Nos 30 morceaux du deuxième semestre 2024
Encore une fois, le rap français a montré sa diversité au cours de ce second semestre 2024, comme en témoignent ces trente morceaux analysés.
Aketo – « Soir de gala » feat. Unfamouslouie
Quelles bonnes idées que ces EPs estivaux, sorte de bonbons offerts par amour de l’art… Sortis au début de l’été 2024, les titres de SPIRITIC sont tirés d’un livre de cocktails feuilleté au sein du studio où Aketo et Unfamouslouie se croisent régulièrement. Il s’ouvre par les nappes ressuscitant le son PNL de “Soir de Gala”, dont les rythmiques rapides s’inspirent d’une musique électronique aux reflets eighties – non sans rappeler le Marseillais Gambino, apprécié par Aketo. Ce dernier y offre un rap humble, introspectif mais ancré dans le présent et marqué par l’amour de l’exercice, rendu un peu différent par ce choix de productions. Il s’adresse, avec un mélange de lucidité et d’autodérision, aux plus jeunes qui croisent son chemin : “qu’est-ce que tu veux que je te raconte / j’représente tout ce qu’il faut pas faire / plus grand hit de mon groupe, j’ai réussi à faire une faute de grammaire”. Ce serait mentir si on disait que c’était pas ultra sincère. Longue vie aux perdants magnifiques. – Manue
Gazo, Tiakola – « NOTRE DAME » feat. Angèle
Sorti dans les derniers instants de 2023, “NOTRE DAME” de Gazo et Tiakola (extrait de leur album commun LA MELO EST GANX) trouvait une seconde vie au début de l’été 2024 à la faveur d’un featuring surprenant. Sur la scène du festival Solidays, Angèle arrivait en effet sans prévenir pour interpréter avec les deux rappeurs une nouvelle version du morceau, sur lequel elle ajoutait ses vocalises et un couplet. Une collaboration à la fois surprenante et évidente, tant les liens de la chanteuse avec le rap existent depuis ses débuts, et qui offrait aussi au titre un nouveau point de vue. Initialement enregistré uniquement “entre mecs”, le morceau, qui racontait les remords des deux interprètes suite à une infidélité lors d’errances nocturnes, laisse maintenant entendre la voix de la personne trompée, via la présence d’Angèle. Un monologue qui devient alors dialogue durant tout le morceau, puisque la chanteuse appuie les phrases de Tiako’ et Gazo, tout en donnant aussi sa version des faits dans un troisième couplet (“Tu me veux encore et encore, tu m’écoutes toujours quand tu dors / On pourrait conjurer le sort mais j’peux pas porter tes remords”). À l’instar des featurings entre rappeurs et chanteuses de R&B dans les années 1990 et 2000, une nouvelle génération d’artistes de la pop/chanson française semble elle aussi se rapprocher – avec sincérité – du monde du rap, pour ré-enclencher des dialogues entre genres musicaux. Une tendance particulièrement remarquée en 2024 (Pomme et Zamdane, Adèle Castillon et Gazo ou Jolagreen23, Bekar et Blandine, Kyana et So La Lune) qui permet au rap de sortir du carcan des morceaux à sens unique sur les relations hommes femmes, où le point de vue masculin domine. Et de livrer aussi des belles collaborations entre rap et chanson. – Brice Bossavie
Eloquence – « DJ Khaled » feat. Sameer Ahmad
Tempête sous un crâne : en 2013, DJ Khaled semblait, sur les pochettes de ses albums/mixtapes, avoir une grosse migraine. D’origine palestinienne, il a décidé de rester dans le silence malgré les bombardements qui pleuvent sur Gaza et les régions alentour depuis le début de l’année 2024. Une faiblesse qu’évoquent à peine Eloquence et Sameer Ahmad sur ce morceau portant pourtant son nom, issu d’Extravaganza, long format aux sonorités éclectiques du premier cité. « Tu trahis ton sang DJ Khaled / Peux tu encore te regarder dans la glace », demeurent les quelques lignes, chantonnées par Eloquence, qui relient le contenu du morceau à son titre. La force de « DJ Khaled » réside ailleurs. Premièrement dans la production singulière de DJ Per-K, sorte de jazz-house évolutive aux percussions uptempos qui aurait parfaitement sa place dans la playlist d’un bar de plage méditerranéenne au coucher de soleil. Deuxièmement, dans les ambiances envoyées par deux experts des flows volatils. Eloquence confirme sa mutation en rappeur laidback entamée depuis Trill Makossa et Sameer Ahmad ne cesse de surprendre en variant les cadences en l’espace de quelques mesures. Un renouvellement dans son élocution qui l’empêche de tourner en rond, et qui se retrouve également, dans un style très similaire à celui de Limsa d’Aulnay, sur l’EP Rhas El Hanout en cette fin d’année. En fin de compte, « DJ Khaled », plus qu’un morceau à vocation engagée, est une merveilleuse histoire de renouvellement. – JuldelaVirgule
Maes – « Sevran B »
Avec « Sevran B », Maes renoue avec une écriture et une musicalité qui rappellent l’adn rap de la Seine-Saint-Denis. Produit par Yannis Wade et Some-1ne, ce morceau est un clin d’œil assumé à l’école rap des années 1990, où les nappes de violons synthétiques et les quelques scratchs insufflent une mélancolie brute et hivernale. Mais loin d’être un simple exercice de style rétro, Maes ancre son titre dans une continuité : celle d’un héritage rap qui traverse les générations, tout en conservant son identité brute. Ce n’est pas juste un décor, c’est un enracinement, de lui-même et de ce que Sevran représente pour et par le rap. Une métaphore, un lieu qui symbolise à la fois l’origine et la transmission. Les références sont explicites, empruntant les apostrophes de “93 Hardcore” de Tandem ou de “Seine-Saint-Denis Style” de NTM, comme un rappel de là où tout a commencé. Le refrain, avec son « R.E.R B, Sevran B, Massy Palaiseau », agit comme une carte mentale des points de banlieue parisienne. Le RER devient un fil conducteur, une artère qui relie les quartiers, les vies et les récits. Mais cette mobilité est aussi un paradoxe : elle transporte autant qu’elle enferme. La production instrumentale ne s’embarrasse pas de superflu mais ne prend pas non plus aux tripes. Les nappes de presque-violons, spectrales, créent une tension latente avec des drums qui ponctuent l’ensemble, rappelant les heures de gloire du boom bap sans non plus sonner datés. C’est une nostalgie maîtrisée, un rappel d’un moment “doudou”. Le texte de Maes est fidèle à l’esprit du 93 : une écriture bien calibrée, sans fioritures, qui raconte avec précision sans chercher à enjoliver. Les images sont dépeintes simplement, tentant de rester ancrées dans une réalité dont Maes fait partie : « Les rappeurs font les re-sta, mais courent vite, trop d’étoiles filantes ». Le rappeur alterne entre anecdotes et réflexions sur l’oppression, l’ambition, et les contradictions d’un quotidien marqué par le poids du passé. Un morceau qui se distingue de la matrice à hit qu’il est devenu. Il délaisse les toplines formatées au profit d’un retour aux bases et tente rester fidèle à cette école du 93. « Sevran B » regarde autant en arrière qu’il avance. Le morceau n’a rien de révolutionnaire, mais ce n’est pas son propos. Il est là pour rappeler que dans le fond, Sevran n’est jamais bien loin. – Inès
Bakari – « BANDZ »
Bakari commence à se faire connaître en 2021 avec sa série d’EPS Sur Écoute empruntant l’imagerie de The Wire sur ses covers et dans sa musique. Alternant entre rap et chant, le rappeur belge se distingue très vite par le ton singulier de sa voix et la cohérence de son univers qu’il développera dans ses projets Arcadia et Supernova. C’est ce dernier qui installera confortablement Bakari dans le paysage du rap francophone avec des morceaux comme “MENTIR AUX P’TITS”. Avec “BANDZ” sorti quelques mois après son dernier projet, Bakari signe un morceau empli de fatalisme et de factualité. “J’verrais jamais le jardin d’Éden, j’sais qu’avec moi le Seigneur est fâché.” Une formule forte de sens au refrain, qui cristallise la vie passée du rappeur belge dans une mélancolie actuelle, peut-être même éternelle. Un spleen atténué par les bondissements des 808s sur une mélodie accélérée de piano, un tout trapuleux composé par KM et MELOWITHDAHEAT. Clairvoyant sur le monde et l’industrie qui l’entourent (“C’est bizarre, ils ont niqué le jeu / Sur les quatres coins du globe, l’ambiance est macabre / Tu m’verras pas dans leurs cérémonies / Y a pas d’pédophile qui s’assoit à ma table”), le Bak fait bien comprendre qu’il ne tronquera pas ses principes contre une quelconque ascension et que rien n’achètera sa dignité. – AndyZ
« Avec « BANDZ » sorti quelques mois après son dernier projet, Bakari signe un morceau empli de fatalisme et de factualité. »
Jungle Jack – « KABUKI »
« J’avance au milieu des masques comme au théâtre japonais » … et Jungle Jack glisse dans le monde interlope de la capitale et ses faux semblants comme sur ce sample de soul addictif aux couleurs jazz qui n’est pas sans rappelé les productions de MF Doom. Et si le rappeur du 20e arrondissement ne cache jamais son coté hédoniste et ses rêves d’abondance, pour le moment il semble trop occupé à raconter son vécu crapuleux avec un argot savoureux, un sens de la rime aiguisée et des images bien choisies. Une écriture qui ressemble à de la ruse mais une manière de rapper sans artifice qui se rapproche sûrement de sa façon de parler, enveloppée dans ce ton monocorde (qui là encore renvoie quelque peu au rappeur masqué de Long Island), pour mieux nous faire entrer dans cette jungle des illusions où il faudra donc apprendre à déchiffrer les codes en vigueurs. – Hugues
Toothpick, Guydelafonsdal – « KODAK EN 2009 »
En 2024, Toothpick a montré les dents. Sélectionner son morceau le plus marquant de l’année parmi trois EPs ultra addictifs – NO CASQUETTE, Vol. 1, JEUNE LIFTIER et TOOTHPICKDELAFONSDAL – a donc été un choix cornélien, surtout quand les morceaux en dessous restent introuvables. Mais dans les plus récentes sorties, “KODACK EN 2009” est un véritable coup d’éclat. Et symbolique, en plus : à l’époque, Kodak Black rappait sous le nom de J-Black au sein des Brutal Yungenz, un groupe dont il était largement le plus jeune puisqu’il n’avait que 12 ans. Difficile d’imaginer que Toothpick n’a que quatre ou cinq ans de plus quand se succèdent ses barz bien senties et ses placements agencés avec souplesse et désinvolture. À vrai dire, le Montreuillois n’a rien à envier à certains de ses aînés, et il le sait. Rien n’est superficiel chez lui : ni ses références à Gradur ou aux rappeurs de sa génération, comme Mairo et Makala, ni ses influences east coast, et encore moins ses textes à la fois incisifs et impressionnants de maturité (“NACHAVE”, “LE SHIT ET LES CHEWING-GUMS”, “BOUQUET DE FLEURS” etc.). “KODACK EN 2009”, c’est la consécration d’une année prometteuse pour le rookie. Ainsi que pour le producteur Guydelafonsdal et ses drums terriblement obsédantes, qui signe cette année pas moins de cinq EPs avec de jeunes et talentueux artistes : OgLounis, Toothpick donc, MACEO, CHAVI et LEDOUBLE. – Juliette
ZL50 – « Coma lé bel »
En 2021, l’artiste jamaïcain Skeng claquait le morceau “Gvnman Shift” sur la compilation 1Matik Riddim des producteurs Raheef Music Group et Chemist Records. L’instru et le flow de “Gvnman Shift” achevaient la fusion entre dancehall et trap, fusion que les voisins de Trinité-et-Tobago avaient revendiquée les premiers, sous le nom de “Trinibad Music”. Le succès de ce morceau en a fait une boussole pour tous ceux qui, aux Antilles comme ailleurs, veulent se réclamer à la fois de la trap des pays du Nord et du dancehall des anciennes colonies. “Coma lé bel” de ZL50, issu de l’EP Impliké, est du “Trinibad Music” adapté aux codes de l’Océan Indien. L’auditeur peut se sentir dérouté par l’instru de JLN, à la fois trap dans le choix des chœurs samplés, et reggaeton dans la rythmique. La voix grave et l’aisance de ZL50, à contre-temps, font décoller le morceau, au refrain de tube : “Coma lé bel, bel, bel, bel, bel, shit, Marocco la frappe, la di le king plus ou tape, plus mi trouss’”. L’efficacité vient de ce mariage entre les deux genres, que ZL résume par une image d’hybridation entre deux cultures : “mi fé résonne son caisse claire plus fort qu’un djembé”. “Même si le BPM un reggaeton, le but c’est bour’ le rap en indé” clame ZL50. Il revendique la mentalité de l’infiltré “Reddington” dans la série Blacklist, qui est aussi celle du trappeur qui s’infiltre dans le dancehall. Le résultat est à la hauteur, et annonce une suite à toute blinde. – Paul
Tisma – « En un clin d’oeil »
Quand les pianos se bousculent et se perdent dans une quantité effarante de morceaux analogues et aux allures de déjà-entendu, difficile d’encore toucher avec si peu. À moins d’être aussi bon lyriciste que Tisma. En septembre 2024, le jeune rappeur originaire d’Argenteuil levait le voile sur un excellent EP intitulé HAPPY DAYZ, produit par Truckthomas et Le Chroniqueur Sale. Cet esprit contemplatif, cette habileté quand il s’agit de jouer avec les mots, de taquiner les temps et de centupler les rimes, fait depuis son petit effet. Particulièrement sur l’outro du disque, qui condense tout ce que Tisma a de plus tendre. Comme cette voix inusitée, irrégulière, à la fois jeune et chargée de sagesse. Comme ce flow aussi lent que plantureux, comme ce recul poignant sur ses émotions et interrogations. “Est-ce que tu te donnes le droit d’avoir le choix ? Est-ce que tu crois que choisir la chance, c’est un peu croire en soi ?” “Est-ce que tu vois en toi c’truc qui fait qu’tu crois en toi ?” À la composition, Le Chroniqueur Sale récuse le fameux déjà-entendu, avec une mélodie riante et organique. Le temps de deux stations de métro, la flânerie est terminée. – Juliette
Chilla – « Petit Coeur » feat. Disiz
Le « 2-Step », style popularisé dans les années 90 en Grande-Bretagne et caractérisé par la signature rythmique qui lui donne son nom, a fini par trouver sa place ces dernières années dans les albums des rappeurs français. Sur « Petit Coeur », c’est le UK Garage pop et aérien de Katy B et Sugababes que convoquent Chilla, Neo Maestro et Nk.F. Cet ancrage musical britannique ne va pas à l’encontre de l’identité très « pop française » du morceau : les transformations appliquées à l’interprétation de Chilla la conduisent vers des aigus presque adolescents, immédiatement contrebalancés par des tons plus graves, comme si sa voix était balottée dans l’espace-temps. Son texte, où il est notamment question de « maman », de « garçons » et de « bisous », présente le chagrin d’amour comme une douleur organique bénigne, de l’ordre d’une vilaine grippe qui vous cloue au lit. Autant d’évocations de la lolita française incarnée dans les années 2000 par la chanteuse Alizée période Farmer/Boutonnat, celle que les courgettes rendait malade sous la couette. En contrepoint, Disiz semble lui aussi pris de fièvre, assailli de regrets confus et lointains. La voix de Chilla finit par rejoindre la sienne, la lolita-fantôme révélant le visage d’âme damnée du rappeur en revenant le hanter. Le tout sous la houlette du sorcier Nk.F, pour une rencontre originale entre deux traditions musicales européennes bien distinctes. – chosen
« Les transformations appliquées à l’interprétation de Chilla la conduisent vers des aigus presque adolescents, immédiatement contrebalancés par des tons plus graves, comme si sa voix était ballottée dans l’espace-temps. »
Zippo – « Monstres »
Un peu comme dans l’actualité, il se passe beaucoup de choses dans l’album commun entre Zippo et Greenfinch. Et parmi tout ce qui s’y produit, il y a quelque chose d’inattendu : une série de titres de dance rap, avec des beats qui n’ont rien à envier à ceux d’un album de Jul ou de Heuss l’enfoiré. « Monstres » est l’une de ces chansons faussement type-beat, et le Z y manie un champ lexical noir et désabusé. Ne disait-il pas plus tôt sur le disque que « la Terre sent la poudre » ? Ici, il n’est pourtant pas tant question de fin du monde, ni de survivalisme ou même de bûcheronnage. Juste un petit hymne pour les « Monstres », ceux qui sont à plusieurs reprises évoqués au long de cet Automne chanté 12 pistes durant par Zippo. Les Monstres sont fichés S parce qu’ils militent. Ils sont des chiens de la casse car ils n’ont jamais vu rien d’autre. Ils voient l’apocalypse quand un miroir leur est tendu. Ou tout simplement, ils sont ceux qui n’y croient plus. Probablement même n’y ont-ils jamais vraiment cru, comme ici personne n’aurait jamais cru que Zippo ferait un jour de la « zumba ». Mais tant qu’il y parle de cholestérol, de faire pousser des tomates et de mini-pelles, tout va bien. En tous cas, jusqu’ici. Ouais, jusqu’ici tout va bien… – zo.
SDM – « Cartier Santos »
Figurant parmi les morceaux de rap les plus populaires en 2024, « Cartier Santos » a résonné ces derniers mois sur les ondes, sur les smartphones des adolescents et dans les tchop de grands gaillards aux cœurs tristes. L’écho que trouve ce titre auprès de tant de monde n’est pas contre nature, sa construction tout en recherche d’un acmé qui n’arrive jamais maintient l’attention de chacun et pousse au replay, à la recherche de ce qui aurait pu être loupé. À l’issue des trois minutes qu’il dure, retour au départ, histoire de voir s’il n’y a pas eu un refrain empoisonné ou autre piège mélodieux, et ça y est le mal est fait. L’addiction s’installe. SDM s’approprie le thème du prince déchu, tombé raide love de plus forte que lui. Cœur vif, yeux étoilés, langue pendante, le garçon se transforme en emoji, n’existant plus qu’à travers une messagerie aussi instantanée que les sentiments de son temps. Elle l’aura aimé un peu, peut-être, puis quelques jours auront eu raison de cette folle perte de contrôle. Non, elle doit rester forte, toute en maîtrise, trouver celui qui subviendra à ses besoins matériels, l’émoji sur lequel s’appuyer vraiment, pas celui qui lui court après. Elle veut la trotteuse qui tourne sur le cadran carré de la Santos, pas le type qui tourne en rond dans le quartier, elle veut celui qui enclenche next à la fin de « Cartier Santos », pas celui qui appuie sur repeat. – B2
Moha MMZ – « Plage Vendôme » feat. So La Lune
Lorsqu’on le découvre en 2015, le duo MMZ représente le versant le plus lumineux du son QLF en plein essor. À peine majeur, Moha fait alors preuve de l’enthousiasme propre à la jeunesse, celle qui rêve de s’envoler à Miami et d’avoir un tigre dans son salon. Des années plus tard, le rappeur aujourd’hui en solo a ajusté la trajectoire de ses aspirations. C’est désormais l’Afrique et l’Amérique du Sud qui l’appellent, dans un désir d’ailleurs « sauvage » comparable à celui du personnage incarné par Leonardo Di Caprio dans « La Plage », cité dans le refrain à travers son réalisateur Danny Boyle. Sur une production downtempo d’inspiration Balearic, le morceau tend davantage vers la pop ou une certaine variété française. Le rap des origines y est pourtant présent par évocation, comme sur le pont mi-chanté mi-scandé, dans lequel pointe une noirceur jetant une ombre sur l’été : « Noir, des fois c’est noir, pas que le soir mais c’est soit j’hésitais pas sinon c’est mort / J’sens qu’c’est fort, y a pas d’amour mais j’crache quand même sur tes lèvres ». Fidèle à la fausse bonhommie qui le caractèrise, So La Lune tout miel enchaîne sur son couplet les phases glaçantes, neutralisées par la chaleur ambiante : « J’me réveille dans un cauchemar ou avalé par l’système / Aqua frofro il est cher mais il est nickel, problème habituel, ils font des rituels ». Comme si les deux artistes n’avaient pas fait tomber la doudoune sur la plage, les rayons du Soleil ne caressant que leurs visages. Une dualité propre depuis ses débuts au son des Târterets, que Moha renouvelle à mesure qu’il gagne en maturité. – chosen
Douze Déluge – « LEAVE ME ALONE »
Tout en chuchotements et en marmonnements, Douze Déluge continue de faire petit à petit sa place dans le paysage du rap français. À l’écoute de sa musique, il faut dire que la franco-luxembourgeoise sait comment attirer l’attention : dans l’univers sonore qu’elle bâtit tranquillement mais sûrement depuis un an, les sonorités minimalistes et froides de ses productions semblent faire fusion avec sa voix autotunée de manière de plus en plus prononcée. Notamment sur “LEAVE ME ALONE”, un nouveau single de 1min30 chrono dévoilé à la rentrée. Porté par une production aussi synthétique que glaciale de 1avoidblur et bekzmo, le titre voit la rappeuse noyer sa voix dans les mélodies des deux producteurs, pour laisser place à une véritable petite expérience sonore. Des adlibs jusqu’aux couplets en passant même par les craquellements de sa voix susurrée, Douze Déluge semble ainsi utiliser ses cordes vocales comme un instrument qu’elle tord, étire, ou fait subitement monter et descendre, pour rajouter une piste instrumentale sur le morceau. Une performance assez originale qui ne fait pas oublier ce qu’elle raconte, entre fatigue vis à vis de la gente masculine (“Il est tellement toxique, elle a plus d’libido / Ah bon ? / T’façon il est bidon / Si j’le veux il bé-ton”) flex en toute tranquillité (“Elle passera pas le Winter Autumn moi je veux toutes les saisons / Saffiano Prada Kenzo”) et phases plus sombres sur son passé (“Pas de nouveau shab / J’ai été élevée au couteau c’est pour ça que je suis détestable”). Sans jamais délaisser le fond, Douze Déluge montre sur “LEAVE ME ALONE” que l’on peut aussi jouer avec la forme, en s’appliquant autant sur l’interprétation que sur le texte. Un exercice de style particulièrement porté par sa voix, qui renforce encore plus le pouvoir hypnotique de sa musique. – Brice Bossavie
Zek – « À propos »
Le 24 mars 2020, Zekwé Ramos, dit Zek à présent, opère son retour lors du freestyle Grünt de Limsa d’Aulnay en explosant la face B du morceau de Django, “Fury”. Sous teinture blonde, le rappeur essonnien surperforme comme Cristiano Ronaldo sous mèches blondes au Real Madrid. Il récidive il y a deux ans au freestyle Grünt d’Isha. Un public retrouve un Zekwevinho en pleine forme rapologique, un autre le découvre. De ce retour, Zek sort #ÇaPartEnLuxxxe en 2020, une série de morceaux créés à partir d’objets quotidiens. Il faudra attendre quatre ans pour avoir le plaisir d’écouter un EP de six titres : LOCALISABLE dont le morceau “À propos” fait office de clôture. Produit par ses propres soins, Zek propose une ballade drumless lui laissant l’espace nécessaire pour confier ses doutes passés, lui qui est issu de l’époque maudite des fameux rois sans couronne (“J’allais quand même pas à être le dernier fou à pas croire en moi”), les temps qui changent (“Les plus grandes cailleras se laissent dépouiller par Winamax”), la nostalgie de galères de la fin des années 2000 (“À propos de dahak dans un Clio 2 qui démarre pas”) et son amour inconditionnel de père. Ce qui est sûr, c’est que Zek est toujours à propos de placements et flows innovants avec des instrus qui lui collent parfaitement à la peau. Cette fois-ci, il ne devrait pas re-disparaître quatre ans avant le prochain disque, lui qui a annoncé avoir signé en distribution pour quatre EPs et un album chez PIAS dans le podcast de nos confrères Yérim et Genono. Plutôt bonne nouvelle ! – AndyZ
« À peine majeur, Moha fait alors preuve de l’enthousiasme propre à la jeunesse, celle qui rêve de s’envoler à Miami et d’avoir un tigre dans son salon. Des années plus tard, le rappeur aujourd’hui en solo a ajusté la trajectoire de ses aspirations. »
Nairod – « Vin royal »
Nairod kicke sur une face B, qui reprend le sample de “L’enfant seul” d’Oxmo Puccino. Comme chez ce dernier, la simplicité avec laquelle Nairod rappe une tragédie quotidienne crée une émotion imparable. Dès les premières mesures, tout est dit : “Allé fé bour le l’alcool le zamal et tout’ le band moukat / ça c’est le vice donc mi devrais même pas valorise tout ça la / mais c’est mon vie et vu que lé coma obligé parle de ça / l’a aide a mwin des fois, mais des fois m’a aussi fé n’importe quoi.” Nairod brise le tabou de la double addiction réunionnaise à l’alcool et au cannabis. Mais il n’adopte pas un point de vue surplombant, et tout le morceau est construit sur ce paradoxe : Nairod dénonce une coutume destructrice, dont il souffre, en même temps qu’il la valorise comme constitutive de l’identité créole. Tout est culture : le créole (“la langue mon bout de la terre, pas cett’ de Molière”), l’alcool, le zamal, les combats de coq, le “hérisson” cuit dans le “Vin Royal”, les saisons (“nou attend’ cyclone pou nettoy’ la rivière semb’ la ravine”). La douleur est tacite, elle se loge partout, dans des scènes banales comme le tonton qui ramasse le verre à la fin du mois. Surtout, cette douleur est endémique, incompréhensible pour l’étranger. Trois minutes vingt secondes pour dire une souffrance collective et les dérivatifs qu’une communauté trouve à sa souffrance, y compris les poisons et les addictions. Concis, pudique, mais tranchant, “Vin Royal” est un morceau à part dans le rap réunionnais. – Paul
Loko & Martin Gal – « Wayne » feat. Zek
Parmi les lieux en France où les rappeurs défilent en cabine, il y en a un aussi secret qu’essentiel : le Neoloko. Dans ce studio tenu par l’ancien co-fondateur de Neochrome, des titres sont enregistrés et mixés à la pelle. Principalement du rap dit « indé », scène dont Loko est un peu l’un des gardiens tutélaires. Et puis parfois, quand l’occasion se présente, l’ingénieur du son en chef qu’il est redevient le rappeur qu’il était et entretient sa forme. Ces derniers temps, c’est aux côtés de son éternel acolyte Martin Gal – connu par le passé sous le nom de Karna. Et force est de constater que son flow détaché, nonchalant, ondulant et inimitable fait toujours mouche. Surtout sur cet instru minimale et lugubre signé Heskis, dont les charleys stalactites ponctuent parfaitement le goutte-à-goutte aigre de chaque mot prononcé. Et pour compléter cette ambiance caverneuse, c’est un Zekwé Ramos définitivement en feu ces derniers mois qui termine cette combinaison intitulée « Wayne ». Car après tout, le Neoloko studio c’est un peu notre batcave à nous. – zo.
M.A.M – « Le mauvais pied » feat. Di-Meh
Ça pourrait être un matin comme les autres. Un de ces lundis, probablement l’hiver. Le café tout fraîchement absorbé après un réveil difficile malgré les trois sonneries programmées la veille pour ne pas s’oublier. La première pour sortir du sommeil, la deuxième pour profiter encore de quelques minutes de sommeil, la troisième pour se lever. Mettre un pied devant l’autre. Mais malgré une douche chaude, froide et encore re-chaude, malgré une cafetière dans l’estomac, rien n’y fait. Ce matin, c’est la paresse qui a pris le dessus sur l’envie de (bien) faire les choses. Il faut prendre le(s) transport(s) et voir les gueules enfarinées d’une dizaine, peut-être d’une centaine de personnes dont la moitié ont vécu la même configuration matinale… Pour annoncer la Side B de son Starter Pack, le genevois M.A.M. a décidé de partir avec « Le Mauvais Pied ». Combinant un accord de piano céleste et un saxophone évasif, M.A.M prend le contre-pied de nous amener dans une ambiance éthérée proche de certains morceaux de variété française des années 80. Quelques secondes plus tard, l’apparition d’un breakbeat massif à la réverbération digne d’un album de Mobb Deep fait basculer le morceau vers un terrain de jeu rap idéal pour accueillir les placements des deux funambules helvètes, M.A.M et Di-Meh. Un morceau intergénérationnel qui en dépit de son thème nonchalant se transforme en pur moment de bonne humeur, comme l’ensemble de ce Starter Pack (Side B), recompilé avec sa Side A en un seul format physique en cette fin d’année. Comble, heureux, de l’histoire : « Le Mauvais Pied » devrait suffire à nous faire lever du bon un de ces quatre matins. – JuldelaVirgule
Ekloz – « Avec Des Mecs En Jogg »
Croire qu’Ekloz se tient loin du rap parce qu’elle utilise des sonorités électroniques dans sa musique serait une grave erreur. Depuis ses débuts en 2019, la rappeuse marseillaise pose une à une les pierres de sa propre musique, tout en restant accrochée aux valeurs du genre qui a vu naître Le Rat Luciano. Un principe qu’elle semble vouloir rappeler sur le morceau “Avec Des Mecs En Jogg” : dévoilé en octobre, le morceau voyait Ekloz déployer l’étendue de ses qualités dans un décor en noir et blanc, évidemment habillée d’un jogging vintage tendance Kappa années 90. Sans renier ce qu’elle est, et en usant donc toujours de l’autotune, la rappeuse revient ici à une musique plus épurée que d’habitude. Sur une production signée Roolio à base de piano menaçant et de drums assez lents pour faire hocher la tête, Ekloz remet les points sur les i avec un morceau purement rap dans son esprit, tout en donnant ses vérités. Un hommage modernisé au genre qui l’anime, qui ne fait ni dans la nostalgie, ni dans le jeunisme, tout en restant proche de qui est Ekloz : une artiste autant prête à innover qu’à respecter les fondations de sa musique d’origine. – Brice Bossavie
Bouss – « Un vœu »
Parmi les étoiles filantes de TikTok, le jeune rappeur Bouss se démarque par son grain de voix pétri de nostalgie, donnant à son rap une teneur mélancolique aisément saisissable. Auditeur, en plus du rap états-unien, de musiques jamaïcaines, il pose cette voix singulière sur un riddim reggae dans “Un voeu”. Dans la lignée du message humaniste des héros du genre, les paroles sont d’apparence un peu naïve (“J’crois qu’tout déconne / C’est la même du sud au Népal / Ils ont pas cette chance, moi j’quittais l’école”), apparence que rattrape une sincérité chaleureuse et premier degré (“viens dans mes bras / je suis comme toi / De base”). Le rappeur du Val-de-Marne délivre alors une réflexion sur l’état du monde, certes sempiternelle (“c’est baisé en vrai”), mais qui a le mérite de voir au-delà de ses propres impasses. – Manue
« Croire qu’Ekloz se tient loin du rap parce qu’elle utilise des sonorités électroniques dans sa musique serait une grave erreur. »
Coelho – « LES ENFANTS MENTENT »
Les morceaux qui démarrent par un bruit d’expiration de fumée (ou de bruit de briquet c’est selon) tiennent souvent leurs promesses. Une constante que Coelho prouvait à nouveau au début de l’automne sur “LES ENFANTS MENTENT”. Premier single de son album à venir, le titre, long de 4 minutes, montrait le visage le plus mélancolique du rappeur nantais, qui raconte ici sa jeunesse, ses doutes et ses insécurités, accompagné d’un piano délicat (signé de son frère Bedar) et de voix aériennes qui semblent flotter au dessus de ses pensées. Déjà remarqué par le passé pour ses qualités dans l’exercice de l’introspection (notamment sur le très bon « UN JOUR… » sur son précédent EP) Coelho réitère ici l’exercice en explorant et auscultant ses souvenirs, sans aucun artifice. Un album photo intime et honnête, où le temps qui passe semble revenir en pleine face du rappeur. Qui doit alors affronter ses doutes, mais aussi ses peurs. Tout en les transformant en un beau morceau. – Brice Bossavie
Mr Kayz – « Marchand de doutes » feat. Tedax Max
La voix est basse et tourbée. Elle attaque a cappella « Marchands de doutes » ainsi : « On guérit pas là où on est tombé malade souvent j’y repense quand j’suis dans l’secteur… », l’instru en lévitation, et ses samples en reverse, ne démarrant que sur le « dans ». Ensuite, c’est une performance remarquable de Mr Kayz sur ce titre de son EP Ni Vu…, en termes de placements, de rebonds, de silences. Il y a à la fois une sensation d’urgence et de sérénité dans ces quarante trois secondes, pendant lesquelles Kayz distille sa façon d’envisager le rap, la pression de s’élever socialement (« D’puis l’premier jour j’me bats pas contre eux j’me bats contre les probabilités »), avec cette pointe d’orgueil propre à ceux qui, comme lui, ont un temps arrêté la musique et la font aujourd’hui essentiellement pour la beauté du geste – même si l’envie de palper avec n’est jamais loin. Avec un Tedax Max idoine dans cette thématique de la quête arc-boutée d’intégrité et de détermination, Kayz parfait cette vision par un refrain rempli de conviction(s), pour conjurer le sort des « marchands de doutes ». – Raphaël
Theodora – « SORRY SORRY SO »
Celle qui rappait “Le paradis se trouve dans le 93” l’an passé aura connu, en 2024, un succès international avec son tube bouyon “KONGOLESE SOUS BBL”. Dans l’excellente tape d’où le titre est issu, BAD BOY LOVESTORY, Theodora n’est reliée au rap plus que par une certaine liberté dans les thèmes, des restes de flow, un goût pour l’ad-lib et un ancrage plus général au sein des musiques noires. À l’inverse de ces horribles albums “carte de visite” que vendent les attachés de presse pour dire que leur artiste “sait tout faire” (ce qui revient à dire qu’il n’a pas de style), la chanteuse au nom grec d’origine congolaise sait infuser une multiplicité de genres musicaux de sa personnalité et de ses mimiques extravagantes. Miracle : elle rend ce mélange incroyablement addictif, mêlant alors le talent des grandes pop-stars à la recherche musicale des geeks new wave. Dans “SORRY SORRY SO”, aux influences baile funk, elle raconte le dépit amoureux et le refus de pardonner sous toutes les coutures de sa voix, sublimant ce qu’elle a d’imparfait, de grave et de trop aigu, telle (pourquoi pas) Rihanna dans “Love on the brain”, et surtout, telle la maîtresse unique des hybridations qu’elle est déjà. – Manue
Flynt – « 2nd round »
Depuis son album Ça va bien s’passer sorti en 2018, Flynt se fait rare. Et à chacune de ces apparitions, il prend de plus en plus des allures de tonton qui fait autorité. Dans une petite série de phases lapidaires, l’icône du rap de Paris Nord bout sur des notes de piano accompagnées d’une vibration de cordes en arrière plan. Une minute et cinquante secondes de rancœur et de tension intérieure. Du rap « Que de la haine » en somme, sur ce 2nd Round produit par Crown de l’équipe Grim Reaperz. « J’ai encore failli m’battre cette semaine, c’est ça quand tu veux dire les choses comme elles te viennent » y dit Te-flyn. L’ancien a toujours sa place dans le cercle, et il y rappe sans lever la main. Ce qui ne l’empêche pas de toujours mettre de belles branlées. – zo.
Jolagreen23 – « PLUS LE MÊME » feat. Lesram
Avec « Plus le Même », Jolagreen23 et Lesram s’aventurent sur un terrain où leurs univers se rencontrent dans une fluidité surprenante. Ce featuring, attendu pour son potentiel technique, atteint les attentes en construisant un morceau hybride et captivant. La collaboration joue sur l’équilibre, sans perdre l’authenticité des deux interprètes. « J’suis venu faire du gris avec Jolagreen, au quartier, ça revend la chocolatine » : une ligne qui synthétise l’esprit de cette collaboration. Dès les premières secondes, l’instrumentale produite par Elyo, Johnny Ola et Marty Santi installe un climat familier pour les habitués de l’univers de Jolagreen23 : des textures digitales, des voix travaillées et une atmosphère inspirée par les jeux vidéo pour son album +99XP. Au fil du morceau, l’identité de Lesram s’y infiltre, apportant une touche plus brute, terre-à-terre, qui enrichit l’ensemble dans la sincérité du contenu. Ce dialogue entre les deux rappeurs donne au morceau une profondeur appréciable, portée par une production qui laisse respirer chaque couplet. Le refrain, chanté par les deux artistes, marque un pivot. Avec son « J’suis plus le même depuis qu’t’es plus là », ils donnent l’impression de s’adresser directement l’un à l’autre, transformant le morceau en une conversation. L’ancien membre du Panama Bende reste fidèle à lui-même : humble, direct, précis. Son couplet tranche avec l’atmosphère plus aérienne de Jolagreen23, ramenant le morceau à une réalité bien pesée. Ces jeunes plumes continuent de porter le rap et son essence : prendre position dans leur réalité. « Ça veut refaire le Far West avec des masques et des fusils, Ils ont placé les usines, les noirs et les Arabes au Nord » illustre une violence systémique qui traverse les générations et traduit une conscience sociale ancrée dans l’expérience du territoire. Cette manière de dénoncer sans emphase, en intégrant ces constats au fil de son écriture, confère à son texte une puissance sourde, sans asséner. C’est un morceau qui va à l’essentiel, porté par une alchimie palpable entre les deux artistes, au bon moment, au bon endroit. Une complémentarité qui donne envie d’en entendre plus. – Inès
JP Manova – « Coin des Amen »
Depuis son premier album, le très réussi 19h07, sorti il y a bientôt dix ans, le rappeur-producteur JP Manova s’est fait plutôt discret, ce qui ne l’a pas empêché de poser sur du ska avec La Punkaravane, de raconter le dernier match de Kobe Bryant dans le morceau du même nom ou de collaborer avec un autre fin limier, le très haut en couleur Grems sur le jazz fou du titre « L’algo ». Alors oui, comme ce franc-tireur le dit lui même, ce n’est pas toujours facile de suivre ses pas, mais à l’écoute de cette dernière livraison, il y a la sensation qu’il prend son temps pour bien travailler son artisanat dans son coin, tout en restant pertinent à s’exprimer sous de nouvelles formes, comme en témoigne cette approche d’influence bossa nova, parfaite enveloppe pour ce billet d’humeur doux amer et son refrain à la fois émouvant et entraînant. Accompagné du guitariste Denzel McIntosh, de la chanteuse rock et soul Oma Jali (aux chœurs) et inspiré par James Baldwin (le titre du morceau est un clin d’œil à une pièce de théâtre de l’auteur), JP Manova, continue d’affirmer une lucidité qui flirte avec le pessimisme, une certaine défiance vis à vis de l’industrie musicale mais aussi une forme d’espoir empreint de spirituel. – Hugues
« Tout en chuchotements et en marmonnements, Douze Déluge continue de faire petit à petit sa place dans le paysage du rap français. »
Huntrill – « WHOLE LOTTA RACKsss »
L’adage voudrait que quand on aime, on ne compte pas. Dans le cas de Huntrill, c’est exactement l’inverse. “WHOLE LOTTA RACKsss” est pourtant bien une chanson d’amour, destinée à celle qu’on savait déjà être la seule élue de son cœur : sa liasse de billets. Toutes les figures de style, toutes les punchlines sont bonnes pour parler d’elle et des moyens trouvés pour la faire gonfler. “J’scam des grands-mères mais j’mange pas d’porc, j’trie mes pêchés.” Le phénomène du 91 ne fait pas de la trap, mais du money talks. Il ne se promène pas, il fait du money walk. Le flow du rappeur est aussi répétitif que le bruit d’une machine à billets, pourtant, quelques mini-variations dans ses placements et dans la prod de Malek Ben Becher suffisent à rendre l’outro de Nouvelle Trap 2 largement obsédante. L’un joue avec sa manière de tomber sur les drums, l’autre les suspend quand il faut insister sur une phase. Les deux se renvoient la balle avec une nonchalance arrogante. Riche en allure. – Juliette
Dinos « LE JOUR D’APRÈS » feat. Lino
Il y a des morceaux qui ne cherchent pas à séduire, mais qui sonnent comme une évidence. C’est le cas du titre “LE JOUR D’APRÈS” où Dinos, accompagné de Lino, se livrent à un passe-passe lyrique, dense en texte et en maîtrise mais loin de l’esbroufe. Le morceau s’ouvre sur une toile brute, terrain propice aux différents impacts lyricaux des deux rappeurs. Les images claquent, violentes, parfois amères : « Je rêve d’égorger une comète, ressusciter mon frère ». Dinos déroule des fragments de vie, Lino déballe avec la précision d’un scalpel et des lignes minutieusement taillées, semblant pesées au milligramme. La production, signée par un collectif (Dinos, Sacha Rudy, DLS, glacierboys, Philszm), enveloppe ces plumes d’une ambiance pesante. Les thèmes mélodiques alternent entre douceur trompeuse et tension frappante. Le refrain agit comme un point de bascule, où les noms de Luv Resval, Nipsey Hussle et DJ Mehdi s’élèvent, rappelant la fragilité de ce qui brille trop vite et trop fort. Des lignes et un refrain déchirant le morceau d’une tristesse sourde, une sorte de requiem sans pathos. Lino livre des couplets intense et sa plume garde cette hargne si particulière, mêlée à une lucidité qui manque : « Depuis que c’est plus la rue qui valide, c’est nous contre tout le reste ». « LE JOUR D’APRÈS » rappelle ce que le rap peut être quand il se débarrasse de ses artifices pour se concentrer un peu plus sur l’essentiel : des mots, une vision, une sincérité. Au-delà de sa qualité intrinsèque, ce track en treizième position donne un souffle particulier à l’album de Dinos : KINTSUGI. C’est un morceau qui exige qu’on l’écoute, qu’on y reste accroché. Et il y a à parier qu’une fois terminé, il continue de résonner. – Inès
SCH – « Deux mille »
Avec le volet final de sa série JVLIVS, SCH poursuit et parachève à la fois la narration de ce personnage mi-fictif mi-autobiographique, mais aussi des thématiques et idées musicales en germe dès le premier tome en 2018. Commençant par une mélodie de piano ruisselante comme son ‘sky dans un verre en cristal d’Arques, l’instru de « Deux Mille », composé par Yuo, Cameliro et Maxime Fleury, tourne à l’hybridation entre trap en triolet et bande originale de film noir du cinéma français des années 1960, façon François de Roubaix. Sur ce tapis de swing tout en velours comme le futal de son paternel qu’il mentionne, SCH met en perspective sa vie de baron rouge comme celle de son alter-ego en passant du « je » au « on », pour mieux resituer les racines de leur ascension, puis fait défiler les tendres souvenirs du fils qu’il a été comme on tourne les pages d’un album-photo jauni. L’esthétique du morceau et ses vapeurs nostalgiques soulignent à quel point cette série JVLIVS n’a pas été qu’une maline mythification de son propre parcours sous les motifs des films de mafieux. Née en partie du deuil de son père, cette saga se conclue avec un troisième volet où l’hommage en musique à ses parents est encore plus prégnant tout au long du disque, et en particulier sur ce « Deux mille », démonstration magistrale. – Raphaël
Grems, Trankil Trankil & Roland Jones – « Baume du tigre »
Symbole d’un autre genre musical, les guitares électriques étaient jusqu’à présent, à de rares exceptions près (Casey, La Rumeur, Les Svinkels, Aelpéacha ou Salif), presque prohibées dans un rap français semblant terrifié à l’idée d’aller sur le terrain du rock. En cette fin 2024, les choses sont en train de changer. Sur « Baume du tigre », Roland Jones, Grems et Trankil Trankil se permettent d’amener une brise océanique combinée aux courants forts venue des abysses de l’Atlantique. Mais rien de mystique dans cette cinquième piste de l’EP Backwash, plutôt une ride tranquille de surfers du Sud-Ouest. Une session mêlant shit-talk, ligne de basse et batterie lourde dans un filtre bleu à la Michael Mann, celui où Robert De Niro posait son flingue derrière une baie vitrée avec vue sur le Pacifique avant d’héberger un Val Kilmer un peu perdu. Un vrai travail d’esthètes, ressemblant au style Harry Fraud de 2013, appuyé donc par des accords hurlants sur une deuxième partie de morceau instrumentale décidément trop courte… Et puisque SCH a lui aussi dompté la gratte sur « Lumière Blanche » en outro de JVLIVS 3, les paris sur une profusion de riffs électriques dans les prochains projets de rap français peuvent désormais s’ouvrir. Pour le meilleur, et pour le pire. – JuldelaVirgule
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