Double K et People Under The Stairs, le temps des adieux
Il y a quelques semaines, nous apprenions le décès de Double K, DJ/rappeur au sein du groupe People Under The Stairs. Un triste événement qui met un point final à l’histoire de PUTS, duo atypique et attachant dont la carrière s’est étalée sur dix albums et plus de vingt ans.
Commençons par un mea culpa : nous aurions dû raconter le parcours de People Under the Stairs dans nos colonnes bien avant. Dans les mois qui ont suivi la sortie de Sincerely, The P, l’ultime album de PUTS, c’eût été le moment idéal. Malheureusement, après le pincement au cœur ressenti lorsque le groupe a tiré sa révérence, le train-train de la critique rap a repris son cours : suivre le rythme effréné de ce qui sort ou est annoncé, de ce qui se dit, de ce qui se fait ; s’assurer de perdre le moins de miettes possible d’une actualité où tout peut se faire et se défaire en quelques heures. Il aura fallu un événement tragique pour culpabiliser quant à ce regard en arrière qui n’est pas venu à temps : le 30 janvier 2021 fut annoncé le décès de Double K, quarante-trois ans, l’un des deux membres de People Under The Stairs. Le moment est donc venu de faire amende honorable avec un hommage qui aurait dû être rendu en des circonstances moins malheureuses. Et de reconnaître que le message de PUTS, bien qu’affreusement banal et convenu de prime abord, a quelque chose d’une vérité immuable : la vie est courte et incertaine, n’attendez pas que les gens que vous appréciez ne soient plus là pour réaliser qu’ils comptent pour vous.
1995-2004 : des débuts mitigés
Michael Turner alias Double K et Christopher Portugal aka Thes One se rencontrent au milieu des années 1990 chez Martin’s Records, un disquaire du quartier de Mid-City, Los Angeles. Le premier a fait partie de Log Cabin avec Eligh et Murs, le second a déjà produit quelques morceaux et rappé, ça et là. Après s’être un peu regardés en chiens de faïence, les deux gamins décident d’unir leurs forces : ils partagent un amour des disques rares de funk et de jazz peu commun pour leur âge. Leur duo s’appellera People Under The Stairs, sans lien avec le film de Wes Craven (Le Sous-sol de la peur en VF) : « Us two right here, we’re not too much into the limelight, we kinda keep it on the « people under the stairs » type feel. So we’re under the stairs. You don’t see us until it’s time to come out and party » explique Double K au site MVRemix en 2002.
Les rôles se définissent assez vite : à Double K les platines, à Thes One le sampleur (majoritairement), aux deux le micro. Cependant, au départ, il n’est pas vraiment question pour le duo de rapper. Influencés par The Beatnuts et ayant affaire à des MCs bien trop nombrilistes à leur goût, Mike et Chris décident toutefois de s’y coller pour s’assurer que les morceaux correspondent bien à leurs attentes. Thes One et Double K ne comptent pas parmi les nombreux virtuoses du flow qui opèrent alors à Los Angeles – Ellay Khule, Myka 9 ou Busdriver, pour ne citer qu’eux. Mais ils sont complémentaires : à l’intensité de Chris répondent parfaitement la force tranquille et la voix chaude de Mike. En parallèle à cette carrière naissante, le duo est de tous les évènements : les soirées au Club Unity ou les open-mics du Good Life Café, lieux structurants de la bouillonnante scène underground de L.A. ; les concerts aussi, que les têtes d’affiche soient de Californie ou d’ailleurs. PUTS interagit peu, néanmoins, avec ses confrères : Mike et Chris paient leurs places, s’amusent, mais restent en retrait. People Under The Stairs demeurera d’ailleurs toujours assez isolé dans le milieu du rap US, collaborant rarement avec d’autres artistes, sans qu’il ne soit possible de déterminer s’il s’agit d’un choix ou d’une contrainte.
En 1998, sort The Next Step qui, comme beaucoup de premiers long-formats de l’époque, est plus une compilation de morceaux enregistrés sans réelle finalité qu’un véritable album. C’est l’occasion pour le duo d’adopter deux partis pris qui façonneront sa carrière – et pour nous, à ce moment du récit, de placer deux gros lieux communs. Primo, on n’est jamais mieux servi que par soi-même : sur The Next Step, Thes One et Double K assurent le rap, la production, les scratches, mais aussi l’enregistrement, l’artwork et toute une partie de la logistique. Deuxio, nul n’est prophète en son pays : si PUTS a vingt ans durant chanté les louanges de Los Angeles, la relation a longtemps été plutôt unilatérale.
The Next Step , malgré des chiffres de vente corrects, est ignoré par les DJs, les disquaires et les artistes locaux : la musique de People Under The Stairs ne sonne pas assez L.A. Mais qu’importe ce désamour, Thes One et Double K iront chercher leur salut sur des terres moins ensoleillées qui leur seront néanmoins plus chaleureuses. Porté par le morceau « San Francisco Knights », leur album connaît un certain succès en Europe – notamment en Angleterre. Le duo embarque donc pour une tournée sur le Vieux Continent. Séduit par cette association improbable, un grand Noir rondouillard et jovial avec un petit Latino sec et nerveux, le public adhère. PUTS comprend que sa longévité dépendra de la scène et de l’étranger.
People Under The Stairs - « San Francisco Knights »
L’album suivant, Question in the Form of an Answer, arrive en 2000 et s’ouvre sur le sample qui fermait The Next Step. Le premier long-format était plutôt sombre et âpre, le second est plus jazzy et tranquille. Davantage que par des morceaux remarquables, il brille par sa cohérence. La production est moins brouillonne et PUTS parvient à créer une ambiance envoûtante à laquelle on revient toujours avec plaisir. Mais c’est en 2002, sur le troisième album, O.S.T., que le son People Under The Stairs arrive à maturation : un boom bap riche, pêchu et mélodique, taillé pour les performances live. Le disque contient quelques-uns des morceaux les plus remarquables de PUTS : « Acid Raindrops », « The L.A. Song », « The Dig » ou « O.S.T. ». L’album est aujourd’hui considéré comme le magnum opus de People Under The Stairs ; pourtant, à l’époque, il s’agit d’un échec commercial cuisant. La désillusion est grande : Mike et Chris avaient mis toutes leurs forces dans ce disque et y croyaient dur comme fer.
La même année, Thes One participe à une beat battle contre will.i.am, star internationale en devenir avec la version rebootée de Black Eyed Peas. Les deux gars ne peuvent pas s’encadrer, l’ambiance est électrique. Il en faut peu pour que la soirée se termine en pugilat sur le parking du club. Cet épisode est symbolique de l’animosité a posteriori assez incompréhensible dont PUTS est alors la cible à L.A. L’humour, la légèreté et la décontraction de Mike et de Chris jouent contre eux : on les considère comme des bouffons qui ne prendraient pas le rap assez au sérieux. Les distributeurs les ignorent, la plupart des autres artistes les méprisent. Il reste contractuellement au duo un album à donner à son label, Om Records. La suite logique serait que l’aventure s’arrête après. C’est dans ce climat désenchanté que sort …Or Stay Tuned, disque bricolé sans passion à partir de chutes de studio de l’époque O.S.T. et de quelques remixes.
2005-2010 : tournants en série
Alors que le groupe est plus ou moins au point mort, le redémarrage va arriver de façon inattendue. Par le biais de connaissances, Mike et Chris sont mis en contact avec un tour manager qui leur donne enfin l’opportunité de donner une série de concerts aux États-Unis. Si O.S.T. a floppé, l’album a néanmoins permis à PUTS de disposer d’une setlist plus étoffée et calibrée pour faire bouger la foule. People Under The Stairs se taille vite une solide réputation de groupe de scène. Avec humour et bagou, Thes One et Double K racontent un mode de vie auquel festivaliers et oiseaux de nuit ne peuvent qu’adhérer : des barbecues qui n’en finissent pas, de la picole, de la weed, du diggin, un couché de soleil californien en toile de fond. Leur alchimie sur les planches et leur bonhomie donnent du corps à ces images d’Épinal.
Pour l’album suivant, PUTS change de label, passant chez l’éphémère Basement Records, et voit les choses en grand : le duo réalise un rêve en invitant George Clinton, le disque dure une plombe (soixante-seize minutes) et est accompagné d’un DVD. Il regorge d’idées improbables, comme celle de ne scratcher que des phrases de rappeuses. Quitte à être ostracisé par le milieu, autant se faire plaisir. Et paradoxalement, ça marche : bien qu’un peu indigeste, Stepfather est une réussite commerciale, s’écoulant à cinq-mille exemplaires en première semaine. People Under The Stairs repart sur la route et, cette fois, ce n’est pas pour faire des premières parties, mais bien pour être en tête d’affiche de concerts souvent sold out.
Les contours de l’identité PUTS sont alors posés : le groupe finira, dans une certaine mesure, par en devenir prisonnier. Les deux albums suivants, Fun DMC et Carried Away, sont toujours agréables mais moins convaincants : si le duo donne à son public ce qu’il attend, il peine à se renouveler. Il y a bien quelques idées lumineuses comme celle de capter des bruits du quotidien pour recréer sur Fun DMC une ambiance typique de Mid-City. Mais dans l’ensemble, la fin des années 2000 constitue le temps faible du parcours de People Under The Stairs.
Le groupe fêtera tout de même en grandes pompes son dixième anniversaire en remplissant la salle El Rey Theatre de Los Angeles, se réconciliant ainsi avec sa ville. Un nouveau tournant s’annonce toutefois sur Carried Away et sa pochette très évocatrice. Les deux Californiens sont alors entrés dans la trentaine, les longues tournées et les fêtes jusqu’à l’aube commencent à peser sur les corps et les esprits. La réflexion sur le sens de l’existence, jamais totalement absente des albums du duo, va prendre de plus en plus de place, s’insérant dans un discours cohérent in fine : jusque-là, Mike et Chris nous avaient surtout encouragés à profiter des bonnes choses de la vie ; désormais, ils nous expliqueront également que c’est d’autant plus nécessaire que tout peut s’arrêter très vite.
« So many friends gone, some alive, most drift/Like a leaf in a strong breeze, catch a lift on the memories you uplift/The good times were a gift, even enemies seemed to have a purpose. »
(« Carried Away »)
2011-2019 : D.I.Y. et sortie de scène
L’album suivant, Highlighter, qui sort en 2011, marque plusieurs ruptures : tout d’abord, il s’agit du premier projet sorti sur Piecelock 70, la structure créée par Thes One. Échaudés par leurs expériences avec les différents labels qu’ils ont connus, Om Records (où ils étaient retournés pour Carried Away) en premier lieu, Mike et Chris décident donc de revenir, comme au tout début de leur carrière, à une totale indépendance et au do it yourself complet. Par ailleurs, Mike et Chris trouvent alors que la course aux samples obscurs a viré au snobisme : ils souhaitent revenir à des productions plus accessibles, où l’auditeur prendrait plaisir à entendre des morceaux qu’il connaît être réutilisés. Sur Highlighter, PUTS échantillonne donc Nirvana, Michael Jackson ou Sting. People Under The Stairs a également recours, plus que d’habitude, à des instruments. Selon la formule, le disque ne trouvera pas son public, ne convaincant pas les fans habituels du groupe et ne lui permettant pas non plus d’aller chasser sur de nouvelles terres. Une fois passé outre les quelques samples effectivement un peu gras, Highlighter a quand même son lot de bons moments (« Uprock Boogie », « WRLA » ou « Talkin’ Back To The Streets »). 2011, c’est également l’année où People Under The Stairs fera les ouvertures du Blue Slide Park Tour de Mac Miller, touchant ainsi un nouvel auditoire. Le jeune rappeur de Pittsburgh rendra la même année hommage au groupe avec le morceau « People Under the Stairs« , reprenant l’instru de « San Francisco Knights ».
Il faut attendre près de trois ans pour l’album suivant de PUTS, un délai anormalement long pour le groupe. 12 Step Program sort à nouveau sur Piecelock 70. Le premier single, « 1 Up Til Sun up » sample le thème de The Legend of Zelda et bénéficie d’une vidéo plutôt chiadée. L’album est construit autour de jingles conçus pour une radio fictive, WRLA. 12 Step Program est funky, drôle et laid back. S’ils ne se réinventent pas, Mike et Chris semblent s’en donner à cœur joie. La tournée qui suit est longue et triomphale. Mais le temps continue de passer et de laisser toujours plus de traces : Chris a des problèmes d’audition, Mike est perclus de douleurs aux jambes qui lui rendent les concerts de plus en plus difficiles. « When you get to the point where you’d rather be back at your hotel room after the show watching Discovery Channel than at the after-party, it’s probably time to consider the reason you’re there » dira Thes One au L.A. Times. Ce rythme n’est plus tenable et il devient nécessaire de trouver comment clore l’aventure de la plus belle des façons. PUTS se lance dans une série d’EPs, les bien nommés The Gettin’ off Stage. Les deux premiers volumes sortent en 2015 et 2016 ; le troisième doit marquer la fin du groupe. Mais l’attrait d’un ultime album, le dixième, est trop fort. Après quelques reports, celui-ci est programmé pour début 2019.
Ce dixième album viendra achever une aventure qui s’est étalée sur vingt-et-un ans. Comme beaucoup d’autres groupes arrivés à la même époque, People Under The Stairs a su se faire une place aux marges de l’industrie du disque en se construisant une fanbase fidèle. Mais là où Jurassic 5, Dilated Peoples ou Living Legends – pour parler de voisins et de contemporains de Mike et Chris – ont connu un parcours bien plus bref et/ou moins prolifique, PUTS a eu une longévité exceptionnelle. Qui s’explique, en premier lieu, par l’importance que le duo a accordé à la scène dès ses débuts : quand le marché du disque s’est effondré, People Under The Stairs a dû augmenter la cadence de ses tournées, voyager à deux et réduire un peu la voilure côté équipements, mais le groupe était mieux préparé que bien d’autres à ce changement de contexte. Mike et Chris se sont produits presque partout dans le monde, suscitant l’enthousiasme par la qualité de leurs prestations live mais aussi par leur simplicité et leur bonne humeur. David Ma le résume parfaitement : « PUTS made music for BBQs but there was a chance they’d show up to yours. » Comme un symbole, le concert d’adieu de People Under The Stairs a eu lieu à Londres, le 27 octobre 2018.
Sincerly, the P, sort le 1er février 2019. Il s’agit d’un album correct, ni le meilleur, ni le moins bon de la longue discographie de People Under The Stairs. Thes One et Double K ont le grand mérite de ne pas avoir triché : pas question de forcer le trait en parlant plus que de raison de folles soirées, de fumette et de beuveries. Les sujets des morceaux épousent davantage leurs préoccupations de quadragénaires : la parentalité, les relations familiales, le climat sociétal. Il manque un peu de la folie habituelle du duo à tout ça, comme si Mike et Chris avaient voulu jouer le jeu mais que le cœur n’y était plus vraiment. C’est du moins ce qu’on peut penser jusqu’au dernier morceau, « The Sound of a Memory ».
Choisir sa fin de carrière est un luxe pour un artiste. Bien souvent, le destin se charge de décider à sa place. Mike et Chris ont donc eu le temps de penser où, quand et comment clore leur parcours commun. Ça n’a certainement pas été évident : comme Thes One le révélait récemment dans une série de posts instagram en hommage à Double K, la mort était une obsession pour eux. Qui les a toujours amenés à faire du dernier morceau de chaque album un adieu potentiel si jamais il n’y en avait pas d’autres. Mais aussi, sur un versant moins sombre, à régulièrement rire aux éclats en imaginant quels seraient leurs derniers mots avant de rendre l’âme. L’ultime morceau de l’ultime album de People Under The Stairs revêt une importance capitale du fait de cette idée fixe. Il faut que les derniers instants du groupe soient inoubliables pour celles et ceux qui l’ont suivi jusqu’ici ; les paroles prononcées à cette occasion doivent accompagner pour toujours les personnes pour qui PUTS a compté.
People Under The Stairs - « The Sound of a Memory »
La conclusion s’intitule « The Sound of a Memory ». Le titre est construit autour d’un sample du groupe Are & Be et d’un poignant air de piano joué par Kat Ouano. Plutôt que de célébrer leurs aventures communes, Thes One et Double K y parlent de deuil, de souvenir, de résilience. Ils rendent hommage à toutes les figures qui ont compté pour eux et ont disparu depuis 1998 et leurs débuts. D’une tristesse magnifique, le morceau était déjà difficile à écouter au moment de la sortie de Sincerly, The P, pour ce qu’il représente : l’adieu à un groupe immensément attachant, mais aussi un rappel que le temps emporte tout ; les carrières, mais aussi et surtout la vie d’êtres chers. Le décès de Mike rend aujourd’hui son écoute encore plus douloureuse. « If it has to end, it should end as such » dira Thes One au sujet de « The Sound of a Memory ». Voilà un final trop chargé en émotions pour tourner en boucle, mais qui est à la hauteur de la belle histoire qu’il clôt.
« Tell your people that you love them while they all still here/Show your people that you love them while they all still here/Man, tell your people that love them while they still can hear. »
(« The Sound of a Memory »)
Un an après Sincerly, The P, Murs, avec qui PUTS a toujours conservé de bons rapports, a rendu hommage au groupe avec le morceau « Flowers for People Under The Stairs ». Double K et Thes One se sont de leur côté fait discrets. Ils avaient été clairs, une fois la fin de leur collaboration annoncée : nul besoin d’attendre une reformation, quand le rideau tombera sur People Under The Stairs ce sera définitif. Le sort leur a laissé peu de temps pour revenir sur cet engagement. Le 30 janvier, presque deux ans jour pour jour après la sortie de Sincerly, The P, le décès de Double K est annoncé. Les causes de sa mort n’ont pas été révélées, ses derniers mots non plus. Tout juste a-t-on appris qu’il est parti en paix, ce qui est bien l’essentiel.
Double K, rock on…
Merci pour cette belle rétro. C’est vrai que c’est un groupe US qui a plus fonctionné chez nous que là-bas. Ces vibes jazzy/west coast étaient juste parfaites pour accompagner un été de bédave… Sinon, contrairement à l’abcdr, j’avais vraiment bien aimé l’album Carried Away et ses boucles catchy
Toujours là le Kiko.. respect!