Nos 25 morceaux du premier semestre 2022
Mettre à l’honneur du boom-bap funèbre, du rap anglais vitaminé ou de la trap sanglante tout en affublant Drake et Pusha T de petits surnoms, telle est cette sélection semestrielle. Et peut-être même bien plus encore.
Vince Staples – « When Sparks Fly »
En 1996, Nas signait sur It Was Written le morceau « I Gave You Power », brillant récit à la première personne d’une arme à feu consternée par le cercle de la violence que sa seule existence suscite, avec un regard d’enfant, d’ado puis d’adulte. Vingt-six ans plus tard dans son album Ramona Park Broke My Heart, Vince Staples, las de l’injustice et de la précarité qui touchent son quartier à Long Beach (au point d’en avoir « le coeur brisé »), reprend un procédé similaire sur « When Sparks Fly ». Mais plutôt que de faire un pâle copier-coller, Vince Staples s’est sans doute laissé guider par la mélodie peinée et envoûtante du sample de Lyves, bouclé et trituré par le producteur Frano (et qu’il associe astucieusement au beat ralenti de « More Trife Life » de Mobb Deep). La poudre à canon devient alors philtre d’amour, et la relation du calibre avec son propriétaire tourne en une romance interdite et fragile, brisée par une peine de prison de son compagnon d’infortune qui pourrait être aggravée si la malheureuse tombait entre les mains de la police. Vince Staples apprécie user régulièrement de micro-symboles et détails pour donner vie à ses textes. Sur ce « When Sparks Fly », il en joue tant sur leurs niveaux de lecture avec un tel brio que l’oreille distraite ou fraîche ne pourrait entendre que la complainte d’une jeune fille naïve amourachée d’une petite frappe possessive et imprudente. « When Sparks Fly » aurait ainsi pu s’appeler « I Gave You Safety » : la sensation de pouvoir créée par le flingue se retourne en une relation factice et déséquilibrée qui dissimule mal des problèmes de confiance en l’autre et en soi. – Raphaël
Dabbla – « Alec Baldwin »
En 2016, Dabbla avait titré son premier album solo Year of the monkey. Depuis il a amplifié ses singeries, et elles sont définitivement à prendre au sérieux. Le méconnu LondonZoo et les Dead Players n’en avaient de toute façon pas fait mystère autour des années 2010 : Andreas Pittas rappe bien. Très bien même. En groupe, il était déjà dans cette lignée anglaise déjantée, celle qui fait le pont entre l’électro, le grime et le hip-hop le plus dur sur fond de sarcasmes autocentrés, d’humour pince-sans rires, et d’instabilités psychiques mises en scène dans une version trash des Monthy Pythons. Dabbla, c’est ce rappeur qui apparaît démembré mais déterminé dans ses clips. C’est cet héritage de l’underground anglais désormais systématiquement transposé quelque part entre les grimaces verbales de feu les Foreign Beggars, un Ocean Wisdom d’humeur bordélique et un Slowthai sorti d’une rave des faubourgs de Londres. « Alec Baldwin » n’en est qu’une illustration parmi d’autres, mais qu’elle est efficace ! Entre sauts d’humeur et conviction d’ingérable insolent. Dabbla joue des mots tantôt avec le flingue sur la tempe tantôt en rafales balancées à l’aveugle. « On the edge i stay fully fledged, it’s in full effect i’m like Alec Baldwin with a gun on set. » Tout sauf une balle à blanc. – zo.
Pusha T – « Call my bluff »
La saison sèche arrive. Et cette année, elle s’annonce encore plus sèche qu’à l’accoutumée. Pénurie en huile, risque de pénurie en céréales et en viande. Pénurie de main-d’œuvre dans beaucoup de secteurs. Rivières et nappes phréatiques bientôt à sec. Quarante degrés à la mi-juin. « It’s almost dry« . Le rappeur virginien ne faisait sûrement pas référence à ce désordre ambiant, pourtant la sécheresse de son disque, produit par deux mastodontes de ces dernières décennies, résonne avec l’air suffocant d’un été sans fruit. Les compositions de Pharrell Williams laissent planer un vent glacial et baroque (“Brambleton” ou “Neck & Wrist”) en opposition au style plus soul et plus chaud de Ye (“Dreamin of the past” ou “Just so you remember”). Les basses et le vacarme de “Let the smokers shine the coupes” n’auraient pas dépeint dans la bande originale du jeu vidéo Soul Reaver où un vampire aspirait les âmes des damnés. Legacy of Kain. Phonétiquement, le double sens est intéressant. Sur « Call my bluff », c’est encore une atmosphère d’épouvante qui s’installe. Si le clip penche plus vers un film de Scorsese avec découpage d’un cadavre dans le coffre d’une auto (et cette ligne : “buried drug money from lawn to lawn”), l’auditeur n’aurait aucun mal à s’imaginer dans une fête foraine nocturne qui déraille, avec l’ex-moitié des Clipse au sommet d’une grande roue emmitouflé dans une gabardine de luxe, prêt à fondre sur sa proie. Rire du Joker au coin des lèvres, Pusha T emprunte le style de Slick Rick, introduisant son premier couplet par une visite guidée des meilleurs spots de la ville. Les buffalo shrimps du Mahi Mah’s ont droit à une publicité gratuite de même que les salons du Ramada Hotel, pour des produits moins adaptés aux encarts promotionnels des réseaux sociaux. Le décor planté, Push finit d’asseoir son statut de champion arrogant (“We only in the sport to be LeBrons / When you used to platinum, that gold be bronze”) avant de reprendre son refrain diabolique. Son entrée sur le deuxième couplet est non moins spectaculaire, jonglant avec un flegme presque britannique et un swing en parfaite cadence avec la production toute en basses de Pharrell. Nul besoin de savoir à qui s’adresse « Call my bluff », la magie du morceau réside ailleurs que dans l’énergie destructrice d’un diss track. Tout son intérêt se trouve dans de subtiles nuances d’interprétations et dans une menace fantôme prête à jaillir à tout instant. Terrence Thornton joue au fossoyeur funambule et son numéro d’équilibriste, sur un fil de rasoir, combine tous les atouts pour que la concurrence évite de lui chercher des noises. Si par quelconque concours de circonstances elle ne le savait pas, maintenant elle sait. – JuldelaVirgule
M Huncho – « Warzone »feat. Headie One
Le Docteur Fatalis du nord de Londres est de retour en force depuis quelques mois, et il croise ici le micro avec le poids lourd de la drill londonienne Headie One. Les deux artistes, qui sont parmi les têtes d’affiches les plus évidentes de la scène UK actuelle, livrent un titre à la hauteur des attentes qui pouvaient peser sur un nouveau titre de deux artistes qui s’ils sont habitués à collaborer ne s’en disputent pas moin le sommet des charts britanniques. Le clip, signé KC Locke, les montre d’ailleurs en soldats rivaux dans les tranchées de la guerre de 1914 – avant qu’un changement de plan inattendu les projette tous les deux sur un confortable sofa, en train de siroter un five o’clock tea sous les éclats d’obus. Comme pour rappeler que si North London est une zone de conflit, Headie One et M Huncho ont aujourd’hui la stature de seigneurs de guerre, dans l’industrie musicale du moins. Le champ de bataille ? Une production réalisée par rien de moins que Quincy Tellem, Cage Beats, shadyboy et LNK Music organisée autour de deux motifs, une nappe de synthé et une boucle de piano, qui viennent faire écho aux contrastes entre les deux rappeurs. M Huncho est peut-être à son meilleur lorsque la présence d’un rappeur au phrasé plus cadencé vient complimenter son art imparable de la mélodie. L’alchimie fonctionne ici à merveille. – Beufa
Denzel Curry – « Melt Session #1 »
Avant Denzel Curry criait. Aujourd’hui, il va voir un psy. Grand bien lui fasse : la musique du rappeur floridien a gagné en profondeur et en clairvoyance. C’est tout le propos de Melt My Eyez See Your Future, album thérapeutique et touchant dans lequel l’auteur de « Ultimate » se regarde dans un miroir et se questionne sur son reflet. Notamment sur son morceau introductif, « Melt Session #1 » en compagnie du pianiste jazz et producteur Robert Glasper. Le temps d’un grand exercice d’autocritique et de remise en question, Curry déballe durant 4 minutes sans respiration ses démons, tout en prenant le temps de raconter aussi sa récente quête personnelle de rédemption pour briser le cercle vicieux de sa toxicité. Porté par une honnêteté brute, « Melt Session #1 » et son piano (qui semble courir après le train des pensées de Denzel Curry) est un formidable exercice d’introspection, tout en étant aussi une belle démonstration de rap. Et ce, sans crier sur tout le morceau. Denzel Curry a bel et bien grandi. – Brice
« Existe-t-il des samples auxquels il ne faut plus toucher ? Des échantillons grillés qui ont donné des morceaux trop sacrés pour qu’on les reprenne ? »
JID – « Surround Sound » feat. 21 Savage et Baby Tate
Existe-t-il des samples auxquels il ne faut plus toucher ? Des échantillons grillés qui ont donné des morceaux trop sacrés pour qu’on les reprenne ? Seulement, le sacrilège, c’est la base de cette musique. La transgression, le pillage, le vol à la tire. Piquer des notes, une phrase, un son pour broder autour, détourner du vieux pour créer du neuf. En 1999, Mos Def rappait un story-telling légendaire, « Ms Fat Booty », sur un sample d’Aretha Franklin. Plus de vingt ans plus tard, JID se réapproprie cette boucle des années 60 sur une rythmique moderne. Le rappeur d’Atlanta à la voix claire et posée en profite pour déployer toute sa maîtrise technique, aussi souple et fluide sur la première partie nerveuse que sur la deuxième au tempo ralenti. Quant à la combinaison avec 21 Savage, décidément dans tous les bons coups, elle sonne comme une évidence. « Surround Sound » est un hommage au titre de Mos Def autant qu’une démonstration de force impressionnante. Qui sait, peut-être que dans vingt ans, quelqu’un reprendra ce sample d’Aretha en pensant à JID ? – David
Skillibeng – « Whap Whap Remix » feat. Fivio Foreign & French Montana
La relation musicale entre la Jamaïque et les États-Unis remonte aussi loin que la fin des années 50, au temps où les premiers sound systems yardie diffusaient la soul et le rhythm and blues arrivés sur l’île via les ondes américaines. Par ricochet, le rap porte en lui un fort linéage caribéen, incarné par la figure tutélaire de DJ Kool Herc, mais dont les branches et ramifications s’étendent bien au delà d’un simple « père fondateur ».A tel point que certains l’affirment : « Le Rap est né en Jamaïque ». Derrière ce titre un brin provocateur se cache une étude fine et détaillée des incessants échanges musicaux entre l’île et le continent ainsi que de l’influence majeure du dancehall dans la conception du hip-hop. Cette cousinade particulièrement ténue se manifeste à New York plus que nulle part ailleurs et encore plus à la jonction des années 80 et 90 à travers des acteurs majeurs tels que KRS ONE, Supercat et bien sûr Heavy D. Si entre temps la relation s’est un peu distendue, elle connaît un renouveau au de la décennie 2010 quand Nicki Minaj met sa pierre à l’édifice de deux singles festifs et légers « Hold Yuh » et « Give It All To Me ». A la brève apogée de Bobby Shmurda, la légende Elephant Man ira jusqu’à tourner le clip du bien nommé « Shmoney Dance » au cœur du quartier du premier. C’est précisément dans ce jumelage autour d’un son plus rue, plus agressif que s’inscrit le remix de « Whap Whap ». Rythmique sèche, ambiance poisseuse et guntalk nonchalant, le morceau de Skillibeng est un banger infectieux au gimmick juste assez régressif pour en devenir ludique. Le parallèle avec la drill saute aux oreilles tant dans la thématique que dans la rythmique. Pas étonnant alors que les reprises spontanées se mettent à fleurir quelques mois après la sortie de l’original, de NBA Youngboy à 22GZ. Pour la version officielle, les préposés aux featurings Fivio Foreign et French Montana s’y collent. Réduit au seul refrain, Skillibeng arrive néanmoins à tirer le meilleur de ses invités. Fivio Foreign, qui s’est déjà frotté l’année passée à Govana, trouve ici un terrain de jeu juste assez familier et nouveau qu’il aurait été inspiré d’incorporer dans son album en lieu et place de samples ultras grillés et de morceaux boursouflés par sa confiance aveugle en un Kanye West en roue libre. Quant à French Montana, sa musique retrouve le temps d’un couplet l’odeur des halls de Mott Haven et nous gratifie d’une de ses phases bêtement faciles mais diablement addictives dont il eût un temps le secret « Montana rudeboy. Shit slaps, Chris Rock ». Calibrées pour une audience plus novice, ces trois courtes minutes sont en réalité un cheval de Troie car une fois lancées c’est trop tard pour y échapper, vous êtes déjà envahis : WHAP WHAP WHAP WHAP WHAP WHAP WHAP ! – Pap’s
Kendrick Lamar – « Crown »
Kendrick Lamar était-il prêt ? Dix après avoir réalisé son premier album en major, revenir sur le parcours du gamin de Compton donne le vertige. Avec du recul, année après année, il a cristallisé des symboles forts à chacune de ses prouesses artistiques. Un réceptacle docile à toutes nos névroses, des facettes qu’il a délibérément acceptées ou tentées d’incarner, les unes après les autres. Porte-parole de toute une génération oubliée dans Section.80. Sauveur de tout un pan musical avec Good Kid, M.A.A.D City. Figure messianique pour toute la communauté dans To Pimp a Butterfly. Puis intronisé au panthéon de l’académie critique avec DAMN. et son prix Pulitzer. Être un auditeur convaincu du talent de l’auteur de Mr. Morale & The Big Steppers était presque trop facile. Dans les débats de passionnés, la simple évocation de son nom ferait presque usage d’un argument d’autorité. Du coup, que faire après avoir atteint les plus hauts sommets ? Se déconstruire. Produit à l’origine dans l’album Brown Loop du pianiste anglais Duval Timothy, le morceau tient sur une boucle de piano répétée de façon hypnotique. La composition est un miroir idéal pour libérer les maux de K-Dot, eux-mêmes répétés en boucle, “je ne peux pas plaire à tout le monde.” Dans cette réflexion shakespearienne aux allures assez simplistes (“Lourde est la tête qui a choisi de porter la couronne.”), se cache un artiste tiraillé entre ses injonctions collectives et individuelles. Autrement dit, choisir d’être le sauveur de la nation, ou bien, un père présent dans son foyer. Entre ces deux variables, l’artiste a choisi de défaire sa figure mythologique dans un texte libéré de toute forme, récité comme un poème, avec une seule requête à son public : “Promettez que vous continuerez à jouer ma musique.” – Shawnpucc
Acito – « Traction » feat. Weez Gotti
Red Alert est présenté comme le premier supergroupe latino officiel de la côte ouest, selon The Thizzler. Après une rencontre fortuite lors d’une session studio, 4 rappeurs originaires (sauf un) de différentes villes de Californie du Nord décident de se lancer ensemble. Leur complicité est d’emblée évidente sur l’album éponyme sorti en 2022 : chaque morceau a quelque chose de l’énergie débridée d’un cypher où les différents protagonistes se relaient en souplesse. L’un d’eux sort du lot : Acito, représentant de Stockton, le coin qui depuis quelques années s’est hissé au niveau de San Francisco ou Sacramento sur l’échelle du rap nord californien. Sa tape sortie en juillet confirme ce que chacune de ses apparitions laissait présager : il est l’un des meilleurs rappeurs actuel de ce côté des États-Unis. Un héritage pleinement assumé, au sens large, car il invite sur High Tides / Low Tides aussi bien la légende de la Bay Area J. Stalin que le très demandé producteur de Flint, Enrgy Beats, renforçant à nouveau le compagnonnage avec les cousins du Michigan. Acito rivalise avec les plus grands shit talker dans sa manière de narrer les crimes comme si c’était des farces ou de balancer des traits d’esprits lugubres. Une finesse d’écriture qui en fait le digne représentant du regretté Bris, jeune star locale assassinée en 2021, et lui permet d’émerger du vivier que constitue actuellement la scène de Stockton. – Léon
Wiz Khalifa, Big K.R.I.T., Girl Talk & Smoke DZA – « Put You On »
En 2010, l’ère des blogs était à son apogée. Une myriade de sites plus ou moins pointus ou amateurs, pros ou bricolés, formait un réseau qui favorisait l’émergence de nouveaux artistes. Les mixtapes, en réalité des albums qui ne disaient pas leur nom, se téléchargeaient à tour de bras, les rappeurs postaient leur musique sans intermédiaire, la question de la légalité des samples ne se posait pas, tout était gratuit. Cette période de liberté, de découverte et de débrouille a vu naître un paquet de carrières, notamment celles de Wiz Khalifa, Big K.R.I.T. et Smoke DZA. Et cette année, les trois potes se paient un trip nostalgique avec un projet commun, Full Court Press, produit par Girl Talk. Un album discret qui ne trustera sans doute pas les tops en décembre, mais un petit plaisir sans prétention, fait par amour. Avec son sample radieux et ses flows saccadés, « Put You On » ressuscite sans efforts ce rap cool, enfumé et soulful. 2010 à portée de main sans même aller sur Datpiff. – David
« La rappeuse l’a fait écrire en caractère gras sur son site : « Lucy Camp switches it up on every project. Because she can. » »
Lucy Camp – « Back2It » feat. Tonedeff
Lucy Camp est un mystère, mais un mystère plein de talent. Sa propre page web le revendique d’ailleurs sans prendre de gants, puisqu’y est proclamé en caractères gras : « Lucy Camp switches it up on every project. Because she can. » Depuis 2014, la rappeuse enchaîne les virages. Le succès de « Sixteen » à mi chemin entre sonorités garage et trap n’y a rien changé, à chaque nouveau disque, il faut que ce soit radicalement différent. Un jour, Lucy Camp est une trapeuse furieuse, le lendemain, elle rappe un boom-bap raffiné. Une année, Luz exorcise l’accident de voiture qui a failli lui coûter la vie, puis la suivante, elle se transforme en Cristina Scabbia version pop gothique sur fondements rap. De son featuring avec Sadistik jusqu’à ses histoires de cœur, la rappeuse de San José est unanimement louée pour sa versatilité. Ça tombe bien, versatile, Tonedeff l’est aussi. Trop souvent résumé à son brillant et irrévérencieux fast flow, le New-Yorkais et sa carrière erratique n’ont, eux non plus, jamais eu peur des virages. Et si ce featuring ressemble à une résurrection de celui qui fascinait tant l’Abcdr il y a quinze ans de cela, c’est sous vrai nom qu’il est – avec son label – le producteur de nombreux titres de Lucy Camp ces dernières années. Peter Anthony Red et elle étaient faits pour s’entendre, tant ils se ressemblent. « Back2it » et ses impertinences balancées sans pitié autour d’un refrain à scander en sont la preuve. – zo.
Quelle Chris – « Alive Ain’t Always Living »
Ce morceau est un cocon de chaleur humaine, une main rassurante sur l’épaule. Au milieu d’un grain épais, touffu comme une forêt la nuit, Quelle Chris prend son temps pour une déambulation introspective. La boucle sans âge se déroule, travaillée par Chris Keys, collaborateur fréquent du rappeur de Detroit. Sur un BPM d’une lenteur infinie, Quelle Chris prend du recul pour exposer sa vision de vie, évoquant en une poignée de mots justes le quotidien, les errements, la famille. Il en ressort une bouffée d’optimisme presque troublante, qui fait chaud au cœur. Derrière la nonchalance apparente se cache une maîtrise irréprochable, comme le prouve le refrain, superbe, qui se conclut une octave plus bas : You can keep the feast and wine, I just want my peace of mind. Parfait pour se retremper l’âme en période de doute. – David
« Wray & Nephew » – V Don X Sauce Heist
Il y a des partitions qui sentent l’asphalte, les allées sales et la pisse au coin d’une rue. Il y a des partitions qui transpirent le bitume, une terre âcre, délaissée par les pouvoirs publics avec sur son trottoir, une bouteille de rhum vide. Dans cette jungle urbaine, seuls les plus aptes survivent. La nuit, les gens honnêtes sont à l’abri, les enfants couchés. Mais pour nourrir leurs imaginaires, V Don et le rappeur Sauce Heist ont rédigé un manuel de la déambulation nocturne. Dans le morceau titré “Wray & Nephew” – référence à la marque de rhum jamaïcaine J. Wray and Nephew Ltd. -, les premières lignes sont sans équivoque : « Ils sont encore surpris de la manière dont on gagne nos procès. » En une mesure, tout est réglé : intimidation, pression, vers menaçants. Originaire du Bronx, la voix de Sauce Heist – « Sauce Cambriolage », ayons un brin d’humour – tranche. Aiguë, habile, féroce, elle donne l’impression d’écouter un type qui aurait tout vu, tout fait, et qui penserait encore à son prochain coup. Avec une affinité pour le travail bien fait avec une équipe resserrée – le rappeur a pour habitude de bosser avec un seul chef d’orchestre sur ses albums -, le coauteur de The Minatti Report est soutenu par un V Don des grands jours. Dans une atmosphère anxiogène et une boucle de piano de film d’épouvante, les deux forment une association létale, la quintessence de leur union. – ShawnPucc
Jay Worthy & Larry June – « Maybe the next time » feat. Roc Marciano
Gorgé de soul, l’album en commun de Jay Worthy et de Larry June tient sa place aux côtés de deux autres albums aux raps laidback de ce premier semestre : Continuance et Block Barry White. Two P’z in a pod est lui aussi classieux, produit par l’autre moitié de LNDN DRGS : Sean House (l’autre moitié étant Jay Worthy), déjà responsable de la brillante production de Aktive en 2018. Un producteur sur lequel il est temps de mettre un peu plus de lumière à l’écoute de cet album et de ce « Maybe the next time » à la production (encore) flamboyante. Le sample est à chercher dans le domaine funk des années 80 chez un artiste populaire auprès des producteurs californiens (mais aussi de la côte est). Si la découpe de l’échantillon peut paraître un peu grossière, son traitement est remarquable. Le mix, dès les premières secondes, est éloquent : les différents instruments pètent aux oreilles, les effets de réverbération pour introduire les couplets sont parfaits tout comme le travail sur les vocaux du sample original. C’est à s’en demander si le sample n’est pas rejoué par un band. L’utilisation qu’en font les trois rappeurs grimés encore une fois en maquereaux est tout aussi efficace : l’alchimie entre Worthy et Larry y est redoutable (les backs sont un plaisir), quant à Marci, son couplet, le troisième, fait office de cerise sur le gâteau. Le rappeur/producteur new-yorkais, figure et modèle de l’indépendance, donne l’impression de venir adouber ses pairs de la côte ouest dans un pimp rap qu’il connaît sur le bout des doigts. « Maybe the next time » est une pépite funk (elles sont trois sur l’album si l’on ajoute « Bigfunds » avec Cee-Lo Green et « Sock it 2 me ») au milieu d’un océan de soul, superbement produit par le canadien Sean House et habilement ambiancé par un trio de rappeurs qui ont appris à ne pas aller trop vite et à tout faire, ou presque, par soi-même. – JuldelaVirgule
« Les choses les plus simples sont parfois les meilleures. Il suffit d’écouter “No Effort” de Princess Nokia pour s’en convaincre. »
Princess Nokia – « No Effort »
Les choses les plus simples sont parfois les meilleures. Il suffit d’écouter “No Effort” de Princess Nokia pour s’en convaincre : après avoir largement expérimenté dans sa musique ces dernières années, la rappeuse new-yorkaise semble depuis quelque temps être prise d’un soupçon de nostalgie. D’abord en rendant hommage au r’n’b des années 2000, particulièrement J-Lo, sur son morceau « It’s Not My Fault », et ensuite au rap de la fin des années 90/début des années 2000 sur « No Effort ». Conviant à la fois la production sonore de l’époque (cette guitare…) et les flows qui en découlent, l’Américaine se fait plaisir le temps d’un morceau, qu’elle a d’ailleurs accompagné d’un clip 100% tourné à Harlem et en doudoune North Face, histoire de bien montrer d’où elle vient géographiquement comme musicalement. En prenant d’ailleurs même le temps d’en placer une à Cam’ron et sa bande : « And in case you wonderin’, I’m from Harlem, babe. I’m the Diplomat girl with the Harlem shake ». Propre. – Brice
Kojey Radical – « Silk » feat. Masego
Celles et ceux qui dans l’Amérique des années 60 ont conçu le slogan Black is Beautiful l’avaient déjà compris : pour les damnés de la terre, pouvoir se trouver beau, c’est bien plus qu’un signe de bien-être physique et mental. C’est aussi une victoire politique. Se montrer flamboyant, rayonnant de confiance et de force, c’est affirmer que malgré le poids que le système fait peser sur les corps dominés, ceux-ci parviennent encore à rayonner. Avec ce titre, Kojey Radical et Masego, accompagnés à la production par le duo londonien Blue Lab Beats, ont créé une version audible de ce sentiment. La rondeur des kicks de 808, la profondeur des basses qui font l’effet d’un massage après une longue journée de travail, la présence effacée de Kojey Radical qui joue les hôtes accueillants : tout semble ici conçu pour mettre à l’aise le chanteur Masego, invité au refrain et au second couplet. Pour lui laisser la place d’exprimer en quelques mots chantés d’une voix d’ange une confiance tranquille en son apparence et son identité, douces et élégantes comme la soie. – Beufa
Jameel Na’im X – « Prayalone » feat. Young Roddy
Depuis 2016, le rappeur et producteur néo-orléanais Jameel Na’im X (parfois JNX ou Cypha dans le passé) a développé une musique qui pourrait à certains égards le rapprocher du renouveau initié il y a dix ans par Roc Marciano d’un style de rap au flow semi-parlé sur des mises en boucles poussiéreuses et entêtantes. Marci était d’ailleurs invité l’an dernier sur l’album commun de Jameel et Mephux, Viktor, où l’on retrouvait aussi Flee Lord et eto – pour ceux qui suivent cette scène, ces noms sont de bons jalons pour situer la musique du Louisianais. Pourtant, depuis l’an dernier et son excellent 12:29 in Boston, Jameel s’amuse parfois à poser ses boucles atypiques, comme sorties de vinyles importés de pays d’Asie du sud-est, sur des rythmiques 808 sommaires et épurées rappelant celles du rap sudiste du milieu des années 2000. Dans Caravaggio Is Alive, son album sorti en avril, ce procédé se retrouve ainsi sur « Prayalone » avec Young Roddy, où la boucle triste et méditative est soutenue par des claquements secs, des subs massifs, des hi-hats éparses. Sur ce canevas, Jameel Na’im X va même plus loin que d’habitude : il quitte sa cadence de faux-lent et passe sa voix grasse à travers l’Auto-Tune pour rapper/chantonner, les yeux rivés sur son plafond, ses questionnements existentiels. Ceux d’un jeune daron artiste qui vivote mais trouve un réconfort en faisant passer le confort de sa fille avant le sien – son « ain’t no better feeling when you comin’ home with groceries » sonne dans sa bouche comme un acte héroïque du quotidien avant de rajouter néanmoins, dubitatif et inquiet, « how am I supposed to tell my kid I might not make it home ? » Sur « Prayalone », Jameel donne l’impression de compresser Evidence à Lil Wayne (dont la voix est scratchée sur la piste suivante, « Konichiwah »), dans un syncrétisme iconoclaste à l’échelle du rap américain actuel, mais également inédite dans sa propre musique. – Raphaël
« Sur « Prayalone », Jameel donne l’impression de compresser Evidence à Lil Wayne. »
Chuck Inglish – « B.B.T. » feat. ICECOLDBISHOP, Trinidad James, G Perico & Fat Ron
Dans la foulée de leur album Before Shit Got Weird, les Cool Kids ont sorti leurs solos, adossés l’un à l’autre comme ceux d’OutKast en 2003. Celui de Chuck Inglish, le bien nommé Chillout, est une débauche de son funk et planant, d’ambiance estivale et d’humour potache, le tout fignolé avec un sens du détail redoutable. Au milieu de l’album se cache « B.B.T. », ogive funk qui canalise l’énergie de Parliament, Zapp et Ronnie Hudson (avec notamment un clin d’œil au culte « West Coast Pop Lock »). Dans la veine des hymnes funk à rallonge qui semble pouvoir s’étirer indéfiniment, « BBT » a une générosité de fleuve qui déborde. La basse slappe, les synthés font du yo-yo, les trouvailles se multiplient. La brochette d’invités étonnante (on avait complètement oublié l’existence de Trinidad James) a su honorer l’instru comme il se devait. Chacun a sorti sa meilleure attitude pimpesque pour l’occasion. Parmi eux, ICECOLDBISHOP tire son épingle du jeu et décroche le refrain. Le rappeur montant de LA au style nerveux et aux intonations haut perchées tient là l’une de ses meilleures apparitions. – David
Drake – « Sticky »
Et si Drake était le Kirby de la musique pop mondiale ? Selon la page Wikipédia du petit personnage couleur chamallow du jeu vidéo de Nintendo, Kirby est « une petite boule rose originaire de la planète Popstar qui aspire ses ennemis pour copier leurs pouvoirs ». Un peu plus loin, on lit : « Le but de Kirby est de protéger sa planète Popstar des envahisseurs qui tentent de la prendre sous leur contrôle. » En aspirant tout ce qui bouge, Kirby se protégerait ainsi de ceux qui voudraient s’accaparer son territoire. Dans une galaxie fort moins lointaine, un certain Aubrey Graham s’évertue lui aussi à aspirer tous les pouvoirs de ses concurrents pour mieux régner… et protéger lui aussi sa place de popstar, comme il le clamait si ardemment dans son morceau avec DJ Khaled. Après avoir aspiré le r’n’b, la drill, le dancehall, le reggaeton, ou même l’afrobeats, que restait-il alors à ingurgiter pour le Kirby torontois ? Dans une contrée assez proche du rappeur canadien, voilà que depuis trois années les Etats Uniens redécouvrent la musique électronique de leur pays, notamment grâce à l’algorithme de TikTok et de ses vidéos épileptiques qui conviennent, entre autres, aux BPMs énergique et joyeux de la musique house. Qu’à cela ne tienne, voilà un genre musical que Drake avait assez peu aspiré jusque là, sauf le temps de deux (très bons) morceaux sur More Life, « Passionfruit » et « Get It Together ». Sans prévenir, Drake a alors sorti au début de l’été un album d’electro mojito. Certains ont détesté, d’autres ont adoré. Et si encore une fois on peut y voir de l’opportunisme, sortir un projet musical entièrement dédié à un seul genre musical, qui plus est éloigné du rap, relève pour une fois plus de la prise de risque de la part de Drake que du simple suçage de sang sonore. Et c’est encore plus intéressant lorsqu’il tente carrément de mélanger sa musique avec celle qu’il est en train d’explorer : c’est notamment le cas sur « Sticky », un morceau à mi-parcours d’album, où Drake rappe (le seul avec celui avec 21 Savage en fin d’album) sur un beat tiré de la Baltimore Club et de la Jersey Club. Si « Sticky » n’invente rien dans ses paroles (succès, femme, déceptions), l’enrobage sonore bondissant et électronique fait sonner la musique d’Aubrey Graham un peu différemment pour la première fois depuis bien longtemps. C’est rafraîchissant, et un peu innovant, deux choses qui manquaient sans doute à Drake ces dernières années et qu’il réalise globalement sur ce nouvel album. De quoi donner un plein de confiance à notre Kirby canadien pour affronter à nouveau son ennemi juré, qu’il provoquait d’ailleurs en avril dernier sur un morceau avec Jack Harlow. Et qui, comme dans l’univers de la petite boule rose de Nintendo, revêt le costume de roi. Pour le personnage de Super Smash Brawl c’est le roi Dadidou. Pour Champagne Papi, c’est plutôt King Push. Mais si vous aimez vraiment la métaphore avec Kirby, vous pouvez l’appeler Pushidou. – Brice
Kamaiyah – « Blue Maserati »
Il faut s’imaginer un paysage où les vastes friches post-industrielles de Detroit se superposeraient aux reflets bleutés de la baie de San Francisco. C’est dans cet endroit que le parcours musical de Kamaiyah l’a amenée, six ans après A Good Night in the Ghetto, le disque qui lui avait valu une place au sein de la promotion 2017 des XXL Freshmen. Si les projecteurs de la hype ont depuis détourné leurs faveurs de la rappeuse (la faute, peut-être, à un conflit avec YG, son partenaire de ring sur le tube « Why You Always Hatin« ), elle n’a pourtant pas cessé d’opérer dans l’underground d’Oakland. Sur sa dernière sortie en date, Divine Timing, il y a notamment ce “Blue Maserati” aux allures de bluette west coast : la mélodie du refrain transpire la candeur et la joie d’une femme éperdument amoureuse, qui regarde arriver la personne qui occupe ses pensées au volant d’une sportive italienne. Le rêve américain à portée d’autoradio, à écouter en allant chercher l’élu-e de son coeur pour l’emmener au bal de promo. – Beufa
Benny the Butcher – « Billy Joe »
Si il n’y avait pas ce roulement de batterie étouffé caractéristique des dernières productions d’Alan “The Alchemist” Maman, les pompes funèbres pourraient presque diffuser l’instrumental de “Billy Joe” pour une cérémonie funéraire. La boucle est hypnotique et démontre encore qu’ALC, après un quart de siècle derrière ses consoles, est un des plus beaux modèles de longévité et de créativité de la production rap. Avec « Johnny P’s Caddy » ou encore « Weekend in the Perrys », il fournit sur Tana Talk 4 les plus beaux écrins pour le phrasé clair et limpide de Benny The Butcher, autre protagoniste qui tient la grande forme en ce début d’année, occupant le micro comme peu de ses congénères actuels. Son freestyle sur la radio Power 106 et son morceau « Welcome to the States » (reprenant l’instrumental de « We cry together » de… The Alchemist pour Kendrick Lamar) en réaction à la tuerie du 14 mai à Buffalo ne viendront pas dire le contraire. La mise en parallèle des premières lignes de ce dernier (« Welcome to the States, where we dyin’ of our skin color and race […] / They shoot us unarmed but they tooken Payton in without a scrape ») avec celles de « Billy Joe » (« Sammy Gravano told on bodies, they gave that boy immunity / They give a dope boy life, say we destroyin’ communities ») donne un aperçu de la justice à deux vitesses des États-Unis. Si l’identité exacte du Billy Joe du titre reste floue, la suite du premier couplet de Benny donne quelques indications sur son parcours, notamment son enfance, dans un environnement difficile (« I wasn’t really good at shit so sellin’ poison suited me / Low-income based livin’, my pops avoided schoolin’ me »). Une fatalité que le membre de Griselda et de la Black Soprano Family a su transformer en fierté comme l’illustre son second couplet où il observe dans le rétroviseur le chemin parcouru et les écueils évités, rajoutant au passage quelques commandements de plus au « Ten More Commandments » rappé quelques minutes plus tôt dans le déroulement de son album. Dans Tana Talk 3 en 2018, Benny se sentait comme le Jay-Z de 1997. Sur Tana Talk 4 quatre ans plus tard, il se sent comme le Jay-Z de 1999. L’ascension est toujours en marche, encore quatre printemps et nous aurons peut-être droit au Blueprint du garçon boucher le plus célèbre de Buffalo. – JuldelaVirgule
« Si il n’y avait pas ce roulement de batterie étouffé caractéristique des dernières productions d’Alchemist, les pompes funèbres pourraient presque diffuser l’instrumental de “Billy Joe”. »
Buddy – « Ain’t Fair »
Avec la mise à jour incessante des plateformes de musique en ligne, passer à côté du dernier album de Buddy, Superghetto, se fait avec aisance. Loin de vouloir être péjoratif, son opus est concis, précis et succinct. Il étale sa maîtrise dans tous les registres, entre chant, rap et refrain pop, sans jamais trop faire d’écarts. En un sens, tout est aligné, écrêté, lissé dans une recherche de cohésion musicale. Si cette remarque peut sembler négative à première lecture, en réalité, elle souligne sa sensibilité aiguë pour accorder les bonnes pièces à son discours. Dans “It Ain’t Fair”, le natif de Compton sollicite le trio légendaire d’Atlanta, Organized Noize, afin de raconter avec nostalgie ses souvenirs de jeunesse. Le résultat est remarquable. Une superposition délicate d’une multitude d’instruments, avec la sensation de voir s’ouvrir sous nos yeux les portes de la cinquième dimension. Cette manière de construire une composition captivante, Simmie Sims III – son vrai nom – l’avait déjà tenté sur son précédent album, Harlan & Alondra, avec le morceau « Young » – que vous êtes priés d’écouter de toute urgence si ce n’est pas déjà fait. Mais cette fois-ci, sa plume s’est épaissie. Les contradictions de son âme sont plus apparentes. L’écriture est au service de son humeur de l’instant, entre mélancolie et tristesse, comme heureux d’avoir réussi mais toujours tenu par un fil, à deux doigts de pouvoir trébucher. La preuve incontestée que l’artiste progresse, album après album, en espérant ne jamais le voir tomber de l’autre côté. – Shawnpucc
Skilla Baby – « Tim Dunkin » feat. Sada Baby
Chaque année depuis des années, à l’heure des bilans, les observateurs avertis rappellent que Détroit est l’une des villes les plus excitantes en termes de rap. Une régularité impressionnante, d’autant que la musique de la ville la plus peuplée du Michigan se renouvelle en permanence, tout en préservant les fondements qui font sa spécificité. L’une de ces inflexions est due à Sada Baby. Depuis Skuba Baby et D.O.N en 2017, en passant par l’excellent Bartier Bounty, il a imposé ses gesticulations frénétiques et sa virtuosité burlesque. Durant tout ce temps, Skilla Baby a toujours été dans les parages. Dès la sortie de Push That Shit Out Skilla en 2019 sur le label de son mentor (Big Squad), la connexion semble naturelle. Elle se bonifie avec leur mixtape commune l’année suivante, Carmelo Bryant. Une relation qui perdure jusqu’à aujourd’hui, puisque Sada figure sur l’album de Skilla, Detroit Raised Me. C’est assurément l’un des projets de l’année, qui affirme son auteur comme l’une des figures à suivre, et comme l’incarnation d’une de ces réorientations subtiles qui permettent à cette scène de faire constamment évoluer sa recette. « Tim Dunkin » en est un bon exemple : une rythmique réduite à l’essentiel, les bondissements de 808 caractéristiques, une boucle vocale qui évoque la musique de The Jacka et toute cette mélancolie en provenance de la Bay Area. La voix nasillarde et monotone de Skilla, contrepoint idéal aux acrobaties de Sada, qui officialise la passation de témoin : « Skilla Baby my mini-me, gon’ turn up, be a bigger me. » – Léon
Redveil – « pg baby »
« PG baby » s’ouvre sur le crépitement familier d’un réchaud. On ne cuisine pas de drogue ici, c’est la flamme pour se réchauffer, la flamme du foyer, qu’on allume. Redveil est un jeune rappeur de dix-huit ans issu de Prince George County, dans le Maryland. Rappeur-producteur, il a sorti cette année un album, learn 2 swim, qui n’est pas son coup d’essai et montre déjà une maturité prometteuse. Avec la musicalité et la curiosité derrière les machines d’un Tyler, l’un de ses modèles, il trace son chemin, bâtissant pierre après pierre un univers soulful et intimiste tout en se construisant lui-même. Il y a quelque chose de touchant à voir un artiste aussi jeune se découvrir, chercher ses marques et poser le pied au bon endroit, sans se tromper. S’il a appris à nager avec cet album, il ne lui manque pas grand-chose pour apprendre à voler. – David
Sadistik & Kno – « Blue Tree Meadow »
Il y a un tas de choses qui font de Bring Me Back When the World is Cured une œuvre à part. Il y a évidemment le caractère artistique de Sadistik. Auteur et interprète tourmenté, sorte de Gérard de Nerval trempé à moitié dans le grunge, à moitié dans l’émorap, le rappeur de Seattle est de ces figures singulières qui peuplent le rap. Il y a ses textes bien sûr, avec leur art de la mise en scène et leurs références inattendues, qui le situent quelque part entre Hieronymus Bosch et David Lynch. Sadistik est un objet artistique non identifié, une sorte de branche quasi gothique (au sens aussi bien esthétique qu’architectural du terme) du rap. Mais tout cela serait omettre que Cody Foster, en plus de bien écrire, rappe bien. Parfois dans un marmonnement délicat de confidences, parfois dans des accélérations linéaires mais impliquées au point que ça tourne au soliloque. Et c’est là que la participation de Kno (la deuxième depuis l’EP Phantom Limbs en 2015) révèle toute sa magie : le producteur (et rappeur) des Cunninlynguists a pris soin d’accompagner Sadistik d’un sample de voix sur la plupart des instrumentaux de l’album. La raffinée complainte de « Blue Tree Meadow » n’échappe pas à la règle. Mieux même, son sample a semé du monde en route. Plutôt que d’aller vers l’évidence, Kno est allé chercher une très belle chanson de neo soul aux accents légèrement bossa. Et offre une fois encore un pendant vital et soyeux aux textes de Sadistik, eux qui penchent irrémédiablement vers la noirceur. De l’encre noire dans des carnets de soie. – zo.
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