
MC Yan : Once upon a time in Hong Kong
Pionnier du graffiti en Asie et designer célébré dans le monde entier, MC Yan est également le « godfather » du hip-hop hongkongais. Rencontre avec un artiste total.
Petit port de pêche devenu en quelques décennies la vitrine du capitalisme asiatique, Hong Kong incarne mieux qu’aucune ville au monde l’influence des passions des hommes sur le temps et l’espace. Objet de rivalités et de convoitises, elle a nourri un imaginaire esthétique chargé de fantasmes, des films de la Shaw Brothers à ceux de Wong Kar-Wai, en passant par les visions futuristes de Blade Runner. Des représentations qui évoquent en sous-texte l’agitation politique et intellectuelle inhérente à cette cité-état au destin tempétueux.
C’est en 1971, en pleine Guerre Froide et alors que la région est toujours sous pavillon britannique que naît Kwong Yan Chan, fils d’une famille de la petite bourgeoisie commerçante. À la maison, Boney M et Simon & Garfunkel tournent sur la platine, rejoints un peu plus tard par les Pet Shop Boys, dont le disque est la première acquisition du jeune Yan. L’artiste garde de sa jeunesse un souvenir heureux, caractérisé par une grande liberté. De celle-ci naîtront son intérêt pour les arts visuels et son rêve de devenir artiste, qu’il nourrit depuis toujours. Après le lycée, sa copine de l’époque part pour la France. Yan économise en secret pendant un an pour la rejoindre, en 1990. « J’ai prévenu ma famille une semaine avant de partir. One way ticket. J’ai débarqué à Poitiers, je ne parlais pas du tout français, j’ai pris des cours tout en travaillant comme plongeur dans un resto chinois, pour survivre. » Lui et sa copine se séparent au bout de quelques mois, mais Yan reste déterminé. Son objectif est d’intégrer les Beaux-arts, bien plus abordables que les écoles de Hong Kong, et qui jouissent d’une bonne réputation. Il est accepté à Tours, où il réside pendant cinq ans, après deux ans à Poitiers. Il garde une connexion avec Hong Kong, où certains de ses amis d’enfance sont actifs dans le rock underground, une musique déjà mal considérée par l’ordre social en place : « Il y avait un filtrage par les maisons de disque de ce qui était promu en Asie. Par exemple, ma mère a écouté les Beatles mais pas les Rolling Stones. Il y avait un tabou sur le rock, y compris sur des choses a priori « peace », comme le mouvement hippies. »
Une épiphanie a lieu en 1994, quand Rage Against The Machine donne son premier concert en France. L’alliage du métal au débit scandé de Zack de la Rocha, conjugué à des textes brûlants, frappe son imagination et son inspiration. Jusque là, c’est principalement dans le versant visuel de la culture hip-hop que Yan s’épanouit, et tisse d’importantes connexions dans le monde du graffiti français. Quand il revient s’installer à Hong Kong en 1997, il entend bien ruer dans les brancards de la culture underground de sa terre natale.
« À l’époque il n’y avait pas plus de cinq DJs hip-hop à Hong Kong. On a dû faire l’effort d’importer les CDs, les magazines US. »
SCHOOL ON FIRE
La fin des années 90, qui correspond à « la reprise en main » du territoire par la Chine (la fameuse « rétrocession » de 1997), est encore le règne de la cantopop, ce style musical inspiré par la variété occidentale et japonaise et dont Hong Kong est le centre névralgique. MC Yan, sans surprise, ne porte pas particulièrement le genre dans son cœur : « La cantopop, c’est pas sérieux. Le développement du karaoké en Asie a une grande responsabilité : il fallait des chansons faciles à chanter, avec des mélodies pauvres. C’est du divertissement, pas de l’art. Rien qui bouscule, ou même qui fait penser. » Alors que le hip-hop gagne du terrain en Occident, il peine à prendre à Hong Kong. L’un de ses rares ambassadeurs est DJ Tommy, jeune prodige du scratch arrivé second au World DMC de 1996. Sa rencontre avec Yan tient autant de la nécessité que de la providence : « À l’époque il n’y avait pas plus de cinq DJs hip hop à Hong Kong. Lui et moi avions le même objectif d’éducation, et l’envie d’expérimenter entre le rap et les sons chinois. Taïwan, grâce à l’influence américaine, avait un train d’avance sur nous. On a dû faire l’effort d’importer les CDs, les magazines US. » Ensemble, ils chapeautent le premier album de LMF, pour « Lazy Mutha Fucka », un « groupe » de rap que Yan préfère présenter comme une communauté.
En 1999 sort un EP de six titres, porté par des textes ciselés et des productions « lives » dans l’esprit de RATM. Le collectif attire rapidement l’attention : l’identité hongkongaise de leur son s’exprime pour beaucoup via l’utilisation du chou hau, le cantonais des classes populaires, absolument proscrit de la production mainstream. Le disque est d’abord plébiscité par les milieux underground, puis rapidement le bruit court à Hong Kong et le bouche à oreille marche à plein : « Notre disque circulait sous le manteau. Nos premiers ennemis étaient les profs et les parents d’élèves. Pour un ado de 14-15 ans, avoir notre disque pouvait causer de vrais problèmes. On était vus comme de la pollution culturelle. » Une défiance de la bonne société qui n’entrave pas le succès spectaculaire de l’EP, qui ne bénéficie pourtant d’aucune promo « classique » : « On en a vendu 70 000 exemplaires. C’est 1 % de la population de Hong Kong. Non seulement sans aucune promo, mais dans un climat ultra défavorable. On était en pleine « crise » du piratage, le public refusait d’acheter un CD 100HK$ (environ 12€ aujourd’hui) alors qu’une copie en coûtait 2. Les maisons de disques étaient obligées d’offrir des bons d’achats avec les CDs pour intéresser les gens, qui souvent gardaient le bon et jetaient le CD. Jackie Chan – lui-même producteur de cantopop – tournait dans des spots de pubs contre le piratage, main dans la main avec les flics. »
Un succès éclatant et « organique », qui attise l’appétit de maisons de disque en grand besoin de renouvellement. Le collectif finit par signer pour deux ans avec Warner, qui ne semble pas lui faire confiance en dépit de l’intérêt affiché. « Ils ont eu peur. Ils ont monté un label pour nous signer, avec l’idée de le fermer immédiatement si l’album ne marchait pas ou s’ il y avait le moindre souci. » Ce passage par une major n’apporte même pas un peu de visibilité au premier « vrai » album du collectif, toujours privé de promo classique : « À Hong Kong il y a la radio publique, et une radio privée. Sur la première, même le nom « LMF » ils n’osent pas le prononcer. La seconde, c’est une antenne commerciale, capitaliste, sur laquelle notre musique n’a pas sa place. » L’influence de LMF et de ses acteurs commence à dépasser les frontières de Hong Kong, notamment via des projets comme la mixtape de DJ Tommy Respect For Da Chopstick Hip Hop, qui rassemble des MCs de toute l’Asie de l’Est, avec l’ambition de former une « alliance du rap underground ». L’émergence de l’internet grand public permet à LMF de se faire connaître dans de nombreux pays d’Asie, et notamment en Malaisie où leurs albums rencontrent un grand succès – succès dont ils ne bénéficient pas financièrement, du fait de la censure d’État dans le pays. Le collectif interrompt ses activités en 2003, alors que MC Yan, dont la carrière de designer et de graffeur n’en finit pas de progresser, ouvre un nouveau volet de sa carrière musicale en s’associant à un de ses vieux amis devenu entre-temps une véritable vedette : le canadien d’origine hongkongaise Edison Chen.
MADE IN HONG KONG
Remarqué très tôt à la télévision puis au cinéma, Edison Chen devient rapidement une star incontournable de l’île. Son profil international et son tempérament « rebelle » (il fait régulièrement la une des tabloïds) font de lui une star aussi magnétique que controversée. Signé en maison de disques, il sort plusieurs albums estampillés cantopop dont le succès lui permet de prendre l’ascendant et d’imposer sa vision : produire un véritable album hip-hop. MC Yan est un choix évident pour l’épauler dans cette tâche. Au-delà de leur amitié, les deux hommes ont des profils à la fois parallèles et complémentaires, l’enfant de l’industrie en défiance contre celle-ci, et le designer brillant, « godfather » de la scène alternative.
Ainsi en 2004 sort Please Steal This Album, l’un des albums les plus ambitieux du hip-hop hong-kongais. « On utilise les machines de l’industrie pour faire notre propre truc. Le son est assez accessible de ce fait mais on garde notre identité underground. » La qualité sonique remarquable de l’album tranche avec les standards de l’époque, de même que les productions, dans le carcan de ce qui se fait en Occident (on pense au son « west coast », ou même à Fonky Family) mais relevées d’un « flair » hongkongais unique. Celui-ci trouve son expression la plus éclatante dans le tube “香港地” (Hong Kong), hommage à « To Live and Die in LA » de 2Pac et célébration engagée de la patrie de Bruce Lee. L’allant du morceau, à la fois droit et flegmatique, lui permet de se détacher de son modèle californien, et d’incarner l’énergie particulière de la ville qu’il représente. Le titre devient automatiquement un hymne local, qui reste une fois de plus underground, du fait d’un conflit avec le producteur et une interdiction de jouer le morceau sur scène. MC Yan y rappe notamment « I rap the police, I rap the government » : une pirouette que l’auditeur français habitué des outrages pourra trouver mignonne, sans réaliser la charge subversive qu’elle représente dans un climat culturel où la parole est de plus en plus contrôlée.
« On essaye de créer des références pour les prochaines générations. On écrit des prédictions. »
La collaboration entre Yan et Edison se poursuit au-delà de la musique, notamment dans le streetwear, où les deux hommes enchaînent les collaborations prestigieuses avec des marques du monde entier. Comptant parmi les pionniers de la culture graffiti en Asie, MC Yan multiplie les rencontres : « Quand les artistes occidentaux viennent par ici, on est forcément leur contact sur place, ce qui favorise les connexions ». Space Invaders, Philippe Starck, le Graffiti Research Lab de New York ou encore Fab 5 Freddy ne sont qu’une partie de la liste impressionnante d’artistes à avoir travaillé à ses côtés. Sans pour autant qu’il fasse une hiérarchie entre ses différents canaux d’expression : « Tout est fluide, j’arrive à « voir » ma musique ». Cette polyvalence permet à Yan mais également à Edison d’être totalement libres dans leurs choix musicaux et leur rythme de production.
Rejoints par le rappeur Chef, proche de MC Yan, ils forment ensemble le groupe 3 Cornerz (三角度), et réalisent une trilogie d’albums étalée de 2012 à 2025, ponctuée de projets individuels dont l’unique album de Yan en solo, 自行判斷 Judge by Self, sorti en 2014. Si leurs racines musicales ancrées dans le hip hop des années 90 sont encore apparentes, les artistes multiplient les expérimentations soniques, avec toujours cette attention portée au mixage, réalisé à Los Angeles. Les textes sont volontiers empreints de mysticisme et de symbolisme, pour une forme musicalement exigeante mais jamais austère. « On essaye de créer des références pour les prochaines générations. On écrit des prédictions. Tu lis les commentaires sur nos sons d’il y a 20 ans, tu vois des jeunes qui disent « mais comment vous faites pour prédire l’avenir comme ça ? ». On crée et on diffuse des codes, et comme dans le graffiti, le sens se révélera tôt ou tard si tu prêtes attention. » L’équipe attire sur elle l’attention d’artistes animés par le même éclectisme, comme les français Brodinski et MYD, ou le producteur de jungle Ghostly Park avec qui MC Yan collabore étroitement sur l’album 一葉 Leaf.
A TOUCH OF ZEN
Une vie artistique qui se partage entre marques de streetwear côtées en bourse et expérimentations musicales d’avant-garde. Un grand écart qui trouve sa cohérence, à l’image du workshop que Yan partage avec ses amis et collaborateurs – dont une petite chatte noire au miaulement évoquant la parole humaine. À la fois quartier général, atelier de création et cabinet de curiosité, l’endroit impressionne de par la multitude d’objets tous plus cools et étonnants les uns que les autres, allant de la relique historique au gadget surréaliste, en passant par toutes sortes de prototypes et échantillons sortis de l’imagination de Yan et ses complices. Ce qui pourrait s’apparenter à un grand bordel coloré semble pourtant tenu harmonieusement par un lien logique difficilement saisissable. « Avec LMF, on a fait une série de petits concerts dans un temple de Shiva abandonné. Les Chinois ont détruit tout ce qui avait trait à la colonisation, mais comme celui-là avait une forme de lotus, ils l’ont laissé tel quel. On s’est éclairé à la bougie, l’architecture et l’acoustique étaient très spéciales. On a travaillé avec des leaders spirituels hindous pour bien comprendre où nous étions. » Une démarche esthétique à la fois punk et pleine de respect, qui caractérise bien l’approche spirituelle et philosophique que MC Yan insuffle à ses projets, voire à sa vie en général. En 2009, le Consul de France l’invite à participer à la deuxième édition du Festival international du Webdesign de Limoges. « L’idée, c’était de développer quelque chose de différent de ce que promeut la Silicon Valley, quelque chose en dehors du capitalisme. Créer la « conscience artificielle » par opposition à l’intelligence artificielle. Une machine qui rêve. Qui médite. Quelque chose de lié à la prise de décision. Chez nous, les bouddhistes, on a déjà tout ce bagage lié à la conscience. »
15 ans plus tard, c’est pourtant bien l’intelligence artificielle qui est sur toutes les lèvres. Vendue par des entreprises dont le nom n’apparaît pas sur la skyline qui borde la baie Victoria, où les logos des marques d’électronique donnent presque un aspect « vintage » à ce paysage jadis symbole ultime de la modernité asiatique. Depuis la rétrocession, Hong Kong fait face à un lent déclin culturel et économique. La Shaw Brothers n’est plus qu’une coquille vide, Tony Leung, le héros romantique de In the mood for love, pose dans des pubs pour la HSBC. La cantopop est revenue à son rang de musique régionale de « niche », complètement supplantée par l’industrie coréenne. Beaucoup de jeunes rappeurs délaissent le cantonais pour le mandarin, dans l’espoir de percer en mainland. L’estoc final a lieu en 2019, quand le gouvernement tente d’imposer un amendement à la loi d’extradition en vigueur à Hong Kong, avec pour conséquences immédiates et inévitables une perte d’indépendance supplémentaire de la cité-état vis-à-vis de la Chine, indépendance déjà fortement mise à mal en dépit de la promesse initiale de « un pays, deux systèmes ».
Comme en 2014 lors de la révolution des parapluies, les manifestations sont importantes, notamment du côté de la jeunesse. LMF, reformé en 2009 pour des concerts à travers le monde (le groupe tourne en Angleterre en février dernier) y participe activement, et sort un titre dédié au mouvement : « 二零一九 (2019) ». La répression policière brutale, puis les restrictions liées au COVID permettront au gouvernement d’outrepasser le mouvement social pour faire appliquer la loi de sécurité, pourtant massivement impopulaire. Les cicatrices sont profondes. « Depuis 2019, tout a changé. De ma vie, c’est le pire que j’ai connu de la ville. On perd nos enfants. Toute l’industrie a rendu les armes face à la Chine. » De fait, les « expatriés », qui n’ont bien souvent que l’argent et le confort comme nation, ont pour la plupart fui Hong Kong pour Singapour, ou ailleurs. La vitrine du capitalisme est devenue une simple façade, un parc d’attraction détaxé, où l’on peut se rendre à Disneyland ou parier aux courses hippiques. « En Chine, c’est tellement vaste, qu’une scène underground peut subsister. Hong Kong, c’est trop petit. Les gens parlent, tout est contrôlé. Le rythme est trop rapide, c’est nocif pour la culture. » Un constat pessimiste que dresse le rappeur, qui semble faire consensus parmi les acteurs de la scène. « Je reste à Hong Kong parce que mes parents sont encore là. Le jour où ils veulent partir, je me casse tout de suite. » À moins que les fantômes de la ville, ceux dont les communistes nient l’existence, ne le retiennent encore un peu.
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