Rapattitude vu par Madj
Pour notre livre, 1990-1999 une décennie de rap français, nous avons interviewé Madj. Nous l’avons bien sûr questionné sur les albums d’Assassin, mais aussi sur Rapattitude, disque majeur s’il en est, dans lequel il a joué un rôle important bien que non crédité. Avec son grand sens du détail, Madj nous a raconté sa version de la genèse bien étrange de la première compilation du rap hexagonal, entre séances d’enregistrement en catimini, tensions permanentes et coups tordus. En cela, ses dires complètent l’excellent travail réalisé par nos confrères de Down with this, ou même celui de José-Louis Bocquet et du regretté Philippe Pierre-Adolphe dans le génial Rap ta France. Mais il a fallu faire des choix : pour des questions de mise en page, nous n’avons pas pu faire figurer le témoignage in extenso de Madj dans notre bouquin. Qu’à cela ne tienne : il sera donc sur notre site internet car, tout simplement, il aurait été dommage de ne pas diffuser ce précieux récit. Retour donc à la fin des années 1980, quand le rap se diffusait essentiellement par la bande FM et très peu sur vinyle ou CD. Et que le Parti socialiste avait pignon sur rue dans l’industrie du disque.
« Avec un mec qui s’appelle Mil, on avait une émission de radio, Fusion Dissidente, sur Radio Beur, l’actuelle Beur FM. On avait commencé en 1987. On la définissait comme une « tribune libre de la culture urbaine ». Dans notre bouche, à l’époque, « culture urbaine » ou le mot « urbain », ça n’avait pas du tout le même sens qu’aujourd’hui. On se proposait de promouvoir toutes les musiques « urbaines », le rap, le rock, le reggae. On tournait autour de ces trois axes. On était très rock à l’époque, mais c’étaient les premiers temps où je mettais de manière sérieuse les pieds dans la musique hip-hop. On jouait du rap américain principalement, parce qu’il n’y avait quasiment pas de disques de rap français. On recevait aussi des invités en live. On a reçu des grands noms du rock, Bérurier Noir, La Souris déglinguée, Parabellum, Ludwig von 88 : tous les groupes qui étaient actifs à cette époque là. On recevait aussi les gens du milieu des Sound Systems comme Pablo Master, Lord Zelko, Daddy Yod, Tonton David et le Sound High Fight. Et dans le rap, on a eu tout le monde : Assassin, NTM, EJM… J’en passe et des meilleurs. L’émission s’est arrêtée en 1991. »
Intro Fusion dissidente
« En 1989, j’étais en contact avec un mec qui s’appelle Benny Malapa par d’autres biais, plutôt par des activités liées à la politique. Lui était sur un documentaire qui s’appelait Paris Black Night : il se proposait de retranscrire ce qui se passait dans le monde de la nuit des communautés africaines et antillaises à Paris. De fil en aiguille on s’est retrouvés ensemble dans ce projet de compilation Rapattitude. Le truc qui nous a montré la voie, qui nous a montré que c’était possible de le faire, c’était une compilation appelée Assis sur le rythm posés sur la version, sortie sur le label Earthquake. C’était surtout une compil de reggae et dessus il y avait un seul rappeur, EJM, sur le morceau « Nous vivons tous ». C’est là qu’on s’est dit que ce serait bien de faire un truc rap/reggae. C’étaient deux scènes qui étaient très liées à l’époque. »
EJM - « Nous vivons tous »
« Rapattitude s’est enregistré principalement durant l’été 1989 à l’IRCAM [Institut de recherche et coordination acoustique/musique, NDLR]. On y était en sous-marin. Benny avait tissé des liens avec un ingénieur du son qui nous faisait rentrer en loucedé la nuit. 90% des séances d’enregistrement se sont faites comme ça. En ce qui me concerne, j’ai activement participé à une bonne vingtaine de sessions de studio et au casting du projet. Je n’avais pas d’expérience en studio à l’époque, mon rôle c’était tout d’abord d’assurer un encadrement « structurel » : faire que la session soit possible, coordonner les ingénieurs et les artistes en termes de planning. Je devais aussi assurer une certaine forme de direction artistique, entre guillemets. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts et j’ai appris ce qu’était vraiment un directeur artistique mais c’était un peu ça ma fonction, parce que Benny était absolument nul dans tout ça. Il n’y connaissait rien, contrairement à la façon dont il a été vendu par la suite. Si tu reprends des trucs de l’époque, il était présenté comme le « Berry Gordy français » : c’était une grosse blague, c’était un mec qui n’avait pas un disque chez lui. Donc c’est Mil et surtout moi qui étions le plus impliqués sur l’aspect artistique. On écoutait de la musique, on faisait de la radio, on invitait des artistes. Beaucoup de liens se sont faits par le biais de l’émission.
J’étais au premier rendez-vous qu’on a fait avec Emmanuel De Buretel à l’automne 1989, une rencontre qui amènera Labelle Noir [label fondé par Madj, Mil et Benny, sur lequel sortira Rapattitude, NDLR] à signer en licence avec Virgin. À l’époque, il était responsable de Virgin Editions. On avait déjà un certain nombre de morceaux enregistrés et on s’est retrouvé à contacter De Buretel parce que Joeystarr s’était pris la tête avec Benny et lui avait dit : « de toute façon ta compil on s’en bat les couilles, De Buretel fait une compil et si on veut on est dessus ». C’est là que Benny a eu l’idée d’appeler De Buretel, pour lui dire que nous aussi on faisait une compilation. Mais c’était du bluff, De Buretel n’avait rien fait, il avait juste le projet de faire une compil sur laquelle il voulait mettre Jhonygo & Destroy Man et je ne sais plus qui. Par contre nous on avait déjà des titres enregistrés. Donc quand il a vu ça, il a sauté sur l’occasion. »
« Au final, pour reprendre une punchline d’un ami originaire d’Aulnay-sur-Bois, « j’étais pris en compte dans le devis mais je ne figurais plus sur la facture ». [rires] Benny avait habilement concentré l’administratif dans les mains de sa femme [Cathy Malapa, NDLR]. Vu nos activités politiques, il m’avait dit qu’il ne fallait pas que j’apparaisse dans les papiers. Je lui ai fait confiance. À l’époque, il y avait pas mal de gens proches du Parti Socialiste dans certaines sphères du business de la musique et du divertissement. Et comme on était dans un courant politique qui était largement hostile au Parti Socialiste, il m’avait dit que c’était mieux qu’on n’apparaisse pas, ni lui ni moi. Sauf que c’est sa femme qui apparaissait avec des prête-noms dans les papiers de l’association Labelle Noir, où sortirait Rapattitude. J’ai compris que plus rien n’allait le jour où, en prêchant le faux pour savoir le vrai, j’ai grillé qu’ils mentaient. Je me suis dit que s’il y avait du mensonge, c’était que rien n’allait plus. Il nous a écartés, on a été obligés de monter une espèce de combine pour essayer de le coincer mais on a perdu. Il a même fait signer des attestations à ces prête-noms pour certifier qu’ils ne m’avaient jamais vu. Ces gens existaient dans les papiers, mais dans Rapattitude ils n’ont rien fait. Devant une juridiction, les gens qui sont membres du bureau d’une association, même si ce ne sont que des prête-noms, s’ils disent qu’ils ne t’ont jamais vu, ça a plus de valeur que la parole de celui qui dit « j’étais là » mais qu’on ne voit apparaître nulle part. Benny avait même une attestation de l’un des ingénieurs du son à qui il avait promis monts et merveilles, avec qui j’avais passé de nombreuses nuits lors des sessions, qui mentait en affirmant également ne m’avoir jamais vu.
À ce moment-là, sur le même principe, j’ai contacté des artistes pour leur faire signer des attestations disant qu’on était bien là. Les seuls qui ont accepté de signer c’est NTM. Il faut leur rendre hommage. Mode 2 qui avait fait le logo de la compilation, a également signé une attestation en notre faveur. Tous les autres se sont dégonflés. Parce que le disque allait sortir et que certains avaient des liens un peu plus resserrés avec Benny, comme Tonton David : Benny était en train de devenir son manager. Mais tout le monde sait qu’on était là. »
« Aujourd’hui, je n’inventerai rien en disant que Rapattitude a été un acte fondateur, le début de beaucoup de choses et le point de départ pour pas mal de gens. En même temps que d’autres trucs, comme le premier album de Lionel.D et l’émergence de MC Solaar, ça a permis de faire découvrir le rap et peut-être même la culture hip-hop à toute une génération de jeunes gens qui avaient à l’époque entre douze et quinze ans. Beaucoup ont découvert ça par ce biais là, certains sont devenus des acteurs après. En plus, bien sûr, des gens qui étaient déjà actifs à l’époque dans la scène et la culture. C’est un disque fondateur, il a ses imperfections liées à l’inexpérience des artistes, des gens en studio et des producteurs. Mais aussi ses qualités du fait de sa fraîcheur. »
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