Oxmo Puccino, Rocé, Abd Al Malik
Clermont-Ferrand, salle de La Coopérative de mai, dimanche 5 novembre 2006. Au ciel, la pleine lune. A l’intérieur, trois artistes déterminés à chasser d’eux le qualificatif d’autistes. Par ordre d’apparition, MM. Oxmo Puccino, Rocé et Abd Al Malik, incarnations vivantes de l’antique oracle de Sako : « Peu d’idéaux mais les idées hautes. »
C’est une de ces dates à marquer d’une pierre noire. Un de ces soirs à offrir des couronnes d’œillets blancs aux absents. Grégorien indique 2006 ans, 11 mois et 5 jours à son calendrier. Pour la première et peut-être unique fois, une scène verra se succéder trois des plus ambitieux projets rapologiques français de l’année en cours. Une heure de concert chacun, plus dix minutes de changement de scène… Les protagonistes ? A ma gauche, Oxmo Puccino, 32 ans, quatre albums dont ce « Lipopette bar » qui n’en finit plus de donner envie de fumer dans les lieux publics. A ma droite, Abd Al Malik, 31 ans, cinq albums – trois avec les New African Poets, deux solos – dont ce Gibraltar en passe de faire l’unanimité auprès d’une presse pourtant encore loin par ailleurs d’avoir fait le deuil de ses clichés d’antan… Au milieu, il y a Rocé, 29 ans, deux albums dont cet Identité en crescendo, projet au titre d’autant plus intrigant que son auteur a des racines russes, algériennes, juives et musulmanes. Et françaises, donc.
18 heures et quelques minutes de réglages. Oxmo Puccino et ses Jazzbastards sonnent le cor et réussissent, il faut le dire, l’entrée rêvée des anges : « Ce soir la ville est déserte (Oxmo désigne la fosse encore clairsemée). Toute la Terre est là, guichets fermés (il montre les portes d’entrée par où les retardataires se hâtent lentement). Marmelade, public énervé, température élevée (il sourit, car ce n’est pas le cas). A minuit, pour les applaudissements même le jour se lève (le public approche enfin). Mondiale est la retransmission, radio, toutes les télévisions. Des invités aussi connus que Cousteau (il se penche pour scruter la foule), plus de sponsors qu’un match de football (nouveau sourire, lucide). Des présidents à côté des bandits au premier rang (il hoche la tête d’un air entendu). Chaque musicien prend soin de ses parents (il se tourne vers son groupe)… » Cinquième titre de l’album, ‘Où est Billie ?’ et son ironie post-Star Ac’ ouvrent le concert, et le public semble déjà s’en vouloir de n’être pas plus nombreux.
Velours marron en guise de baggy. Chemise blanche défourrée en guise de Marcel. Quatre musiciens mal rasés autour de lui (les fameux Jazzbastards). L’ex-Black Cyrano de Bergerac, Black Barry White (sic), Black Jacques Brel ou Black Desperado a revêtu ce soir son costume de Black Popaye, tout simplement. Accessoirement, les jeux de lumière et de contre-jour lui donnent aussi des airs certains de Black Alfred Hitchcock… Peu à peu, la Coopérative de mai prend des allures de cabaret.
‘J’ai mal au mic’ prend le relais. La guitare électrique, la batterie et le clavier des Jazzbastards confèrent une teinte acoustique inédite à la si mure lamentation du « charismatique pratiquant du rap magique ». Debout dans la fosse, les spectateurs des premiers rangs en réclameraient presque un bon fauteuil en velours rouge… L’ordre des titres n’est ni celui de l’album, ni celui de la discographie du Black Pavarotti. Lipopette Bar est un conte bâti comme un film de Christopher Nolan, avec promesse, tour et prestige ? OK, mais un conte qui ne peut être raconté que par celui qui l’a conté le premier. Le procréateur fait en principe ce qu’il veut de sa créature ? C’est la raison pour laquelle Oxmo embraye coup sur coup sur ‘Quoi qu’il en soit’ et ‘Lipopette bar’, soit les chansons n°3 et n°2 de l’album. Mémoire et santé, vie et dignité, amour et respect ? « On peut se plaindre, mais y’a toujours quelque chose à perdre » conclut à chaque fois l’homme pour qui l’amour est « comme un flocon de neige en flammes : dès que ça chauffe, tout a fondu en larmes » (‘Nous aurions pu’, 2004).
Sur scène, le contraste est frappant entre l’artiste principal et ses musiciens – Vincent Taurelle aux claviers, Vincent Taeger aux percussions, Ludovic Bruni aux guitares et Sébastien Gastine à la contrebasse. L’un est sur son 31, le crâne lisse et l’immaculée serviette Cajoline pour s’éponger le front. Les autres arborent une pilosité de Koh-lantais post-réunification. A Lyon, de telles tenues leur vaudraient le sémillant qualificatif de « Croix-roussiens », du nom d’un quartier perché où fleurissent chaque année de nouvelles générations de jeunes gens bien nés, fraîchement convertis aux joies du monocycle, du singe sur l’épaule et de l’ostentatoire capillarité du parfait pouilleux – vingt ans et trois tours du monde en Deux-chevaux plus tard, peut-être voteront-ils à droite comme papa… C’est un peu comme si cette union du calepin et de la partition, du hall et du chevalet, des planches et du goudron, bref, pour paraphraser Pierre Desproges, cette rencontre entre « ceux qui affichent fièrement une Rolex à leur poignet gauche et ceux qui les offrent à leur bras droit » semble pousser les uns à s’encanailler et l’autre à viser l’encore plus respectable – Ox’ n’affuble-t-il pas Vincent Taeger du délicat compliment de White Mozart ?
Malpensances, médisances et clichés ont décidément la vie dure, et la notion d’objectif n’est fonction que de celui qui le tient. Quoi qu’il en soit, ‘Black Popaye’, l’homme qui « fume les épinards », va mettre tout le monde d’équerre : « Dès que j’y pose le pied le ring se casse, massacre à la savonneuse pour style crado, guitariste vas-y frappe la gratte« … Oxmo tombe le Bors’, bombe le torse et ses musiciens haussent le son. La salle ne saisit pas forcément l’articulation avec les morceaux précédents, mais qu’importe : ce qui frappe ici, c’est l’aura du combo. Qu’ils chuchotent ? Aussitôt le public baisse d’un ton. Qu’ils mettent voix, instrus et propos en symbiose pour un egotrip de mammouth, et voici que, côté spectateurs, la cadence des coups de boule dans le vide s’accélère. « Je voudrais tous vous appeler par votre prénom, mais je préfère vous appeler Clermont » salue galamment l’hôte avant de repartir pour un tour de ‘Roulette russe’ et son intro 100% puccinesque : « Les enfants, je vais vous raconter l’histoire du lapin qui se prenait pour un lion et qui, après son arnaque, pensait prendre l’avion… »
Un couplet d' »Alias Jon Smoke » plus tard – souvenirs de temps plus humbles où la France n’avait pas encore gagné la Coupe du Monde de football -, Oxmo repart vers son comptoir fétiche : ‘Tito’ et son « pistolet planqué dans le paquet de chips », puis ‘La femme de sa nuit’ emportent l’intrigue vers sa pente terminale. « Quelques cris de femme, un corps qui tombe. « Tout est bien qui… » n’est pas le bon dicton. » Tout à la fin, Oxmo se permet même le luxe d’éclipser son propre personnage du récit, s’en allant aussi sereinement que le mercenaire au téléphone Bouygues qu’il incarnait jadis : démarche souple, veston sur l’épaule, canotier baissé sur le front et, en arrière-plan, un monceau de corps allongés, telle une troupe de Romains après le passage du Black Obélix.
L’histoire pourrait s’arrêter ici, mais Oxmo la veut cyclique et ses sourcils sursautent en attendant. Le dernier morceau de la session sera donc le premier du disque. ‘Perdre et gagner’, son hommage à peine déguisé au Clan des Siciliens et surtout ses premiers mots en forme de mise en abyme : « Il y a des jours que l’on attend plus que d’autres, comme ce jour où l’on marche vers le trône… » Et si, au fond, fiction après fiction, c’était là que se situait la seule chose dont ait jamais parlé Oxmo au long de cette quasi première décennie de carrière : ce temps plus ou moins long qui sépare la décision de s’élancer du sentiment d’être arrivé au bout de soi ? « Qu’est-ce qui nous empêche de grandir, d’atteindre la grâce ? » faisait dire Terrence Malick à l’un des personnages de La ligne rouge. Nombreux sont en effet les obstacles à l’épanouissement, et les plus redoutables ne viennent pas forcément de l’extérieur. Mus comme chacun par cette somme de freins et de ressorts, les personnages – les masques ? – d’Oxmo Puccino n’en sont que plus passionnants. Oxmo lui-même n’en est que plus passionnant.
Le concert pourrait s’arrêter là. L’acoustique fut parfaite, zéro faute de diction. Mais non, Oxmo Puccino & The Jazzbastards n’ont pas encore tout dit. Les rappels sont pourtant discrets. Seraient-ils un dû ? Habitué sans doute à d’autres publics, le batteur Vincent Taeger se permet d’ailleurs une pique : « Pas sûr qu’on revienne la prochaine fois ! » Mal lui en prend. Du deuxième rang, un spectateur lui répond du tac-au-tac, par Oxmo interposé : « Hé, Oxmo, la prochaine fois, tu viendras avec un autre batteur, hein ! » Le batteur baisse la tête. Bienvenue dans le 6-3, mec.
‘L’enfant seul’, ‘Mama lova’ (dédié « à toutes celles et ceux qui ont une maman, celles qui le sont, celles qui vont l’être ou celles et ceux qui n’en n’ont plus »), et ‘Esprits mafieux’ sont les trois premiers titres de ce rappel. Invitation au voyage dans nos souvenirs d’auditeurs, ils sont autant d’étapes vers le décollage final : un ‘Nirvana’ hurlé à pleins poumons sur fond d’apesanteur psychédélique. Les convenances et les postures du rappeur-à-tête-penchée-parce-que-trop-longtemps-resté-chez-maman-où-le-miroir-est-trop-bas ? Oxmo n’en a cure. Il chante, ne nous déplaise… Dans Little miss sunshine, un personnage mal dans sa peau faisait amèrement remarquer que la vie n’était peut-être qu’une succession de concours de beauté, où le paraître des uns décuple chez les autres la déduction d’être un thon… Oxmo se fout des concours de beauté. A cet instant, il chante. Il se fout d’être beau : il vit. Et compte tenu de ce qu’il chante, le voir en vie, c’est beau.Il s’écoule souvent un temps très long entre deux beaux moments. Vingt minutes séparent la sortie d’Oxmo de l’entrée de Rocé, le temps pour les techniciens de s’activer. L’entracte est bref. Il permet néanmoins à un spectateur en béquille de se faire surnommer vingt fois « Grand Corps Malade » sur son passage… « Le Clermontois est moqueur » dirait Thierry Roland, sans savoir que le plus moqueur reste quand même le franco-corse – oxymore ? – qui nous accompagne.
Quelques notes de la ‘Lettre à Élise’ et autres scratches signés DJ Sparo précèdent l’entrée en scène de Sil Matadin, bassiste à l’instrument spectaculaire. Les deux hommes sont bientôt suivis par Rocé lui-même. Un peu plus tôt dans la soirée, nous nous étions croisés dans le hall. Rocé semblait alors tendu, inquiet. Le genre d’artiste qu’un mot semble pouvoir dévaster. Il montait en fait tout doucement en puissance, comme un judoka au sortir de la pesée. C’est d’ailleurs la première chose qui frappe lorsque l’heure vient de le voir débouler entre son bassiste et son DJ : allées et venues incessantes du fond de scène jusqu’à l’avant, épaules rentrées comme un puncheur qui s’apprête à casser des bouches et rectifier des cloisons nasales, Rocé est concentré à un point tel que ses yeux verts en paraissent parfois presque noirs. « Sortir le rap de l’enfance, tel est mon rêve d’enfant » : tirée de son titre ‘Appris par coeur », la rime barre son T-shirt en lettres noires sur fond blanc. Éclairé de dos, son ombre se détache sur le mur d’en face, gigantesque, intimidante.
« Étrange sentiment d’appartenance à un monde varié mais dans lequel on me refuse la diversité » : morceau clef d' »Identité en crescendo », ‘L’un et le multiple’ ouvre le bal. « Métèque présent par l’esprit mais dont on ne veut voir que la chair » : les raisons de la colère sont nombreuses et visiblement mates de peau. Pourtant, bien que le public soit à majorité composé de Blancs, leur énoncé est volontiers contagieux. Ceux qui découvrent Rocé ce soir comprennent en quelques mots que pour la soirée mousse et cotillons, c’est râpé. « C’est toujours le même refrain : on dit « A la vie, à la mort », puis à la mort du besoin, on fait plus les mêmes efforts » : tout aussi âpre et désabusé, ‘Amitié et amertume’ prend le relais. Il est spectaculaire alors de regarder la foule commencer à s’arrêter de bouger. Observer l’effet des mots sur les visages et les contenances. Rares sont les concerts qui ne prêchent pas que des convertis – d’où l’intérêt à encourager ce type de plateaux multiples. Nous savions l’album implacable, mais nous n’imaginions pas un tel effet d’enclume.
Même les fumeurs de joints en oublient de les rallumer. Et pour cause : c’est un peu d’eux qu’il est question dans le morceau suivant, ‘Ce que personne n’entend vraiment’. « Le tiers monde est mauvais mais t’y étais cet été, montrant ton bon côté, ta monnaie, pour ton biz de djumbés. Vive leur beuh d’ailleurs ! Vive leur révolution ! A vivre un peu loin d’eux, plus proche de ta télé, beaucoup de métèques dans ce jeu aiment être le talisman. Des ethnophileuses et ethnophileux en mal d’Orient. Chacun y trouve son compte et au bout du compte c’est si bon que tout le monde applaudit ce que personne n’entend vraiment… » Les gifles les plus puissantes se donnent donc bien avec la langue. Un droit de réponse ? Même pas. Rocé semble habité d’une saisissante urgence de dire. Il prend à peine le temps de souffler entre deux morceaux. Et là se situe peut-être le noeud des sentiments qu’il suscite dans le public : un mélange de stress et de bouches bées.
Les plus fragiles comptaient sur ‘Des problèmes de mémoire’ pour respirer quelques minutes ? C’est mal connaître le morceau, l’un des plus marquants de l’année 2006 : « L’histoire ne nous raconte pas l’histoire, elle nous raconte la moitié des faits. L’autre moitié s’est faite couper la langue, son silence est criard. Dans l’antre du savoir, il manque des pièces, des vérités, des versions, une comparaison, une mémoire. » L’historien sénégalais Cheikh Anta Diop ne disait pas autre chose en son temps : « Au moment où l’impérialisme atteint son apogée, dans les temps modernes, en tout cas au 19ème siècle, l’Occident découvre que c’est l’Égypte – et une Égypte NOIRE – qui a apporté tous les éléments de la civilisation à l’Europe. Et cette vérité, il n’était pas possible de l’exprimer, voilà la réalité. L’Occident, qui se croyait chargé d’une mission civilisatrice en direction de l’Afrique découvre, en fouillant dans le passé, que c’est précisément cette Afrique noire, aujourd’hui son esclave, cette Afrique noire apparemment en régression, c’est bel et bien cette Afrique noire qui lui a donné tous les éléments de la civilisation, aussi extraordinaire que cela puisse paraître. Et cette vérité, tous les savants n’étaient pas également disposés à l’exprimer sans nuances. (…) Il y a eu des falsificateurs de l’histoire. Ils ont commis, ce que j’appelle – et je pèse mes mots – un véritable crime contre l’humanité. Parce que c’est dégradant pour quelqu’un qui est chargé de propager le savoir de transmettre sciemment des contrevérités. Il y a des générations entières de spécialistes occidentaux qui ont été coupables de ce crime à l’égard de l’humanité. Ils le savent… Ils le savent… Et après, c’est sur la base de ces faits falsifiés que l’on a formé des générations qui continuent à les perpétuer – quelquefois avec bonne foi – et, qu’une fois formés ainsi, quand on leur démontre la vérité, même au tableau, par éducation, ils ne peuvent plus y adhérer. C’est comme si vous versiez de l’eau sur de l’huile, en quelque sorte : ça ne prend plus. »
Dans un système démocratique juste et sain, ‘Des problèmes de mémoire’ ferait a priori un carton aux « Victoires de la musique ». Il serait peut-être même étudié en classe, in extenso. Pourquoi ? Parce que comme le disait l’écrivain Pierre Rabhi, « il n’y a rien de plus puissant qu’une idée dont le temps est venu. » Et il semble aujourd’hui que le temps de ces idées-là soit venu. Nous regarderons donc les prochaines « Victoires de la musique » avec anxiété. Ou pas du tout.
Un petit clin d’oeil à ses travaux précédents (‘Changer le monde’), un autre à sa co-auteure Djohar, et Rocé repart déjà sur ses montagnes rousses. ‘Je chante la France’ redonne du pep’s à la foule ? ‘Les fouliens’ la remballe aussitôt, et ‘Besoin d’oxygène’ achève de la savater bien comme il faut (« Les artistes sont tièdes et ont besoin d’être cons pour réchauffer leur création. Si les anciens savaient ce que nous foutons de leur liberté d’expression, ils n’en auraient pas sué comme d’un marathon. Au fond, l’intégration n’est qu’humiliation qui fait rire la salle. Vos rires de beaufs sont des balles et vos moqueries les rafales, alors pourquoi s’étonnerait-on d’un repli communautaire en aval ? Je huilerai les marches de Cannes, leur ferai avaler leurs vannes… »). Rocé n’a même pas besoin d’élever la voix : la musique le fait à sa place. Qu’il improvise un texte sur notre culture malade, et aussitôt son bassiste se charge d’entrecouper chaque phrase d’une note grave. Qu’il se lance a capella dans le morceau ‘Seul’, et les composantes identitaires dont il propose à chacun d’expérimenter l’amputation (origines, pays, amis, ennemis, sexe, genre, prénom, nom, visage) résonnent soudain comme autant de manques.
Son tour venu, ‘Le métèque’ est interprété avec tant de conviction qu’il conduit un voisin, rendu songeur par le propos, à se ronger les ongles d’une main pourtant plâtrée : « Devoir s’intégrer a un pays qui est déjà le sien, c’est flairer, se mordre la queue, donc garder un statut de chien. Quand je ne peux séparer les cultures qui m’ont faites Un, m’en retirer une partie c’est ôter tout l’être humain. » A peine le temps de soupeser le dernier couplet que déjà Rocé enclenche le titre suivant, le paroxystique ‘Aux nomades de l’intérieur’… Il use ici de la même démence emphatique que celle qu’Oxmo a mis dans son interprétation de ‘Nirvana’. Refusant de « rendre ce regard que chez les autres on engendre« , Rocé met en mots la paranoïa identitaire que peut susciter une vie à subir des coups d’oeil obliques : « Dans le mensonge que tout va bien on régresse à faire semblant, mais les yeux sont fenêtres sur l’âme et ton regard est absent. » Le final du morceau est glaçant. Plusieurs minutes durant, Rocé répète en effet les derniers mots de la chanson (« la folie, personne n’en revient sans blessures« ), insistant tant sur les deux derniers (« sans blessures« ) que l’auditoire finit par croire entendre « sembler sûr ». A cet instant, jamais peut-être son ombre sur le mur d’un face n’a parue plus menaçante, et rarement public de rap aura été si attentif.
Une pause pour digérer tout ça ? Même pas. A la façon du Sergent Hartman dans Full metal jacket, Rocé nourrit les plus hautes ambitions pour son public. Alors « en avant, marche !« , et tant pis pour les lopettes. Tout au plus consent-il à un jump off, le temps d’un ‘On s’habitue’ dont la boucle de facture plus classique repose quelque peu les oreilles après tant d’audaces et de stridences musicales. « Avec un boulet au pied, on n’a pas le même poids… »
Le répit est cependant de courte durée. Y’a-t-il lieu de s’en plaindre ? La cacophonie contemporaine est si avare de paroliers dignes de ce nom qu’il serait dommage de s’en priver. Place donc à ‘Ma saleté d’espérance’. « J’aurais voulu me prélasser entre divan et télé, mais y’a la sueur qui coule, et les idées qui dérangent » dit-il en substance. Il est des hommes qui étouffent de devoir sans cesse remettre à plus tard leurs aspirations à s’exprimer, et d’autres qui le font en priorité, quelles que soient les contingences. Rocé est de la seconde catégorie, et c’est un drôle de manifeste qu’il livre là, au final.
Le final ? Il le dédie ironiquement à « l’Association de la communauté du mouvement du hip-hop français« . Le titre est ‘Appris par coeur’, et c’est de là que vient la phrase de son T-shirt (« Sortir le rap de l’enfance, tel est mon rêve d’enfant« ). Ses collègues de micro ? De simples « bretelles ». L’apostrophe est violente, à la limite du pamphlet : « Mec, si tu veux être machiavélique, lis Machiavel. Même que tu verras que tes dix putains d’années de vécu bien dur valent à peine et tout juste quelques bonnes années de lecture. C’est juste que personne n’a eu les tripes de le penser, de le dire, que cartable, stylo et l’air curieux changent à ravir ton allure. » Un ‘J’t’emmerde’ 2006 ? Non. Le discours est bien plus fin que ça. En témoigne ce couplet d’une féroce acuité : « J’enlève l’habit, la laisse et le collier du « on », ose parler en « je », m’échappe du clan et m’identifie. Parce que « on » ne fait rien pour vous, parce que c’est que du flan. Parce que « on » c’est trop vague et que je suis trop précis. Je me rends compte qu’au bout du compte si on s’enfonce, se prélasse, c’est attendre de chaque énarque une relation paternaliste. Mettre des « ils » en tout ce qui me dépasse à force me rend las. Parce que de qui je parle : de l’Etat ? Babylone ? Le Christ ? Enlève les « on » et les « ils » et, derrière ces draps blancs, se cachent les processus d’êtres vivants qui ont même chair et même sang, qui ont eux aussi cette règle du « oeil pour oeil, dent pour dent » – pourtant on ne la fait subir qu’à nos frères et dans nos plans. »
Rocé et ses musiciens se retirent sans rappel. Place à présent à Abd Al Malik.Abd Al Malik arrive, un sourire contenu aux lèvres. Visage émacié, physique de berger peuhl. Tennis, pantalon simple et pull à capuche jaune sous une veste de costard noir. A ses côtés, Laurent de Wilde est au piano, Gérard Carrocci aux percussions, Julien Chapuis à la batterie et Manuel Marches à la basse. Au fond, Bilal a pris place derrière les platines, comme au bon vieux temps de N.A.P.
‘Soldat de plomb’ ouvre cette troisième partie de concert. Instru militaire au service d’un discours teinté d’un je-ne-sais-quoi de naïveté crânement assumée. Les notes et les mots sont simples, l’interprétation limpide. Le « nous » prend le pas sur le « on », ce qui ne devrait pas déplaire à Rocé (cf. page précédente)… Par ailleurs, un étonnant mouvement de balancier arrière fait basculer le buste du chanteur en cadence, nuque raide et genoux fléchis. En fin de morceau, un clin d’oeil à Hugues Aufray (« Non, ne rougis pas« ) lui vaut ses premières marques de sympathie… Il n’était pourtant pas évident de fendre l’armure d’emblée : si les premiers rangs de la fosse lui sont acquis – notamment un groupe de mères de famille, invisible jusqu’alors -, une bonne partie du reste du public demandait quand même à juger sur pièces. L’adage est connu : à trop fréquenter les trônes, l’artiste court le risque de ne plus surplomber que des fosses sceptiques.
‘M’effacer’ (et son délicat sample de Keren Ann) et ’12 septembre 2001′ (écho au ‘September 12th’ de Saul Williams ?) derrière lui, Abd Al Malik demande ensuite aux gens d’essayer « de penser et de danser en même temps, parce que je suis trop bien à Clermont« … Démagogie ? Même pas. L’optimisme affiché est devenu une denrée si rare qu’il surprend à chaque fois qu’il se manifeste – l’ironie est autrement plus confortable… Ce ne sont d’ailleurs certainement pas ces considérations qui vont empêcher l’ex-N.A.P. d’offrir dans la foulée au public un redoutable numéro de slam, ponctué d’un salut théâtral de notre « humble serviteur« . En coulisse, Oxmo et ses musiciens viennent jeter un oeil avant de reprendre la route. Ils apprécient en silence, et reprennent la route.
« Je viens d’un lieu où chacun se complaît à être grave » répète le repenti dans ‘La gravité’. Comme dans le titre ‘Les autres’ (« C’est pas moi, c’est les autres »), qu’il entonnera quelques minutes plus tard, l’intention est ici sans ambiguïté. Morceau après morceau, Abd Al Malik s’efforce de pointer du doigt les péchés d’orgueil de ses contemporains, s’appuyant sur ses propres erreurs et les leçons qu’ils s’efforce aujourd’hui d’en tirer. Cela le rend tantôt admirable, tantôt horripilant, et ce paradoxe est tout entier contenu dans une phrase : « Je suis tellement égoïste que je pense plus aux autres qu’à moi, c’est drôle. » Comprenne qui pourra… A l’inverse, un titre comme ‘Gibraltar’ ne laisse guère de place au doute. Sur fond d’hommage instrumental à Nina Simone, Abd Al Malik confirme ici tous les talents de narrateur qui étaient les siens du temps de ‘Jeux de guerre’ ou de ‘La fin du monde’. Sorte de Heremakono à l’envers, ‘Gibraltar’ n’est pas seulement la chanson-titre de l’album. C’est aussi un sacré coup de tatane à l’une des nombreuses incongruités de l’époque : pourquoi diable un homme qui migre d’un pays du Nord vers un pays du Sud est-il appelé « expatrié », alors qu’un autre homme qui migre d’un pays du Sud vers un pays du Nord sera, lui, qualifié d' »immigrant » ?
Le concert se poursuit ainsi. Un hommage à Jacques Brel (‘Ces gens-là’, magnifiquement accompagné au piano), un autre à Oxmo et Rocé qui l’ont précédé sur scène ce soir, quelques titres de son répertoire et ‘Céline’ en guise de testament : « C’est pas parce qu’on souffre qu’on est légitime. C’est pas ceux qui sont le plus mal qui sont les plus dignes. Alors t’as des mecs qui ont voulu s’approprier notre langage. Parce que ça fait vendre, parce que ça fait authentique d’être de notre lignage. Mais voilà : l’art véritable oblige à être responsable. Être rappeur, c’est la classe, ça parle aux gens, ça parle DES gens alors on n’a pas le droit de jouer un personnage. Question de principe : on ne doit jamais oublier d’où l’on vient. Question poétique : l’art ne doit jamais être mesquin. » Admirable ou agaçant ? Difficile de trancher… Déjà, Abd Al Malik prend congé – mais à sa manière, particulièrement attentionnée : « Ce soir, vous pouviez être n’importe où, mais vous avez choisis d’être avec nous. Et j’en suis honoré, vraiment. » L’ovation va de soi. Le rappel aussi.
« Hier Hubert a pris l’avion » est la première phrase du ‘Grand frère’. Les spectateurs du premier rang se souviendront longtemps de son interprétation – et pas seulement à cause des postillons qui scintillent parfois d’abondance à la lueur des spots. Toujours cette danse aussi statique que saccadée, toujours ce combo au taquet pour une musique totale. Le morceau est chargé d’une violence sourde. Celle-ci monte crescendo, multiplie les fausses pistes, jusqu’à son tragique dénouement. Extrait : « Ça fait trois ans qu’il part chaque été au pays. Il aide comme il peut, là-bas c’est la misère… Surtout qu’on a toujours envie de montrer qu’on est bien ici. On entretient le mythe… Hubert c’est un homme, il leur dit : « Vous savez en France, la misère, ça existe. » Mais ils veulent pas le croire. Ils disent : « Tu veux pas qu’on vienne, c’est ça ? » Lui, il comprend leur attitude, il leur dit juste comment ça se passe, quoi. Parce que si on veut changer le monde, c’est de chez soi qu’il faut le faire. Mais, au pays, on lui répond : « T’es un Blanc maintenant, ça se voit que tu connais pas la misère… » » La suite est du même tonneau qui dégringole. La fin est brutale.
‘L’alchimiste’ conclut le concert. Son ton, poignant et habité, est cependant recouvert dans la fosse par le grincement de quelques dents athées. Le boubou en moins, ce morceau rappelle le ’28 décembre 77′ que Kery James interprétait jadis en fin de prêche. Foi ou pas foi, cette sérénité en impose… Abd Al Malik dit simplement « Merci et one love« . Et ça s’arrête là. »Bizarrement la censure a disparu. Pour une simple raison : tout est promotionnel. Tout est fait pour que circule le flux des oeuvres, sans entraves, de la manière la plus simple possible. C’est les autoroutes de l’information. Le star-system, c’est idéal. C’est des gens reconnaissables, immédiatement, par le plus grand nombre. L’argent va à l’argent. On marie les gens beaux avec les gens beaux. Et on s’appauvrit de plus en plus, à tel point qu’on n’a plus besoin de metteurs en scène. Qu’est-ce qu’on va s’emmerder avec ces gars-là ? On n’a plus besoin d’auteurs, on n’a plus besoin de rien, c’est magnifique ! Et tout ça, ça coule, ça glisse, et on n’a même plus besoin de censure puisque, de toute manière, les auteurs aujourd’hui, qu’est-ce qu’ils viennent foutre dans ce monde-là ? Moi je me sens totalement décalé, je ne sais pas où je suis, ce soir. Puisqu’il n’y a plus de censure [s’adressant au jeune écrivain Florian Zeller, qui s’était exprimé plus tôt sur le sujet, NDLR] – bravo, jeune homme ! – tout va bien, c’est merveilleux, et on est dans le monde des gens beaux, du star-system, voilà. Il faut de l’argent. La promo, en effet : il faut saturer. Plus il va y avoir d’affiches, plus on a de chances d’être perçu. En deçà d’un certain nombre, il n’y a plus rien, plus rien n’existe. Donc on est en train petit à petit de s’appauvrir. On arrache tout avec des filets. On attrape tout avec des grosses mailles, et alors tout ce qui fait le défaut d’aspect, tout ce qui fait le baroque, tout ce qui n’est pas rond, tout ça, ça n’existe plus, et moi je suis effondré quand je vois [il montre Florian Zeller, NDLR] un beau jeune homme comme ça, blond, qui me dit : « Il n’y a plus de censure ». C’est merveilleux ! On vit dans un monde merveilleux. J’ai l’impression que c’est Alice au pays des merveilles ! [s’ensuit un bref échange avec Florian Zeller, NDLR] Je pense que vous avez réussi à vous conformer à cet univers qui a été rêvé par le pire des hommes de marketing. C’est-à-dire qu’on n’adapte plus maintenant le produit idéal pour le plus grand nombre. Vous êtes formatés, tous, pour coïncider à ce monde dans lequel on vous fait rentrer dans des grilles, dans des boîtes… Et vous ne vous révoltez même plus ? Mais c’est génial ! Et on est obligés d’aller passer devant des commissions pour faire des films. Il y a quatre gardes-barrière qui décident de toute la production française, au théâtre c’est un peu la même chose, dans la littérature les gens n’écrivent plus leurs livres, et bientôt il n’y aura plus de chefs d’orchestre : c’est totalement inutile, un chef d’orchestre ! Mais qu’est-ce qu’ils veulent nous faire chier à lire l’oeuvre ? C’est ça, ce que vous êtes en train de dire, ce que j’entends de tout ça, moi, ce soir. Et je suis fou de rage. »
(Jean-Jacques Beineix, sur le plateau de Ce soir ou jamais, France 3, 20 décembre 2006)Le concert terminé, nous rejoignons Rocé dans sa loge. La qualité de son projet et l’intensité de sa prestation nous ont donné envie de prolonger le moment. Non pas pour une interview, juste pour échanger autour de ses intentions et de notre perception. « Depuis septembre, nous effectuons environ dix dates par mois et nous progressons à chaque concert. A terme, j’aimerais que le public se mette à gueuler, qu’il pète les plombs » nous dévoile-t-il en préambule. Lorsque nous l’interrogeons sur l’aspect compact et presque ulcéré de son interprétation, il répond d’un soupir : « Il y a eu un problème technique au moment du changement de plateau après Oxmo. Du coup, cela nous a mis en retard, et nous avons dû réduire au maximum pour permettre aux organisateurs de respecter leurs horaires. Le seul en fait qui a pu déborder, c’est Abd Al Malik, puisque c’est lui qui finissait. » D’où donc la rareté des adresses au public et l’absence de rappel. « Oui, du coup il a fallu zapper les interludes et un morceau comme ‘Pour l’horizon’, par exemple. S’il y avait eu rappel, j’aurais repris ‘Amitié et amertume’, et le bassiste serait parti en live… »
La porte de la loge s’ouvre. Ce sont Bilal et Abd Al Malik. Ils s’apprêtent à repartir et viennent donc saluer Rocé, d’une poignée de main dont la paume finit sur le coeur. C’était la première et peut-être seule fois que les deux hommes jouaient à la suite l’un de l’autre. Bilan de ce premier contact, par celui qui se définit comme « athée grâce à Dieu » (‘Le métèque’) ? « J’ai écouté les premiers titres depuis l’arrière-scène, mais je ne suis pas resté. J’ai un peu de mal avec ce type de messages, c’est tout. Cela ne m’empêche pas d’apprécier l’homme. » Cette réflexion est du reste cohérente avec celles qui transpirent d’Identité en crescendo. « Beaucoup d’artistes se cantonnent à deux rôles : celui du monstre ou celui du singe savant, qui va s’auto-flageller et caresser ainsi la culture dominante dans le sens du poil. » Quel est notre rôle à nous, médias, dans tout cela ? « Idéalement, vous médias devriez avant tout chercher à déconstruire intellectuellement ce genre de postures. Cela permettrait aux clichés de cesser de se perpétuer. Malheureusement, dans les faits, un média sert surtout de relais pour vendre. » S’en suit un check-up aiguisé de l’état du rap en 2006 (« avant, il véhiculait un message ; aujourd’hui, il se borne à constater« ), de la mode des sous-Booba ou des sous-Sinik, de ces portes de l’industrie qui s’ouvrent opportunément sur le passage de Grand Corps Malade…
Pour la énième fois, son manager Bouba – le bien nommé – vient nous demander de lever le camp. Nous ne nous sommes pourtant pas tout dit, alors nous proposons à Rocé de le déposer à son hôtel et de poursuivre la discussion en route. Quelques minutes plus tard, nous voici donc tous les trois dans notre voiture, à suivre la caravane jusqu’au Holiday Inn de Clermont. Sur le perron, nous prenons congé de DJ Sparo et du reste de la troupe. Direction le salon de l’hôtel pour reprendre la conversation. Cette fois c’est PJ du site Acontresens qui mène la danse, et ceux qui ont eu l’occasion de lire ses articles fouillés savent que lorsqu’il envoie, c’est du lourd. Nous parlons donc d’Olympe de Gouges et de Frantz Fanon, de Saïd Bouamama et de James Baldwin, d’U.R.S.S. et d’Algérie. Rocé nous explique plus en détail son parcours d’autodidacte. Parle de son travail à quatre mains avec la redoutable Djohar. De sa fierté d’avoir collaboré avec des jazzmen : « A leur contact, j’ai appris que le rap n’est pas du tout l’héritier du jazz. Les jazzmen travaillent au feeling, et nous nous bossons sur des machines. Notre héritage, c’est donc plutôt le disco ou le funk. » Et qu’ont pensé lesdits musiciens de l’expérience ? L’ont-ils regardé de haut ? « Non, je crois qu’il y avait chez eux plus de curiosité que de condescendance. Et je pense qu’ils sont contents de voir qu’il y a une transmission. »
L’avenir ? « Je n’ai pas encore fini de me construire. C’est la raison pour laquelle je ne fais pas de featurings, même si j’ai déjà beaucoup de textes de prêts. C’est peut-être naïf à dire, mais avec ce projet, j’ai juste voulu faire du bien, tout en veillant à ne pas sortir de la case rap. Ce qui m’intéresse à terme ? Tendre vers l’universel, créer quelque chose d’indestructible. »
…
Clermont-Ferrand, lundi 6 novembre 2006.
Dans quelques heures le soleil se lèvera à nouveau.
Il est temps de reprendre la route.
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