuite. – Kiko

Loucha – « Les jeunes de nos quartiers »

« Au bout du lac se trouve la ville qu’on appelle Genève ! » C’est par ces mots que Loucha ouvre le premier couplet de son morceau solo sur Le Vrai hip-hop. Une entrée d’apparence anodine qui restera pourtant dans l’histoire du rap suisse, et spécifiquement genevois, notamment samplée en 2007 par Marekage Streetz pour introduire un hymne à la ville au bout du lac… Loucha est alors en train d’inscrire Genève sur la carte du rap francophone, avec son groupe Petits Boss. Apparue en 1994 sur la mixtape n°9 de DJ Cut Killer, la formation noue des liens étroits avec Ideal J et La Cliqua et figure logiquement au tracklisting de la compilation d’Arsenal Records. En plus du titre « À tous ceux » du groupe au complet, Loucha a donc un solo intitulé « Les jeunes de nos quartiers »(et il y aura ensuite « Worldwide » avec Raphaël et Shyheim pour la réédition de la compile). Produit par un Yvan déjà magistral aux machines, le morceau est censé faire écho aux préoccupations d’une jeunesse remontée que veut représenter Loucha. Il le fait avec une réussite relative, ne parvenant pas à éloigner longtemps l’egotrip de son propos. S’il tient très bien son cap au long du premier couplet, axé sur le rapport qu’entretiennent les adolescents à l’argent, le Petit Boss se disperse ensuite, renouant avec l’auto célébration et la chasse aux wack mc’s, activité en vogue dans le hip hop des années nonante. Sa fougue juvénile prend certes le dessus mais la lucidité et la maturité avec laquelle il dépeint son époque en début de morceau suffisent à faire de “Les jeunes de nos quartiers” un essentiel. À la même période, une démo des Petits Boss circule d’ailleurs sur un thème similaire : “Mon avenir me fait peur”. – B2

« Ideal J s’est emparé d’un thème tout à fait commun dans le rap français et l’a magnifié, en le traitant avec subtilité et gravité. »

Soul Swing – « Je peux rien faire »

1997, L’école du micro d’argent est un raz de marée. Sur leur single « Nés sous la même étoile », à côté d’un doublage français de l’anime Goldorak, une phrase scratchée par DJ Khéops fait le lien entre couplets et refrain : « Je peux rien faire, spectateur du désespoir ». Cette voix est celle de Faf Larage, prise dans l’EP Le retour du Soul Swing paru en 1996. Après les clips de « Was a brother » en 1990 dans une sonorité Native Tongues et d' »Identités » en 1991 à l’esthétique Bomb Squad, Soul Swing and Radical se mue en Soul Swing. Dope Rhyme Sayer et Grand Organisateur Def deviennent Faf Larage et Def Bond sur un neuf titres globalement sombre ayant pris le pas de la nouvelle vague new-yorkaise. Sur « Je peux rien faire », les deux rappeurs narrent leur désincarnation suite à deux altercations qui tournent mal. Sortis de leurs corps, ils ont la voie libre pour mener l’enquête. Mais ce qu’ils vont découvrir est en dehors de leurs attentes car à la vue de trahisons internes, c’est presqu’une deuxième mort qu’ils expérimentent. Sur un instrumental où les cordes de contrebasse clouent l’auditeur au sol en même temps qu’une voix mystique l’attire vers les cieux, le piège se referme sur les protagonistes du récit, jeunes fantômes après leur exécution respective. Le storytelling rappelle la pochette d’Efil 4 zaggin de N.W.A. et en guise de refrain, DJ Majestic et/ou DJ Rebel réalisent un hook à la DJ Premier en scratchant « Born alone die alone » de AZ ainsi que « La 25ème image » d’IAM. « Je m’envole mais mon corps reste au sol »: inutile de dire que Faf Larage et Def Bond ont, pour cet exercice, bien choisi leur mauvais rôle. – JuldelaVirgule

Weedy & le T.I.N – « Pour 100 balles t’as plus rien » feat. Rohff

Chapeauté par Mysta.D du D.Abuz System, Guet-Apens de Weedy et Le T.I.N d’Expression Direkt représente un travail d’orfèvre. Les multiples invités enrichissent l’album de rimes incisives et collaborations inédites. Dans le morceau « Pour 100 balles t’as plus rien », Weedy et Le T.I.N font la part belle à un jeune loup de l’école de la « Demi-Lune Zoo » : Rohff. Chargé à bloc, le rappeur vitriot fournit trois couplets à propulsion arrière sur le besoin d’oseille parce qu’au final « c’est la monnaie qui dirige le monde, tu connais la chanson ». Entre quelques inconvenances envers la gente féminine, la galère en guise d’épée de Damoclès et un capitalisme oppressant, l’art et la manière d’obtenir de l’argent importent peu pour Rohff tant qu’il en possède, car c’est ce qui le rend heureux. Il reste, malgré tout, conscient de la complexité du pèze (« Le zey-o est un cercle vicieux, dangereux mais à la fois précieux »). Weedy et Le T.I.N, plus âgés, sont plus clairvoyants. Les deux acolytes d’Expression Direkt comptent sur leurs projets et leur créativité pour faire rappliquer le blé. L’instrumental aux allures daz-dillingeriennes produit par Mysta.D est percutant mais laisse tout de même l’espace nécessaire à la verve et au flow des trois protagonistes pour bien taper dans l’encéphale de l’auditeur. Une mixture bien crapuleuse, caractéristique de l’environnement ardu d’Expression Direkt et Rohff. « C’est comme ça que ça se passe dans une té-ci »– AndyZ

Fabe – « Bienvenue à Paris »

La rédaction reprend à son compte la suggestion formulée par un utilisateur dans la partie commentaires qui suit ce morceau de Fabe sur YouTube : voici peut-être l’hymne des Jeux Olympiques de Paris 2024. En tous cas, celui qui raconte l’envers du décor de la carte postale que le plus grand évènement planétaire est censé envoyer au monde entier. « Bienvenue à Paris » a pourtant été publié en 1996. C’est en effet avec ces cinq minutes, produites par DJ Stofkry et Just One, que Fabe ouvre son EP, Lentement mais sûrement. Plutôt « sûrement » que « lentement » en l’occurrence. Anonymat, embrouilles quotidiennes, police omniprésente, stress qui confère à la paranoïa généralisée, tentations en tous genres, manque d’humour, violence sociale, je-m’en-foutisme globalisé, voici la manière dont Fabe met les pleins phares sur la face sombre de la Ville Lumière. Le tout est déroulé sur une production cyclothymique, entre ambiance noire et déambulation interlope. Impossible ici de ne pas sentir des restes du son du Complot des bas-fonds et, finalement, le nom du premier crew de Fabe ne pouvait pas mieux coller à la façon dont il s’improvise guide officiel de Lutèce. Tirant sur sa voix, transposant ses humeurs et sa désillusion dans ses intonations, aussi déploré que sentencieux, le rappeur de Barbés retranscrit tout la pression que peut foutre Paris à ceux qui y vivent autant qu’à ceux qui l’idéalisent. D’autant plus que dans les années 1990, la ville était souvent bien plus violente qu’elle ne le semble aujourd’hui à ceux qui se répandent sur les réseaux sociaux à propos de la politique de la Mairie de Paris. Alors ici, pas de hashtag instrumentalisé politiquement mais des âmes saccagées. Vivement juillet de l’an prochain qu’on rigole. Ou pas. #SaccagelesJO – zo.

Suprême NTM – « Paris sous les bombes »

NTM sur disque, c’était de la véhémence, des productions explosives et les éclats de voix de JoeyStarr. Mais paradoxalement, le morceau le plus réussi du groupe est peut-être bien celui où Joey et Shen ont pris le parti de rapper en chuchotant. « Paris sous les bombes » nous plonge dans l’ambiance d’une expédition nocturne au cours de « l’épopée graffiti ». Les Dionysiens avancent donc à pas de loup, causant à voix basse pour ne pas se faire repérer. Afin de renforcer cette atmosphère tendue et nocturne, la production combine une lourde basse au piano de « Get out of my Life » (Joe Williams & The Jazz Orchestra), qui pour l’occasion semble avoir été décomposé puis remonté pour donner une impression d’étrangeté, à mille lieux de son utilisation d’origine. Le scratch de Rakim qui soulignait le refrain finit par s’entremêler totalement avec lui dans un final étouffant, qui s’achève par une explosion. « Paris sous les bombes » est un morceau qui ne ressemble à nul autre, l’exemple parfait d’un concept bien pensé et exécuté avec brio. Comme quoi, sophistiquer ce n’est pas toujours pêché. – Kiko

Doc Gynéco – « Nirvana »

Au sein de Première Consultation, monumental premier album de Doc Gynéco, “Nirvana” détone. Le disque, enregistré à Los Angeles sous la houlette de Ken Kessie et l’influence du rap californien, est chaud, lumineux. Un jeune Gynéco malicieux déambule de piste en piste et irradie chacune de son sourire audible. Globalement léger dans son propos, le rappeur est flegmatique, il pose ses rimes avec second degré et détachement, l’air de rien pour parler de pas grand chose. Première Consultation est un album doux, empreint d’érotisme, d’humour, et de maladresses plus ou moins gênantes. Mais il est de temps à autre traversé par des idées tristes, d’une couleur grise qui tranche sur une musique solaire, comme c’est le cas avec “Nirvana”. C’est la chronique d’un enfant du siècle, avalé par le capitalisme et la pop culture puis recraché par les crises et les effondrements. Doc Gynéco s’y montre sous un jour sombre, c’est un post-adolescent désenchanté, voire nihiliste. S’il rappe et chante avec son habituelle légèreté de ton, le texte qu’il a écrit pour cette chanson a des allures baudelairiennes, il y étale ses idées suicidaires avec tout le naturel du monde, rêvant d’une fin à la Dewaere, à la Bérégovoy, à la Marilyn Monroe ou façon Ayrton Senna, peu importe : balle dans le crâne, overdose de barbituriques ou rencontre à 210km/h avec un mur, la fatalité de l’issue est la même. Dégoûté par la vacuité d’une existence rythmée par le temps de travail et vaguement colorée grâce aux paradis artificiels, Doc Gynéco se grime en clown triste dans un monde où plus rien n’est vrai si ce n’est le déclin. Le futur sera annulé, alors autant opter pour un départ anticipé, si possible avec panache et légèreté… Ce n’est pas plus grave qu’autre chose, de toute façon rien n’est grave, “le monde est stone”. – B2

1990-1999, une décennie de rap français sera disponible en librairies le 15 novembre. Vous pouvez d’ores et déjà le commander en ligne :

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