Les 25 ans de Métèque et Mat
Métèque et mat, le premier album d’Akhenaton, fête ses vingt-cinq ans. Retour sur un monument érigé à la mélancolie d’un homme.
Au début des années 90, IAM est une entité musicale insaisissable. Dans le kaléidoscope d’Ombre est Lumière, le sextuor phocéen a tout raconté : les soirées en boîte de nuit, les confins de l’espace et du temps, la grandeur des pyramides égyptiennes et la vie décatie aux pieds de la Bonne Mère. Ombre est Lumière, encore aujourd’hui, est un météore dans l’espace du rap français : jamais fait avant, jamais refait depuis. Mais de ce « fourre-tout miraculeusement cohérent » comme nous l’écrivions à l’occasion des vingt-cinq ans de l’album, il y avait au moins une pièce pour tracer un bout de l’horizon à venir. Soucieux de raconter ses racines et ses ronces, Akhenaton ouvrait la porte de l’introspection le temps d’un « Où sont les roses » garni de chants italiens et de cordes méditerranéennes :
« À dix ans mon grand-père embarqua sur un chalutier, son père est mort à Brooklyn, qu’aurais-tu fait à sa place ? / Huit ans après, la frontière est traversée sans regret, il peut encore se regarder dans une glace / Les débuts furent durs, sous les critiques des gens, têtes baissées / Regards fuyants comme des chiens dressés / À cette date il me relate la terre ingrate / Ou la sale habitude de lapider ceux qui étaient mat ».
Métèque et mat sort le 20 octobre 1995. Tout à la fois autocentré et ouvert sur le monde, le premier album solo d’Akhenaton ressemble à une épopée intérieure. Immigré italien et transmetteur du feu sacré, mauvais garçon du Panier et chantre de l’innocence, humoriste satirique et philosophe mathématicien, le rappeur d’IAM semble contenir en son seul sein les 361 degrés thématiques d’Ombre est Lumière. Dans sa capacité à passer de l’espace infini à l’échelle humaine, à transformer sa petite histoire en mythe, Métèque et mat a l’allure d’un temple grec érigé à la mélancolie d’un homme. Palpable par sa matière et sa proximité, mais insaisissable dans l’immensité de sa stature.
Comme l’annonçait « Où sont les roses », Métèque et mat est l’acte de naissance d’un grand auteur lyrique. Un auditeur qui connaît bien la musique de Philippe Fragione pourrait aisément parler de lui comme d’un membre de sa famille. Si le rap, à l’époque essentiellement fait de contestations ou d’égos satisfaits, n’était pas exempt d’autoréflexion, Akhenaton a conçu son album comme une authentique biographie rappée. Enregistré entre Naples et Capri avec Nick Sansano, Métèque et mat est le portrait d’un homme et de ses aspirations, une création intimiste loin du frénétisme des sorties du groupe IAM. « Je voulais y exprimer les différents aspects de ma personnalité, à la fois occidentale et profondément orientale, nostalgique et épanouie, rieuse et tourmentée, insolente et introspective… » écrira-t-il dans son autobiographie, La Face B.
Encore aujourd’hui, peu de rappeurs se sont autant décortiqués de l’intérieur que dans « Je combats avec mes démons ». Même si, plus tard, Akhenaton signera avec Sol Invictus et Black Album deux actes cathartiques et quasi-psychanalitiques, Métèque et mat demeure à ce titre une pierre angulaire du rap français. Dix ans plus tard, c’est peut-être le refrain de « Sur les murs de ma chambre » qui capturait le mieux son essence grandiose et profondément introspective : « Sur les murs de ma chambre / Il y a tant de mondes qui s’éveillent / De nouveaux horizons où personne n’est jamais allé […] / Mes rêves s’émerveillent / Remplis d’émotions, figés dans l’éternité ». Vingt-cinq ans après, ce sont six fenêtres sur le monde que nous voulions rouvrir dans la chambre du métèque et mat, dans cette pièce aux dimensions d’un univers. – David2
« LA COSCA »
Introduire un disque autobiographique par un récit fictif peut paraître un choix curieux, mais l’entrée en matière est habile. Elle permet notamment à Akhenaton de marquer la rupture avec l’identité IAM. Avec son entrée grave à la première personne, sa scacciapensieri (guimbarde), son refrain italien chanté par Mario Castiglia et son écriture quasi-documentaire, « La Cosca » ne ressemble pas à ce que le grand public connaît du groupe marseillais.
« La Cosca » plante un décor. Le vocabulaire est transalpin (Latifondo, Vendettas, Guappi), les pyramides égyptiennes cèdent la place aux villes de Trapani, Corléone et Caltanissetta : si le multiculturalisme d’Ombre est Lumière n’a pas disparu, l’Italie sera bien le point névralgique de Métèque et mat. La nature double de l’album, elle, y est immédiatement révélée : la grande et la petite échelle se lient dès les premières mesures (« Ma famille est sept fois séculaire, ancienne et insulaire »). Akhenaton déroule ainsi l’histoire grand angle de la Mafia : ses origines espagnoles, son implantation en Sicile, sa dispersion forcée, ses maillages avec les gouvernements italiens et américains… Mais il le fait depuis le point de vue resserré d’un homme avec ses envies, ses actes et ses doutes. Le portrait qu’il dresse en filigrane, fictif mais nuancé, agit comme un écho à cinquante ans de stéréotypes sur le peuple Italien (« Aucun héros à notre image, que des truands » rappelle-t-il plus loin dans « Métèque et mat »).
L’exercice de style est phénoménal : dans un storytelling de six minutes, ce sont quatre-vingt-dix années de dérives qui défilent et le contexte socio-politique d’un pays entier qui est brossé, au creux de la vie d’un homme engagé sur la mauvaise route. La transition est rompue avec la piste suivante, qui signe le véritable point de départ de Métèque et mat comme disque mémoire. Sur la guitare de Giancarlo Perna, « Le calme comme essence » présente un autre homme, un Akhenaton apaisé, heureux de retrouver ses racines en paix et en silence. – David2
Di Polipo
Si « La Cosca » évoquera immanquablement Le Parrain, c’est un autre film qu’Akhenaton va utiliser comme fil rouge tout au long de Métèque et mat. Comme nombre de rappeurs de sa génération, il est fasciné par Scarface (« Le film est sorti, puis il a vrillé l’esprit / De beaucoup de monde et moi y compris / Tu venais voir chez moi, on te disait « Entra, entra, Pana / Bienvenue chez Tony Montana » ») et en samplera trois passages insérés à divers moments clés. Toute l’intelligence d’Akhenaton est d’en tirer les extraits à valeur politique, plutôt que les scènes cultes à base d’insultes ou de coups de feu. Ainsi, l’interlude « La Vie de rêve » et le dialogue d’ouverture de la scène des Colombiens encadrent idéalement « Métèque et mat ». Dans une métaphore du jeu d’échec, le titre met en parallèle l’histoire de Tony Montana, réfugié cubain débarqué aux États-Unis, forcé aux basses besognes pour survivre et au crime pour s’élever, avec celle des immigrés italiens et maghrébins qui subissent « la loi des visages pâles ». Aussi, l’interlude « Di Polipo » introduit « L’Americano » pour fustiger la fascination que peut provoquer le modèle et surtout le fameux rêve américain. – David2
Akhenaton - « La Vie de rêve »
« ECLATER UN TYPE DES ASSEDIC »
Réveillé par sa femme à la suite d’un drôle de cauchemar prenant place dans une agence Assedic où on lui signifiait quelques problèmes dans son dossier comme une erreur d’adresse, une feuille manquante et un déséquilibre testiculaire, Chill s’empresse de retranscrire ce que lui inspire le casse-tête administratif français. Au fil d’un storytelling plein d’humour, rêvant d’éclater un type des Assedic mais aussi un postier, un chauffeur de bus ou encore un employé des impôts, Akhenaton s’éclate surtout lui-même. Caustique, il met en scène des situations bien banales mais toutes plus exaspérantes les unes que les autres, tirant les fils noués d’une pelote qui n’en finit pas, comme cette journée à courir de service en service, d’impasse en impasse et de gens cons en gens cons. Il est « fauché » mais on ne veut pas lui « lâcher le blé [qu’on] lui doit », tandis qu’on veut « [le] scier » avec des « excuses en bois ». Le conducteur du bus est un « âne bâté » et ses collègues contrôleurs en « civils travestis » font un boulot de presque-flic insupportable pour AKH. Pour rythmer l’affreuse journée racontée, le refrain prend une valeur cathartique, le rappeur répétant à l’envie son rêve : « éclater un type des Assedic, un bien con, borné, qui veut pas lâcher [son] fric ! » Caricatural de bout en bout, ponctué de bruits de punch issus de Street Fighter II et s’achevant d’ailleurs sur un « You win, perfect ! », ce morceau ne saurait être pris au sérieux que par un imbécile. D’ailleurs, Alain Juppé et quelques autres voulurent vainement attaquer Akhenaton, comme raconté quelques années plus tard sur « Dangerous » d’IAM. – B2
One-man-show
Aussi introspectif et profond que soit le premier album solo d’Akhenaton, il présente plusieurs facettes autres que la spiritualité ou la réflexion sur soi-même. Les références au cinéma pullulent, les narrations fictives tiennent une belle place, et donnent au leader d’IAM l’occasion de jouer avec les zygomatiques de l’auditeur. Il aime faire rire, ou tout au moins sourire. Dans la continuité du titre « Éclater un type des Assedic » et de l’interlude qui le précède, différentes brèches de l’album permettent de petits inserts teintés d’humour. Sur « L’Americano » qui n’est pas un morceau comique en soi, Chill tourne en dérision son propre attrait pour la culture américaine, la Scarfascination de sa jeunesse et se met en scène dans un vidéoclip non sans ironie. Au long de « Je suis peut-être », il se présente lui même comme maigrichon, édenté, mal coiffé, nez surdimensionné, coincé comme un balai sur la piste de danse, pour ce qui constitue tout de même un bel egotrip. Idem sur « Bad boys de Marseille » où il « joue le zguege en espadrilles mais assure quand même ! » Plus globalement, AKH aime jouer les caricaturistes notamment pour dessiner les contours de ses origines méditerranéennes, entre indigestion au poulpe, accent napolitain et samples de Tony Montana en VF. Enfin, lorsqu’en 1997 Métèque et mat est réédité une deuxième fois déjà, « J’ai pas de face » est ajouté au tracklisting, satire de l’industrie du disque qui vise dans le mille à travers un storytelling de nouveau écrit entièrement à la première personne et dont le comique est cette fois acerbe au possible. – B2
Akhenaton - « J’ai pas de face »
« AU FIN FOND D’UNE CONTRÉE… »
« Au fin fond d’une contrée… » n’est pas un rap, ni même une poésie. C’est une complainte. Une complainte d’une infinie mélancolie, dont l’appartenance à un genre musical est à peine rappelée par les scratches des spectacles sons et lumières de George Delerue. Quelque part entre un rêve éveillé et la réalité la plus crue, « Au fin fond d’une contrée… » est le long flottement dans le vide d’une âme accablée de chagrin, terrifiée par ce qu’il est advenu de ses amis d’enfance.
Akhenaton, dont la condition sociale a changé et qui s’apprêtait à devenir père pour la première fois, semble prendre conscience des pertes qu’il a subies en chemin : ses anciens compagnons de jeu emprisonnés, assassinés, morts d’overdose ou simplement oubliés sont autant de statues de sel qui hantent son esprit. Roi sans royaume, c’est la fracture de l’adolescence qu’il offre à contempler durant trois couplets tristes à s’arracher le cœur, où les lieux déserts, jadis occupés, sont jonchés de corps meurtris jadis innocents.
Au centre de Métèque est mat, « Au fin fond d’une contrée… » opère un point d’orgue où Akhenaton atteint la cime de son art, dans toute ses écorchures, son intimité et son allégorie. Les équivalents à la délicatesse de ce texte, qui par bien des aspects évoque déjà le déprimé Sol Invictus, ne se retrouvent que dans son propre répertoire : « Pousse au milieu des cactus, ma rancœur », « Mon texte, le savon », « Canzone Di Malavita ». Dans ce dernier morceau, Akhenaton dira comme péroraison : « Ce qu’il y a de plus vivant en nous, c’est nos mioches ». – David2
La coda
Période faste pour IAM, la deuxième moitié des années 90 a vu paraître nombres de projets annexes entourant la sortie de L’École du Micro d’Argent, entre albums solos, compilations et titres inédits. Sad Hill, l’album de Kheops sorti en 1997, abrite pourtant un solo d’Akhenaton qui tient davantage de la mélancolie de Métèque et mat que du grand spectacle martial qu’est L’École. « Le miel donna du fiel », et c’est bien de bile dont il est question tout au long de « Pousse au milieu des cactus, ma rancœur », écrit durant l’été 1996. Le décor a changé, les personnages aussi. Akhenaton est devenu Sentenza. Il n’est plus roi de l’île de Pâques mais cow-boy dans un désert léonien aride. Ses regrets ne s’affaissent plus sur les morts mais les vivants, ceux amers et envieux de sa réussite. L’histoire, en revanche, est la même : celle d’une enfance sacrifiée, d’une innocence que la vie a transformée en aigreur. « Merci à ma rancœur, elle a traversé 8 siècles », signait Sentenza dans le livret du disque. Comme si la catharsis était, au bout du compte, la seule option viable. – David2
Akhenaton - « Pousse au milieu des cactus, ma rancœur »
« L’AMERICANO »
Au cœur de Métèque et mat, la quête identitaire d’Akhenaton se traduit par différentes thématiques et diverses façons de questionner le monde. La sève de « L’Americano », circule des racines italiennes de Philippe à ses branches américaines, lui qui « rêvait de [s’appeler] Steve… ». Au long de ce morceau, il regarde en arrière et se replonge avec tendresse dans l’innocence disparue de sa jeunesse. Sur un sample des Italiens Squallor, AKH reprend à son compte la très populaire chanson napolitaine « Tu vuo’ fa’ l’americano » de Renato Carosone, née un demi siècle plus tôt, quand le whisky coca, les cigarettes américaines et le boogie-woogie s’installaient en Italie. Il revient sur son propre rapport à la culture américaine durant l’enfance, faite de musique chérie, de films adorés et de sape importée, sous le regard désapprobateur de ses aïeux. En grande partie écrit au passé, le morceau replace AKH dans sa peau de bambin, sous une veste Starter, casque de baseball vissé sur sa tête drôlement coiffée. Il renvoie à des souvenirs eux-mêmes rattachés à un imaginaire, le Marseillais n’ayant pas foulé le nouveau monde avant 1984. Alors ce qu’il dessine des États-Unis d’Amérique, c’est un paysage fantasmé aux couleurs puisées dans tout ce que le cinéma et la publicité peuvent truquer par leurs artifices. Avec « L’Americano », Akhenaton parle plus du rêve que de l’Amérique, depuis la Méditerranée il se projette sur la baie de l’Hudson. Nostalgique, voire mélancolique, il se rappelle de la façon dont les anciens jugeaient sa fascination pour un pays qui leur a pris beaucoup. Et s’il se remet en mémoire cette douce naïveté qui l’animait alors, il ne manque pas non plus de questionner sa passion pour « le pays des buildings », qui est aussi celui d’un génocide, donnant finalement raison aux vieux : « tant est vraie cette chanson… Tu vuo’ fa’ l’americano, tu veux faire l’Américain… » – B2
Le côté obscur
En 1995, Akhenaton sort « L’Americano » en single. En plus du titre issu de Métèque et mat, le CD compte deux morceaux, « Quand tu tombes bas » et « Murder », qui donnent à entendre une autre facette mélancolique du rappeur. Son album compte une part de clarté et ressemble même à une quête de lumière, mais comme chacun sait -et Akhenaton mieux que quiconque- ombre est lumière, et il n’y a pas de cases claires sur un échiquier sans case sombres. Alors « Quand tu tombes bas » et « Murder » s’inscrivent dans ce registre empreint de tristesse. AKH y développe des remords, parfois des regrets, il y exprime beaucoup de doutes et se pose tout haut bien des questions. La difficulté à gérer le succès, la solitude, les trahisons et les déceptions sont au cœur du premier morceau, dédié à la mémoire du footballeur marocain Larbi Ben Barek « qui a vécu dans la gloire et qui est mort dans l’indifférence et la misère. » Quant à l’autre titre du disque, « Murder », il est comme « L’Americano » une plongée intense dans le passé d’Akhenaton mais qui cette fois ne prête pas à sourire. Il se remet en mémoire quelque accointance passée, et l’ambivalence de ses sentiments à l’égard d’un homme qui en plus d’être son ami est un criminel. Drogué, armé, violent, conditionné par un environnement obscur, le personnage (réel) évolue dans les rue de New York, dans le cœur d’AKH, et dans une cellule de prison. Sans prendre de pincettes, le Marseillais dépeint le caractère ingérable et la folie de son ami, dans ce qui ressemble plus à un portrait à charge qu’à un hommage. La tendresse existe pourtant quelque part au fond de « Murder », presque imperceptible. – B2
Akhenaton - « Murder »
« UN BRIN DE HAINE »
En cette année 1995, le climat social à Marseille et ses alentours est « vraiment malsain » comme le dit Akhenaton dans « Un Brin de haine ». Le Front National récolte 22% des voix aux élections municipales, un score qu’il n’avait jamais atteint et qu’il ne rééditera pas avant 2014. Dans la périphérie ouest de la ville, le couple Mégret s’apprête à faire tomber une chape de plomb sur Vitrolles. Davantage à l’est, à Toulon, le FN s’empare de ce qui reste encore aujourd’hui la plus grande ville qu’il a dirigée. Mais surtout, au mois de février, trois colleurs d’affiche du parti tuent d’une balle dans le dos un jeune homme d’origine comorienne, Ibrahim Ali, dans les rues de la cité phocéenne. Les traînées brunes qui encombrent le ciel bleu de Provence sont de plus en plus nombreuses et longues. Pourtant, quand il s’agit de parler de racisme dans Métèque et mat, ce n’est pas l’angle de la politique qu’Akhenaton choisit. Fidèle à l’approche « macro » du rap et au ton intimiste de l’album, Chill va plutôt raconter un fait divers que l’on devine inspiré de faits réels (« Cette chanson est la seule fiction de Métèque et mat », précise Akhenaton à propos de « La Cosca » dans son livre La Face B) et qui résonne comme une cruelle fable. Son personnage principal est Vincent, qui a jadis quitté la Calabre pour s’installer dans les quartiers nord de Marseille. Dans les tours délabrées, le sexagénaire vit replié sur lui-même et dans la haine des Arabes ; c’est d’ailleurs à leur influence supposée néfaste qu’il attribue le mauvais coton que file son fils, refusant de voir que celui-ci, prénommé Stéphane, est bien plus leader que suiveur quand il s’agit de mauvais coups. Un soir, Stéphane perd ses clés dans un plan foireux et foiré. Pour rentrer, il escalade la façade de l’immeuble et pénètre dans l’appartement familial par une fenêtre restée ouverte. Croyant à une tentative de cambriolage et donc à un prétexte qu’il juge légitime (et bienvenu) d’allumer un « sale bicot », Vincent abat son fils. Les personnages sont quelque peu essentialisés et l’histoire est simple, racontée avec des mots qui le sont tout autant. Cette sobriété laisse peu d’ambiguïté quant à la morale à tirer des funestes aventures de Stéphane et en élargit la portée : « voilà ce qui arrive quand on méprise les hommes et qu’on se fout éperdument de l’éducation de son môme ». L’instrumental avait d’entrée planté le décor : ces tristes violons, ces claviers délicats, cette voix féminine désabusée en renfort sur le refrain ne pouvaient annoncer qu’un dénouement tragique. Sur ce support discret, Akhenaton fait également la différence par son interprétation : offensif quand il s’agit de mettre en place l’intrigue dans le premier couplet, il s’adoucit dans les moments d’accalmie (les souvenirs de Calabre, la chute de tension après le casse raté) et monte nettement en régime quand le récit s’emballe (le dénouement). En 1995, le storytelling était un exercice qu’assez peu de rappeurs français avaient pratiqué : AKH a non seulement été l’un des premiers à s’y filer, mais il a également placé la barre très haut. – Kiko
L’autre face
Comme pour montrer que le métèque est d’ici et d’ailleurs, Akhenaton a souhaité varier les décors dans son album : apparaissent notamment en toiles de fond la Sicile (« La Cosca »), Marrakech (« Je ne suis pas à plaindre ») et New York (« L’Americano »). Mais c’est bien sûr Marseille qui est le cadre le plus fréquent des textes de Chill : ses transports (« Éclater un type des Assedic »), sa prison (« Lettre aux hirondelles »), ses écoles (« Au fin fond d’une contrée ») ou ses quartiers (« Un Brin de haine »). Toutefois, ces environnements et ce qui s’y passe n’ont rien de particulièrement spécifique à Marseille : dans toute la France les contrôleurs sont étrangers à l’amabilité, les prisons sont des lieux de peu d’humanité et, dans de nombreuses villes, beaucoup de minots ayant arpenté les cours de récré dans les années 1970 avaient des traces sur les bras la vingtaine atteinte. C’est sur « La Face B » que le paysage marseillais prend vie et devient plus qu’un décor. S’y dévoile alors de façon pittoresque son centre-ville en 1985 : des jeunes paradant en GTI, l’ombre du banditisme, des marines patibulaires qui s’improvisent dentistes, des bars où les chaises ont des ailes. Une façon pour AKH de remettre l’église au milieu du village après « Je danse le Mia » : inutile de tenter de le réduire à un tube un peu facile et à des apparitions tout sourire à la télé, Chill n’a rien à prouver à qui que ce soit quand il s’agit de « l’amour de cette musique » et de vécu. Avec une audace remarquable, il imposera d’ailleurs « La Face B » comme second single de Métèque et mat, après l’accueil plutôt mitigé que reçut « L’Americano », pour guère plus de succès à la clé. Dommage : un titre qui pue autant le rap comme locomotive d’un album à succès médiatique et commercial, ç’aurait été un magnifique coup de force. – Kiko
Akhenaton - « La Face B – Cut Killer Remix »
« JE COMBATS AVEC MES DÉMONS »
« Plus jeune encore, pour m’endormir, mes parents me récitaient des fables. J’avais déjà une mémoire d’éléphant et du coup, à dix-huit mois, je récitais « Le Corbeau et le Renard » par cœur. Ma tante m’avait même enregistré sur une cassette ; ce fut sans doute mon premier enregistrement sonore… » écrit Akhenaton dans La Face B. C’est cette bande audio qui est jouée en introduction de « Je combats avec mes démons », véritable envolée métaphysique et méphistophélique d’un Akhenaton au bord de la rupture.
Avec « Prométhée » et « Au fin fond d’une contrée », « Je combats avec mes démons » appartient au corps mythologique de Métèque et Mat. Il en est aussi le point culminant, dans lequel Akhenaton trace, halluciné, un autoportrait chimérique et quasi-abstrait. Convoquant tour à tour les fables de La Fontaine, le mythe d’Icare et les châtiments divins du monde grec, il raconte son éveil au mysticisme à travers des épreuves auto-infligées et une appréhension précoce de l’immensité de l’univers. Quiconque s’est déjà forcé, enfant, à maintenir son regard vers la gauche vingt minutes durant sous peine de mort prématurée saura que l’enjeu tient plus du trouble du comportement que d’un désir morbide. Mais quiconque aura regardé vers l’Est tout ce temps a de sérieuses questions à discuter avec lui-même.
C’est ce à quoi s’applique Akhenaton, capable de « transformer une pièce aux dimensions d’un univers », pendant 4 minutes 32. « Je combats avec mes démons » est le dialogue d’un athéiste avec soi et avec Dieu, une mise à nu spirituelle qui mènera in fine à sa conversion à l’Islam et à l’émergence du don de l’écriture. A fortiori la conclusion de Métèque et mat, album résolument tourné vers le passé, apparait comme le rite d’un passage à l’adulte, encore traversé de spasmes juvéniles. Juste avant que les démons ne prennent leur forme la plus terrible : la dépression conjuguée au présent de Sol Invictus. – David2
Soleil triomphant
Composé d’inédits non retenus pour Sol Invictus, de morceaux issus de maxis ou de bandes originales, Black Album est sorti en 2002 et contient quelques-uns des grands moments de la discographie d’Akhenaton. Parmi eux, « Une journée chez le diable » apparaît comme un étirement de « Je combats avec mes démons », à la fin duquel Akhenaton scellait son sort de pécheur : « Dieu et moi avons fait un pacte / Et chaque fois que le don qu’il m’a fait est sali par mes actes / Il m’envoie brûler en enfer pour les jours où j’ai trahi ». Ici, la lutte a donc laissé place à la flagellation. À la manière d’un Kery James époque Si c’était à refaire, Akhenaton regrette ses errements et fustige certains de ses anciens textes, notamment « Le Shit Squad » et son ode aux drogues douces. Là encore, l’enfance est le point de départ de tout : c’est l’attitude irresponsable de gosses de dix piges qui amorce cette prise de conscience. Constat amer mais lucide, « Une journée chez le diable » cristallise l’état dépressif d’Akhenaton à cette période de sa vie : « Sept ans après Mat et métèque j’affronte les mêmes cohortes en mes thèmes / Vois autour les couleurs vives s’éteignent ». – David2
Akhenaton - « Une journée chez le diable »
361 degrés et le décalage vers l’Est d’un Sacré numéro 🙂
Merci pour ce bel article !!!