L’année Rap 2015
2015, grand cru pour le rap ? Il est encore trop tôt pour le dire mais, en attendant, il est l’heure de faire le bilan d’une année passée à vitesse grand V.
MCs sur le retour, acteurs majeurs challengés, beatmakers qui multiplient les collaborations et supervisent des projets, surprises sorties de nulle part, effervescence de la scène indépendante, multiplication des passerelles et des « sous-genres », la liste des événements qui ont ponctué 2015 est longue. On le doit à la diversité, autant celle des réussites qu’à la multiplicité des profils qui les ont éclairées. Alors oui, avouons-le : cela faisait longtemps qu’on avait pas eu tant de plaisir à regarder le rap en face. Et si 20 ans après 1995, le recul manque pour qualifier cette année d’âge d’or, voici notre bilan. En forme de perspective, avec l’espoir que le meilleur est encore à venir.
David² Album de l’année : The Documentary 2/2.5 (The Game)
La surprise de l’année. Un peu comme Lupe Fiasco, qui lui aussi est parvenu à sortir un bel album après une tout aussi belle traversée du désert, plus grand monde n’attendait The Game en 2015, et encore moins à ce niveau d’excellence. Projet pharaonique s’il en est, avec ses crédits longs comme le bras de noms légendaires et autres stars bien en vue, The Documentary 2 et 2.5 sont avant tout un modèle de double album réussi. Du haut de leurs 38 morceaux, les deux disques affichent – ensemble et séparément – une cohérence et une absence de déchets qui forcent le respect. Réputé pour savoir choisir ses productions, il y a longtemps que Game n’avait pas eu le nez aussi fin qu’ici. Et parce que l’équipée de producteurs est triée sur le volet, le banger à l’ancienne côtoie aussi bien le hit le plus actuel que la pièce intimiste sans que cela ne choque aucunement. Alors certes, malgré une notable progression, Game n’est pas devenu le meilleur rappeur du monde. Ses défauts habituels sont encore de la partie. Son name-dropping à outrance l’empêche de s’affirmer pleinement, laissant cette impression que lui-même peine à croire à son incroyable destinée. Cette étrange façon qu’il a de singer les intonations de ses collègues en fait, au choix et selon vos affinités, un banal Metamorph ou un Seth impressionnant. Mais sa capacité à mener à bien un projet de cette envergure n’est pas anodine : Game n’est peut-être pas un artiste entier, mais un artiste à part entière oui. Si Doctor’s Advocate confirmait déjà brillamment le Documentary de 2005, cette suite en forme de diptyque nous rappelle qu’il n’est pas juste un arriviste tombé au bon endroit au bon moment. Il a au contraire tout le coffre nécessaire pour réitérer, dix ans plus tard, deux tels coups d’éclat.
Et aussi
- Ali – Que La Paix Soit Sur Vous : Quand Oxmo rappait, les oiseaux se taisaient. Quand Ali rappe, ils chantent. Et sinon, vous allez finir par vous aimer les uns les autres bordel de merde ?
- Dr. Dre – Compton : Ou quand la plus grande chimère (le plus gros running gag ?) du rap devient enfin réalité, tout en se montrant à la hauteur de l’immense attente suscitée. Detox est avorté, vive Compton.
- Dr. Yen Lo – Days With Dr. Yen Lo : Le minimalisme de Ka associé au minimalisme de Preservation, pour une pièce ciselée à l’ambiance crépusculaire. Le disque de l’année d’après Earl Sweatshirt, et on comprend sans peine pourquoi.
- Earl Sweatshirt – I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside : La noirceur et l’introspection de l’âme poussées dans leurs derniers retranchements, dans un écrin des plus froid et minimaliste. L’album idéal pour se taper des barres en somme.
- Joe Lucazz – No Name : La gouaille parisienne personnifiée, une sincérité touchante et une façon bien à lui de se raconter : Joe Lucazz est l’exemple type du rappeur de proximité, celui qu’on connait un peu plus personnellement à chaque morceau. On attend les suivants avec impatience.
- Kendrick Lamar – To Pimp A Butterfly : Parler de To Pimp a Butterfly en deux phrases pue l’hérésie, et on le fera sûrement bien mieux à la fin de la décennie de toute façon. Usons donc simplement de quelques superlatifs pour dire que sa richesse est totale, et Kendrick Lamar au sommet de son art.
- Lupe Fiasco – Tetsuo & Youth : Revenu d’entre les oubliés (ou presque étant donné son manque cruel de visibilité dans la presse), Lupe Fiasco signe son meilleur album depuis le grand The Cool. À la fois dense, hors format et libérateur.
- Vince Staples – Summertime ’06 : « Le goudron brûle, les semelles chauffent, l’asphalte fond » rappait Ill dans un moment de grâce. Autant de titres qui siéraient à ce double album parfait de Vince Staples, oppressant et caniculaire comme une ruelle sale de Long Beach.
- Vîrus – Huis-Clos : Comme un écho au funeste Faire-Part, Huis-Clos est une autre boucle bouclée, cette fois sur le thème de l’enfermement. Des quatre planches, on passe des murs gris à la bouteille, du miroir aux murs blancs. Avec toujours cette langue à tiroirs capable de rendre ludique le pire des moments.
10 titres
- Al – « Dans ses yeux »
- Booba – « Attila »
- Drake – « Hotline Bling »
- Jay Rock. – « Vice City » (ft. Black Hippy)
- JP Manova – « Is Everything Right ? »
- Kaaris – « Trap »
- Kendrick Lamar – « King Kunta »
- Kohndo- « Le compteur tourne »
- Nekfeu – « Tempête »
- Young Thug – « Check »
Eternelle Compton
Grande année pour le rap, 2015 est aussi et surtout une grande année pour Compton. La ville qui fut longtemps considérée comme « la plus dangereuse du monde », dans la banlieue sud de Los Angeles, était en effet au centre des attentions toute l’année durant. D’abord, avec trois albums de trois rappeurs de trois générations différentes qui en sont tous natifs. Kendrick Lamar, dernier rejeton en date de la « maad city » qui poursuit un parcours sans faute avec son troisième album. Le vétéran et omniprésent Dre, qui avec Compton pose une dernière fois sa ville sur la carte du monde comme on pose un hôtel sur la rue de la Paix. Et Game, chantre du gangsta rap des années 2000 et pont entre deux générations, qui signe un retour des plus inattendus. Ils étaient tous là cette année pour sortir l’un des projets les plus importants de leur carrière. Ensuite bien sûr, avec le film Straight Outta Compton. Alors certes, ce dernier n’évite pas les tares habituelles du genre biopic et présente le groupe sous un jour quelque peu biaisé (rappelons quand même que Dre et Ice Cube y sont impliqués de façon directe), voire très (trop) bienveillant. Reste que son immense succès en salle a permis à toute une frange du grand public de découvrir – d’aimer parfois – l’un des groupes phares du rap, tout en contribuant à mettre en image le mythe Compton. Plus d’un quart de siècle après ses premiers émois discographiques, la ville est pérenne. Son docteur, un oeil serein dans le rétro et l’autre confiant braqué sur l’avenir, occupe toujours le coin de rue.
Lecaptainnemo Album de l’année : Sremmlife (Rae Sremmurd)
Oui, Future a survolé 2015 comme si aucun autre artiste n’existait. Mais l’album qui a donné le “La” dès les premiers jours de l’année, c’est celui de deux gamins survoltés issus d’un trou paumé du Mississippi. Rae Sremmurd, c’est du rap frontal, sur-vitaminé, sans gêne et totalement contemporain. Avec Sremmlife, ils confirment leur ascension fulgurante et inexorable, amorcée avec les implacables “No Flex Zone” et “No Type”. Cette réussite est aussi celle de Mike Will qui chapeaute le projet d’une main de maître du haut château. Tout est calculé, millimétré, ciselé pour un résultat paradoxalement spontané, éclectique et sans aucune retenue. Désenchanté mais hédoniste, Sremmlife est un manifeste fort, sonique comme lyrique, marqué par les expérimentations suraiguës de Swae Lee qui seront reprises sur de nombreux succès de 2015 (Travis $cott, on te voit). Largement décrié pour son côté boys band KrissKross-ant, le duo juvénile a déjà prouvé par son culot qu’il ne serait pas qu’une étoile filante. Au fond, c’est peut-être eux, le futur Future.
Et aussi
- Future – 56 nights / DS2 : Le personnage de Future a pris de la substance cette année avec deux albums indissociables. Du génie au monstre, une histoire explosive à la Phantom of Paradise entièrement fomentée par DJ Esco & Metro Boomin, meilleurs conteurs d’histoires depuis Homère.
- Kodak Blak – Heart of The Projects : Album de 2014 le plus écouté en 2015. Héritier de Lil Boosie, Kodak Black réincarne les Hot Boys et le carnaval de la Nouvelle Orléans dans un petit corps de Gremlins affamé de Floride. La suite, Institution, sortie il y a quelques jours devrait hanter l’année 2016.
- Payroll Giovanni – Stack Season : Autre ville, autre fantôme de Gangsta Rap. Froid comme Detroit, Payroll sort le meilleur album du genre, entre la californie des gangs façon YG et les rythmiques hypnotiques de No Limit et Cash Money. Une réalité du ghetto peinte aux synthétiseurs, teinture crack 80’s.
- Hamza – H-24 : Petit génie de Bruxelles, Hamza oscille entre icône RnB et rap de caillera. Sa musicalité et son sens du hit le font planer à plusieurs pieds au dessus de la concurrence. 2016 sera belge.
- Young Thug – Barter 6 : Sorte de Hamza américain, Young Thug a donné ce qu’il fallait à 2015 : un album concis et bien mixé. La légende continue.
- Young Buck – 10 bricks / 10 bullets / 10 pints : En trois mixtapes, le vétéran Buck a prouvé qu’il avait encore un démon dans les entrailles, un feu qui ne s’apaise jamais et mériterait de brûler en plein jour. Meilleur retour de 2015.
- Mick Jenkins – Wave(s) : En diversifiant le style et synthétisant la manière, Mick Jenkins rend son discours encore plus fort. Avec son charisme incroyable, il met toutes les chances de son côté pour devenir la trajectoire originale unique, le Kendrick 2016.
- Gradur – L’homme au bob : Quand la présence passe au-dessus du disque. Gradur est complètement dans son temps mais garde tout de même espoir et fraternité dans un univers impitoyable. Personnalité rap français 2015, haut la main, bas le chapeau.
- LND DRGS – Aktive : L’outsider de l’année. Un projet sans prétention qui croise le meilleur de la scène West Coast post-YG avec les sonorités funk 80’s, de Janet Jackson à Loose Ends. Un mélange inné et réussi.
10 titres
- Kendrick Lamar – « Allright »
- PNL – « Le Monde ou Rien »
- Bankroll Fresh – « EveryTime » (ft. Spodee & 1st)
- SCH – « Gomorra »
- Beatking – « Stopped »
- Dom Kennedy – « Lemonade »
- 2 Chainz – « El Chapo Jr »
- Chinx Drugz – « How to get rich »
- Wiz Khalifa (ft. Ty Dolla Sign) – « Refresh / Say No More » (ft. Ty Dolla Sign)
- Lacrim – « J’ai mal »
Hit The Quan
2015 a été l’année du tout « entertainment« . DJ Khaled est passé de chef d’orchestre pour anthems sur disque à gourou du gimmick arroseur de plantes sur Snapchat. Kanye n’a pas sorti d’album mais a proposé sa candidature pour les présidentielles de 2020, en direct des MTV Awards. Et côté Maison Blanche justement, Michelle Obama s’est fendu d’un petit couplet pour pousser les jeunes à l’université. Le monde du rap n’a jamais été aussi pop. Et il entre dans la dictature du fun, époque parfaite pour le phénomène « Hit The Quan ». Au départ, ILoveMemphis, petite star locale des réseaux sociaux, a juste une idée de fan : reprendre la fameuse danse de Rich Homie Quan vue dans son clip « Flex » et en faire une vraie chanson dédiée. Un hommage et une parodie en même temps, juste pour l’amour de la danse. Seulement voilà, Instagram et Vine multiplient les pains, changent l’eau en vin et iLoveMemphis marche sur l’eau (devenue vin, donc). Et le comble finit par arriver : « Hit The Quan » dépasse de loin tous les succès de Rich Homie Quan à ce jour dans les charts. Ou quand la blague dépasse l’original et développe sa propre trajectoire. 2015 démontre encore que le monde veut juste rire et danser. Même dans le rap. Surtout dans le rap.
Kiko Album de l’année : The Earth Man’s Curse (Chumzilla)
Soyons clair : The Earth Man’s Curse n’est pas l’album de l’année. Finesse the World ou Avant Garde le dépassent de quelques têtes. Mais la première sortie en solo de ChumZilla a tout de l’excellente surprise. Du DJ des Demigodz on attendait un disque de brute, tout en beats qui font bouger la tête et en punchlines. Mais le garçon a clairement refusé la facilité. The Earth Man’s Curse est une œuvre conceptuelle, construite autour du thème de l’apocalypse. Chum y puise dans le rock des années 1960-1970 pour ses productions, triture les voix, laisse de longs passages instrumentaux entre deux couplets. Le résultat est surprenant, à la fois sombre et aérien. Même le choix des rappeurs conviés est inattendu : plutôt qu’Apathy ou Celph Titled, ce sont les gars de Pig Food Records (Grizzly Grimace, elsphinx, Ben Grimm) ou Has-Lo qui ont été sollicités, étant probablement plus à même de raconter une histoire et de se mettre au service d’un projet ambitieux, malheureusement passé un peu inaperçu.
Et aussi
- $ha Hef – Super Villain : Pas idéal pour retrouver foi en vos semblables. Par contre, si vous considérez l’espèce humaine déjà condamnée, allez-y les yeux fermés.
- Constant Deviants – Avant Garde : Les San Antonio Spurs du rap. Ce n’est jamais très spectaculaire mais quelle maîtrise !
- Czarface – Every Hero Needs a Villain : Probablement meilleur que Once Upon a Time in Shaolin, pour un prix 130 000 fois inférieur.
- Da$H – SkrewFace : De la crasse, de la crasse et encore de la crasse. Le neveu de Damon Dash fait de l’anti Roc-a-Fella.
- Ill Conscious – The Essence : Comme quoi, un album peut être bon malgré un nom d’artiste et un titre qui puent un peu.
- Nolan The Ninja – F-ck the Hype EP : Si Taz sortait un disque de rap, il ressemblerait probablement à F-ck the Hype.
- Ramson Badbonez – Silva Surfa : Le mec est tellement bon ces dernières années qu’on a fini par savoir orthographier son blaze correctement.
- RetcH – Finesse the World : Ambiance Escape from New York, les crackheads en plus.
- The Underachievers – Evermore: The Art of Duality : Deux mecs de Brooklyn inventent le « Goa Rap ».
10 titres
- Black Josh – « Mark Dice » (ft. Lee Scott & Danny Lover)
- Constant Deviants – « Standards »
- Danny Lover – « Raise the Roof » ft. Micon
- Ill Conscious – « Good Morning Baltimore » (ft. Yung Miss)
- Nolan The Ninja – « Clockers »
- Ocean Wisdom – « Splittin’ the Racket »
- Ramson Badbonez – « Getdafucoutta Here » (ft. King Kashmere IV aka Galaktus)
- RetcH – « Finesse the World »
- RetcH – « Product of da Block »
- The Underachievers – « Illusions »
Heir Gang et affiliés
On ne sait pas exactement qui compose le Heir Gang, et encore moins s’il s’agit d’un collectif à proprement parler, avec des projets en son nom à venir. Ses principales têtes d’affiche, RetcH, Da$h et $ha Hef, ont néanmoins frappé fort en 2015, signant chacun l’une des sorties majeures de l’année. Ils ont bien été aidés en cela par des producteurs aussi peu connus qu’efficaces (H.N.I.C., Antwon Carrera, L.S. XXXX, V Don), qui ont donné aux différents projets une ambiance crépusculaire et étouffante collant si bien à notre époque. Entre A$AP Mob, les Lo-Lifes et Dame Dash, RetcH et les siens avaient déjà les connexions pour voir loin. Entourés d’une telle équipe de beatmakers, le ciel, même de plomb, est la limite.
Raphaël Album de l’année : Summertime ’06 (Vince Staples)
Fermez les yeux (mais gardez les ouverts pour lire la suite quand même). Imaginez un soleil de plomb vous mordre le visage. Sa chaleur accablante est renforcée par un bitume omniprésent, captant chaque degré, transformant chaque coup de vent en lame de rasoir chaude dans la gorge. Même la nuit n’arrive pas à imposer sa fraîcheur habituelle. C’est la sensation qui ressort de Summertime ’06, premier long format de Vince Staples. Son précédent EP, Hell Can Wait, dégageait une chaleur instantanée et vite consumée. Ce double album, lui, ressemble à une canicule poisseuse, du genre à faire fondre les semelles en plastique sur le goudron, et à abattre n’importe quelle (bonne) volonté. Dans une note explicative postée sur Instagram avant la sortie de l’album, Staples racontait : « la jeunesse a été volée de ma ville cet été-là, et je suis seul pour en raconter l’histoire. Cela n’a pas peut-être aucun sens, mais c’est parce que tout ça n’en n’a aucun, on est coincé ». Ce sentiment d’étouffement se ressent dans chacune des partitions de l’album, remplies de sonorités sautillantes et métalliques, et de mélodies sinistres concoctées par No I.D., Clams Casino, et un DJ Dahi transcendé – son « Lift Me Up » glace le sang autant qu’il semble brûler l’asphalte. Cette impression d’innocence consumée se retrouve dans chaque texte de Vince Staples, artiste iconoclaste tant dans ses sorties médiatiques que dans ses choix musicaux (on ne place pas un titre mélancolique comme « Might Be Wrong » au milieu d’un album aussi tranchant autrement que par claire vision artistique). Ni résigné, ni échaudé, ni insensible à cette expérience estivale qui l’a visiblement transformé, le rappeur de Long Beach donne l’image d’un parolier au réalisme froid et distant, mais autant qu’on peut l’être quand on découvre un cadavre dans son allée une nuit d’été. Sourire d’emmerdeur et regard insolent, Vince Staples continue à raconter son histoire sans excuse ni glorification. À être un vrai rappeur « gangsta« , quoi qu’il en dise.
Et aussi
- Joe Lucazz – No Name : Le bon, la brute et le truand réunis dans un seul rappeur.
- Kendrick Lamar – To Pimp a Butterfly : La déclinaison rap 2015 des Métamorphoses d’Ovide.
- Jay Rock – 90059 : Le gardien du temple TDE exécute son plus beau kata, façon Blood Bounce.
- Yelawolf – Love Story : L’étrange et bel enfant illégitime d’OutKast et Johnny Cash.
- Vîrus – Huis Clos : Quand la solitude prend les airs de quatre poupées russes.
- Espiiem – Noblesse oblige : Sombre et sobre, sûrement. Lumineux et enrichissant, définitivement.
- Ka – Days With Dr. Yen Lo : L’exact inverse d’un éphéméride : lunaire, antichronologique et faisant perdre tous repères.
- Freddie Gibbs – Shadow of a doubt : La fusion parfaite de Baby Face Killa et de E$GN.
- Brav – Sous-France : Chroniques d’une France lassée des salades de pennes, de peines et de Le Pen.
10 titres
- Meek Mill feat. Tory Lanez – « Lord Knows »
- JP Manova – « Pas d’bol »
- Joe Budden – « Love, I’m Good »
- Kevin Gates – « Really really »
- Overdoz. feat. Pharrell Williams – « Last Kiss »
- Zekwe Ramos – « Zombies »
- G-Herbo – « Bottom of the bottoms »
- Joe Moses – « Get off on Slauson »
- Rich Homie Quan – « Flex »
- Youssoupha – « Mourir mille fois »
Ali et Espiiem, quelques rimes de sagesse dans un rap de brutes
Avec Que la paix soit sur vous et Noblesse oblige, Ali et Espiiem ont chacun sorti deux longs formats dont les contenus, musicaux comme verbaux, semblent se répondre et résonner dans un même élan d’élévation personnelle et de recherche de dignité individuelle. Des œuvres au propos fort, enthousiaste, droit. Chez les deux rappeurs, la même sublimation de la volonté : « Mon esprit s’élance à la recherche de l’excellence » (Ali), « J’apprends la discipline, fortifie mon âme, je repousse mes limites, et développe mon art » (Espiiem). Le même rejet du matérialisme, la même importance de l’affection inconditionnelle de l’entourage (familial chez Ali, amical chez Espiiem). Ali rappelle que le « Dialogue » amène à mieux comprendre l’autre ; son cadet que chaque milieu a son « Langage codé » et qu’il est nécessaire d’en saisir les nuances. Bien sûr, les quinze années qui les séparent se ressentent dans l’attitude des deux MCs, le plus jeune ayant le menton levé, le plus âgé la tête inclinée. Et même si leurs codes musicaux sont tous deux marqués par leur génération – rythmiques (art-)martiales chez Ali, en apesanteur pour Espiiem -, les deux albums se rapprochent par leurs boucles jazz et atmosphériques. Une similarité évidente grâce à deux titres presque homonymes, « Suprématie » et « Suprême mélodie », partageant des notes de piano cristallines et aériennes, comme une même source aurait enfanté deux fleuves différents. On pourra reprocher, selon l’humeur, un côté parfois ostensiblement studieux d’Espiiem ou l’ascétisme d’Ali. Mais leur refus de céder au nihilisme infectieux et ambiant du rap les pose comme des artistes à contre-courant et forcément nécessaires.
David Album de l’année : 90059 (Jay Rock)
Quand on pensera à 2015 dans quelques années, il y a fort à parier que ce sera To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar qui viendra immédiatement à l’esprit. Pourtant, l’écurie TDE a livré cette année un autre album, plus discret, mais qui mérite qu’on s’y penche. Avec 90059, Jay Rock a pris à contrepied ceux qui s’attendaient à une suite de Follow Me Home. Son premier opus, honnête et bien exécuté, relevait du gangsta rap classique et pêchu, mais sans surprise. 90059 propose tout autre chose. C’est un projet concis, cohérent, sans single, sans invités tape-à-l’œil. Onze morceaux, presque autant de réussites. Jay Rock s’y montre plus personnel, plus profond, plus nuancé, sans perdre pour autant de cette rugosité qui fait sa force. Il tente également plus de choses qu’auparavant et met plus de cœur dans son interprétation. C’est le Jay Rock de « Money Trees » qui est à l’œuvre ici sur toute la longueur d’un album. Avec 90059, le rappeur franchit un cap et signe sans aucun doute son meilleur projet à ce jour. Et si l’un des plus grands mérites de Kendrick en 2015, c’était d’avoir ouvert la voie à un tel disque ?
Et aussi
- The Game – The Documentary 2.5 : Il l’a fait, dix ans plus tard. Le juste équilibre entre racines et modernité.
- A$AP Rocky – At.Last.Long.A$AP : Dandy, planant et prétentieux. Et aussi sacrément cool.
- Yelawolf – Love Story : Un disque imparfait, mais un son unique. Le loup jaune trace sa route, plus seul que jamais sur sa voie.
- Rae Sremmurd – SremmLife : Ne faites pas semblant de résister.
- Curren$y – Canal Street Confidential : Spitta se secoue un peu et sort l’artillerie lourde.
- Kendrick Lamar – To Pimp a Butterfly : Un sacré pavé, parfois indigeste, mais un sacré pavé quand même.
- Dr. Dre – Compton : La belle surprise de l’année, un bijou de production.
- Jonah Cruzz – Cruzz Control : Comme un parfum de ride et d’OutKast.
- Donnie Trumpet & The Social Experiment – Surf : Un joyeux bordel où on trouve de tout, y compris de très belles choses.
10 titres
- A$AP Rocky – « Everyday » (ft. Miguel & Rod Stewart)
- 2 Chainz – « Lapdance In The Traphouse »
- YG, Blanco & DB Tha General – « Driving Like I’m Loco »
- Travi$ Scott – « 90210 » (ft. Kacy Hill)
- Juicy J – « Beans and Lean »
- Black Hippy – « Vice City »
- Dr. Dre – « All In a Day’s Work » (ft. Anderson .Paak & Marsha Ambrosius)
- Yelawolf – « Devil In My Veins »
- Young Thug – « Power »
- Kendrick Lamar – « King Kunta »
L’année mouvementée de Lil Wayne
Une brouille entre Lil Wayne et Birdman ? Inconcevable encore l’an dernier. On sait depuis des années que Birdman se comporte en tyran, mais il ne se permettrait jamais ça avec son « fils ». Et celui-ci, le soldat toujours resté fidèle, ne se rebellerait jamais. Seulement, la date de sortie éternellement repoussée du Carter V a fini par échauffer Weezy. Petites piques sur des morceaux, menaces de procès, altercations mesquines, démentis qui ne trompent personne, un vrai roman-feuilleton a débuté au sommet de Cash Money. Si Lil Wayne avait succombé il y a quelques années à l’une de ses nombreuses attaques (ce qu’on ne lui souhaite évidemment pas), il figurerait déjà au panthéon du rap. Mais il n’a pas connu de destin tragique et a seulement hérité de cette tragi-comédie avec Birdman, attisée par l’arrivée du nouvel enfant chéri Young Thug. Tout cela paraît bien petit pour l’un des plus grands de sa génération. Le Free Weezy Album, perdu entre ces deux mixtapes quelconques voire pénibles que sont Sorry 4 the Wait 2 et No Ceilings 2, vaut le détour et comporte son lot de pépites, mais n’enraye pas complètement cette impression d’assister à la chute d’un géant, à peine ralentie par quelques coups d’éclat.
zo. Album de l’année : L’apéro avant la galette (Le Gouffre)
Après Marche Arrière mené par Char, l’architecte sonore du collectif — et l’un de ses meilleurs rappeurs —, Le Gouffre sort son premier album : L’apéro avant la galette. Au programme : dérives et désillusions, saupoudrées d’une conscience critique des penchants autodestructeurs qui vont avec. On ne s’appelle pas Le Gouffre pour rien. Conséquence ? Le tissu textuel de cet album est solidement harnaché aux vices qui peuplent les abords de la Francilienne et autres bordures urbaines de l’hexagone. Addictions, vie « sans gains » et du coup un rap un peu sanguin, mais « avec le coeur de l’AB Pi R » (cherchez l’Indis) sont donc le pédigrée de ces 14 pistes, antithèses des centre-villes désormais clinquants et bien gardiennés. Des histoires de rêves partis en fumée, posées en alternance et sans passe-passe par les six gouffriers (près de 35 si l’on compte les invités de la dernière piste) au milieu de refrains ravageurs, taillés dans les certitudes de la galère. À certains moments, impossible de ne pas y voir de filiations. Il y a du ATK dans la mélancolie et la façon de faire circuler le micro entre couplets solos et refrains. Il y a les réminiscences des « -20 degrés » de M.Group, qui chantait cette sensation d’être prisonnier de soi-même au pied des halls. Il y a aussi du Hugo TSR, notamment pour certaines ambiances nocturnes et le flow de Tragik. Et quelque part ça n’a rien d’étonnant, tant depuis Marche Arrière Char et ses comparses semblent être le chaînon manquant entre les boucles tristes de la fin des années 90 et le rap dit « indé » des années 2010. Thomas Blondeau ne s’y était pas trompé à l’époque. La même mélancolie en guise de point de départ, avec vingt ans de sel supplémentaire sur les plaies, pour un rap de plus en plus nerveux et nihiliste. Plus direct et plus décomplexé que ses ainés, aussi. Pour ne pas dire moins précautionneux ? « Loin des rêves », en somme, encore et toujours, mais avec l’énergie des projets collectifs et une envie de fédérer qui revient doucement mais sûrement au sein d’un pan du rap français. Les groupes et rassemblement n’ont pourtant pas toujours duré dans cette musique, soumise à l’épreuve des carrières solo et des égos ayant besoin d’émancipation. Mais à la cohésion et la cohérence que le public des petites salles demande, Le Gouffre aura répondu deux fois cette année. La dernière en date ? La mixtape de Char sortie en ce mois de décembre. Elle rassemble les gouffriers et une nouvelle fois une large fournée d’invités. Son titre ? Nous contre eux. Tout un programme. C’était écrit.
Et aussi
- 12mé – Far away : Album familial réalisé par un MC dont le flow est rempli de placements en or.
- Atmosphere – To All My Friends, Blood Makes the Blade Holy : « I still kick it with angels. The difference is instead of the bar, I’m at my kitchen table. »
- DJ Blaiz’ présente Appelle-moi MC 2 : Liberté de réunion : l’underground s’exprime.
- JP Manova – 19h07 : Le seul top horaire flamboyant dans cette année de merde.
- Melan – La vingtaine : Rap à la langue bien pendue et à la corde qui va avec.
- Nekfeu – Feu : 2015 : la scansion la plus ascensionnelle de 1995 flirte avec les sommets.
- Nivek – Very Bad Tape 3 : Dans un monde où le cul de Fatma est plus convoité que sa main, Nivek clôture la trilogie d’un mec à part.
- Rezinsky – Les Hérétiques : Boom-bap tantôt libidineux, tantôt poétique, déclamé à une jolie môme et en l’honneur de quelques gueule de bois.
- Sadistik & Kno – Phantom Limbs : Musique évanescente pour porté(e)s disparu(e)s.
10 titres
- JP Manova – « Is everything right ? »
- Kespar – « Décalé »
- Le Gouffre – « L’apéro avant la galette »
- Mélan – « Guitara trista »
- Nekfeu – « Égérie »
- Nivek – « Interférences »
- Rufyo – « Funambule »
- Scarz – « Introcérébrale »
- Sept – « Planète interdite »
- Sinik – « D.E.A.D. »
Clique de Stakhanov et péché de gourmandise
Quel est le point commun entre Jul, PNL, Paco, Gradur et Lucio Bukowski ? Réponse : la capacité à sortir plus d’un disque tous les douze mois. En cette année 2015, il y en a eu deux pour les frères de Corbeil-Essonnes. Idem pour l’homme au bob et l’ovni Montreuillois. Quant au plus prolifique des membres de l’Animalerie, il en compte quatre. Et le Marseillais Jul en annonce cinq si possible (!) pour l’an prochain. De tous ces MCs, les propositions artistiques sont aux antipodes les unes des autres. Mais chez tous, l’inspiration semble être sans filet. Et si cette dernière est justement plus ou moins inspirée selon les cas, il n’en reste pas moins que le public doit composer avec cette déferlante de projets. Les fan-bases ne s’en plaindront pas. Mais tout ça vire un peu à la boulimie. Inconsciemment, certains artistes fixent désormais la date de péremption de leurs propres projets en banalisant chaque sortie par la suivante. Pas sûr que la singularité d’un Lucio Bukowski mérite un tel sort, ni que le son doive être picoré sur Youtube pour exister. L’excitation du zapping permanent devient l’ultime support pour se faire des films. Même nous médias sommes dépassés, voire complices, dans cette obsession d’occuper le terrain, vite et fort. Alors certes, « quand vous voulez que les gens vous écoutent, vous ne pouvez pas vous contenter de leur taper sur l’épaule. Il faut y aller à coups de marteau » disait Johnatan Doe dans Seven. Mais pas sûr que le stakhanovisme acharné de rappeurs – aussi talenteux que certains soient – ne vire pas au péché de gourmandise. On sait comment ça se termine.
Mehdi Album de l’année : To Pimp A Butterfly (Kendrick Lamar)
En 2012, quand Kendrick Lamar sort Good Kid, M.A.A.D City, le rap est gagnant pour au moins deux raisons. La première étant, évidemment, la réussite du disque qui confirme à l’époque que, parmi les nouvelles têtes d’affiche des années 2010, la figure de proue de TDE en est sans doute la plus fiable. Aussi, 18 ans après Illmatic, GKMC était devenu le nouveau mètre étalon du rap. Alliant unanimité critique et succès commercial, le deuxième album studio du rappeur de Compton n’a eu de cesse d’inspirer ses pairs : De J. Cole à Logic en passant par le Compton de Dr. Dre, la patte de Kendrick s’est fait sentir sur une large partie du rap américain. Comment se remettre d’un disque comme celui-ci ? Quelles questions Kendrick s’est-il posées ? A-t-il envisagé de la jouer plus grand public au risque de s’écarter un peu de ses premiers amours ? La possibilité de réaliser un GKMC2 lui a-t-elle traversé l’esprit ? On n’en saura jamais rien mais le résultat, To Pimp A Butterfly, est un tour de force. Du premier extrait (“I” qui en a désarçonné plus d’un, y compris l’auteur de ces lignes) au propos global du disque (quand Good Kid, M.A.A.D City était d’abord une oeuvre intime, To Pimp A Butterfly se présente comme une réflexion sur la condition des Noirs Américains en 2015), des invités (Drake, Jay Rock, Mc Eiht et Dr. Dre sur GKMC face à George Clinton, Thundercat, James Fauntleroy ou Rapsody sur TPAB) aux sonorités mises en avant (grâce notamment aux membres du label Brainfeeder qui ont infusé le disque de jazz), ce nouvel opus tranche avec le précédent. Sans pour autant en perdre l’essentiel, à savoir que Kendrick Lamar pose autant de questions dans ses textes en 2015 qu’en 2012. Dans une ère où tout va très (trop ?) vite et qu’il est coutume de consommer plusieurs disques par jour, la densité de l’oeuvre de Kendrick a quelque chose de salvateur. Un seul souhait pour la suite : que l’auteur de Section 80, premier de la classe haut les mains, ne se regarde pas trop le nombril et qu’il continue à repousser ses propres limites. On lui fait confiance.
Et aussi
- PNL – Que la famille : Si Le Monde Chico a consacré le duo des Tarterêts, c’est bien Que La Famille qui a déclenché le phénomène PNL. Au point que des médias soient assez fous pour leur consacrer une émission entière.
- Young Thug – Barter 6 : Dans sa réserve de titres, Young Thug a, aléatoirement, choisi 13 titres pour composer le tracklisting de son album. Il a « choisi judicieusement ».
- Future – Dirty Sprite 2 : En 2015, Future a presque réussi à nous convaincre que le statut de célibataire était plus envieux que celui de « mec de Ciara ».
- Joe Lucazz – No Name : Sur ce projet, Joe Lucazz est Travolta dans Pulp Fiction : on n’aurait pas parié sur lui au départ mais il est finalement plus cool que tous les autres.
- The Game – The Documentary 2 : The Game n’a pas écouté les pessimistes qui lui déconseillaient de donner une suite à son premier album. Il a eu raison.
- Hamza – H-24 : 24 titres, 24 tubes. Hamza est programmé pour devenir une star.
- Ali – Que la paix soit sur vous : En 15 ans, Ali a sorti un classique tous les 5 ans. Meilleure discographie du rap français ?
- Hyacinthe – SLRA2 – Mémoire de mes putains tristes : Après plusieurs tours de chauffe, Hyacinthe a enfin trouvé le ton juste. A mi-chemin entre le jeune premier et le petit con.
- Lil B & Chance The Rapper – Free (BASED FREESTYLE MIXTAPE) : La cour de récréation la plus fun de l’année.
10 titres
- PNL – « Le Monde ou Rien »
- Drake – « Know Yourself »
- Future – « Kno the Meaning »
- A$AP Rocky – « L$D »
- Action Bronson – « A Light in the Addict »
- Vince Staples – « Senorita »
- Booba – « 4G »
- SCH – « Champs-Elysées »
- Dr. Dre – « It’s All On Me » (ft Justus & BJ The Chicago Kid)
- Espiiem – « Biarritz »
2015, l’année où les rappeurs sont devenus des fantômes
En 2003, quand 50 Cent et ses sbires vivaient leur âge d’or, il était de bon ton pour les rappeurs de s’afficher en long et en large sur leurs pochettes d’albums. Douze ans plus tard, la donne a radicalement changé. Prenons quelques-uns des disques les plus importants de l’année écoulée : de If You’re Reading This, It’s Too Late à Summertime ‘06 en passant par Dreams Worth More Than Money et 90059, les têtes d’affiche n’ont pas jugé utile de faire apparaître leur visage. Sur les quatre projets sortis par Future (Beast Mode, 56 Nights, Dirty Sprite 2 et What A Time To Be Alive), aucun ne voyait apparaître l’auteur de « Turn On The Lights ». Pour son grand retour aux affaires, Dr. Dre a préféré mettre en avant un Compton de carte postale plutôt que ses fringants pectoraux de quinquagénaire. Son pote de longue date, Snoop, a opté pour un chien longiligne perdu au milieu de buissons. Yelawolf a, lui aussi, choisi un animal pour le représenter quand Mick Jenkins, Earl et Chance The Rapper ont fait dans le minimalisme le plus élémentaire. Cachés derrière un texte (Black Dollar de Rick Ross, Long Live The Pimp de Pimp C, Ka et le projet Dr. Yen Lo) ou un croquis (Action Bronson et son Mr. Wonderful, Tyler et Cherry Bomb), de dos (Bada$$) ou perdus dans la foule (To Pimp A Butterfly), les rappeurs américains se sont faits discrets, comme si, pour la première fois depuis longtemps, leur propos était plus important que leur personnalité. Une tendance visible également chez nos rappeurs hexagonaux. Les jambes de Nekfeu plutôt que son visage pour Feu, une flaque bleue pour le premier album de Georgio, un X au milieu d’un ciel étoilé pour le grand retour de Ill et Cassidy, un ange noir pour NGRTD, une nature morte pour le deuxième album de Butter Bullets, un coeur rempli de liasses de 500 euros pour le premier album de PNL… Même Booba, l’homme qui avait validé la pochette de 09, ne s’est pas montré sur l’artwork de Nero Nemesis. Véritable tendance ou simple coïncidence ? La réponse en 2016.
Julien Album de l’année : Que La Paix Soit Sur Vous (Ali)
Quel auditeur, en écoutant Ali à l’époque de Lunatic, aurait pu se douter qu’un jour les termes « frais » et « clarté » seraient les premiers qui viendraient à l’esprit pour qualifier l’un de ses disques ? Sorti en mars 2015, son troisième album solo a pourtant immédiatement un éclat lumineux particulier. Ali y rappe, sous différents angles, l’Amour et la recherche d’élévation spirituelle – deux notions qui, sans vouloir réduire de manière manichéenne le rap actuel à sa portion la plus visible, n’en constituent cependant pas les valeurs dominantes. Déjà au cœur du Rassemblement, ces thématiques prennent ici encore davantage de force. Sans se poser en juge, sans distribuer les bons ou mauvais points ni donner de leçons de morale, le MC, désormais quadragénaire, livre un témoignage personnel, écrit simplement ce qui lui tient à cœur, ce qui le guide, le constitue et le nourrit (la foi, la famille, l’amour au sens large du terme…). Celui qui rappait « Vu de haut, le monde apparaît paisible ; à notre échelle, c’est discrimination, ségrégation, élimination parmi nations et générations… » au tournant du siècle semble avoir, quinze ans plus tard, changé d’échelle : si la situation ne s’est pas améliorée, le regard, lui, a pris de la hauteur pour se concentrer sur autre chose en même temps qu’Ali développait dans son coin son art et sa réflexion. Pour peu que l’auditeur y soit sensible, ce témoignage en 14 titres est un miroir puissant qui pousse à l’auto-remise en question. Qui propose, en toute humilité, une alternative pour devenir meilleur. Et si c’était ça, la vraie « motivation music » ?
Et aussi
- Billy Woods – Today, I Wrote Nothing : Écouté un 14 novembre dans les rues de Paris, « Warmachines » en boucle. Forcément, ça restera.
- Deniro Farrar & Young God (Blue Sky Black Death) – Cliff of Death 2 : La voix râpeuse et grave de Deniro Farrar une nouvelle fois posée sur les productions éthérées de Blue Sky Black Death : la combinaison est logique et l’alchimie parfaite.
- Dr. Yen Lo – Days With Dr. Yen Lo : Un rap tourmenté, lent et glacial comme une nuit d’hiver : « I’m wondering if them sirens’ for me« …
- First Division – Overworked & Underpaid : Bardé de scratches, supervisé par Marco Polo et comportant également des beats de DJ Premier, Jake One, Kev Brown et les Doppelgangaz, ce premier album du duo canadien remplit parfaitement son office de manifeste « boom-bap to the core« .
- Lewis Parker x EastKoast – MK Ultra (Operation Hypnosis) : Réunion du producteur britannique Lewis Parker et du rappeur new-yorkais EastKoast, cet EP plonge l’auditeur dans un bain de boom-bap méchamment addictif. L’opération est une réussite.
- RetcH – Finesse the World : Minimaliste, menaçant, froid et anxiogène… Le collègue de Da$h et $ha Hef, entouré de producteurs proches de l’équipe, a sorti un projet quasiment parfait. « Voilà une équipe qui pourrait bien usiner, en toute discrétion, le nouveau son de New York et de sa grande banlieue, à la fois fidèle à ses racines, actuel et terriblement efficace », précisait notre chronique du disque. En effet.
- Sadistik & Kno – Phantom Limbs : Six superbes titres au cours desquels Sadistik traîne son espèce de nonchalance triste et torturée, ponctuée de montées d’adrénaline, le long des productions fantomatiques du beatmaker-orfèvre de CunninLynguists.
- Vîrus – Huis-clos : Alcool, prison, regard d’autrui, schizophrénie… « Et un mur de briques rouges. Et un mur de briques rouges. Et un mur de briques rouges.«
- Zagnif Nori – Ferrum EP : Échappé des souterrains par une bouche d’égout mal refermée, le rap lo-fi post Killa Beez de Zagnif Nori se répand une nouvelle fois dans les ruelles mal éclairées et les conduits auditifs.
10 titres
- $ha Hef – « Predicate Felon »
- A$ap Rocky ft. Bones – « Canal St. »
- Lord Lhus – « Under Standing »
- Young M.A. – « Body Bag »
- Tanboy Luka, Kanary Black, Lil Eto & Bodega Bamz – « Gangbang »
- DonMonique – « UNTLD » (ft. Remy Banks & Wara from the NBHD) / Fifty Kay (ft. Noah Caine)
- Gangrene ft. Havoc & Sean Price – « Sheet Music »
- Game – « Step Up »
- Joell Ortiz & !llmind – « Light a L »
- Le Sept – Planète interdit
2015, une nouvelle année de bonnes connexions
Le phénomène n’est certes pas nouveau mais l’année 2015 a vu se multiplier les projets collaboratifs entre un producteur ou un collectif de producteurs et un MC/groupe – il y en a beaucoup trop pour tous les citer. Au sein de cette tendance, plusieurs beatmakers hexagonaux se sont illustrés en travaillant une fois de plus avec des rappeurs anglophones, pour des albums ou EP la plupart du temps de bonne, voire très bonne, qualité : Visions of Mithra, réunissant le Bordelais DJ Monark et le Chicagoan J-Merk, Zapatista (Grim Reaperz et eMCee Killa), Syke Ward de G.Stats produit par l’équipe de beatmakers à l’œuvre derrière la Bankai Fam (Kyo Itachi, Astronote, Azaia, Venom, Phalo Pantoja et Raw), The Author Illustrates d’Ugly Tony et The AbSoulJah… Saluons à ce sujet l’impressionnante année du label parisien Effiscienz (DJ Brans, DJ Djaz, Loscar…). Non content d’avoir sorti le nouvel album de Dirt Platoon Bare Face Robbery, sur lequel produisent d’ailleurs plusieurs Français, ainsi que la collaboration entre le New Yorkais Starvin B et le rappeur/beatmaker de Camden Fel Sweetenberg, Effiscienz a en effet porté deux très bons disques réunissant des metteurs en son hexagonaux et des MC’s d’outre-Atlantique : Afterwords, qui voit le vétéran de Boston Edo.G poser ses textes sur des instrus composés par le duo de beatmakers Street Wyze ; et le retour gagnant du groupe Mood produit par Mil, Into the Mood.
Brice Album de l’année : Majesté (Lomepal)
Difficile de s’y retrouver dans la nouvelle scène parisienne : derrière l’immense succès de Nekfeu, il faut en effet s’accrocher pour poser une oreille sur chaque projet des membres des collectifs de la capitale. Pourtant, au milieu de toutes ces sorties, on suit depuis deux années maintenant les pérégrinations solitaires de Lomepal : quand on dit solitaire, on parle bien d’un jeune rappeur qui limite autant que possible les featurings sur ses projets, pour explorer l’intérieur de son crane chamboulé. Mission accomplie sur Majesté, un dix-titres qu’on a du mal à lâcher depuis Mai dernier. Moins déprimé que ses dernières sorties, le disque parvient à nous rentrer des refrains dans la tête tout en livrant les pensées les plus sincères de son interprète. Si Lomepal se cherche encore un peu, on cerne déjà parfaitement les contours de sa personnalité : ce n’est ni puérile, ni pompeux, et c’est bien pour ça qu’on aime.
Et aussi
- Drake – If You’re Reading This It’s Too Late : Elle est arrivée comme ça, par surprise, la mixtape de Drake. Huit mois après, on saute toujours autant sur « Know Yourself ».
- PNL – Le Monde Chico: Pas de relents trap, pas d’interviews, Fred Musa avec un singe : PNL, meilleur groupe rap français de 2015.
- Kendrick Lamar – To Pimp A Butterfly : Déjà un album culte, le reflet exact de l’Amérique actuelle : Kendrick Lamar se ballade.
- Joey Bada$$ – Bada$$ : Le premier gros coup de cœur de cette année revient au disque de JoeyBada$$, rétro comme il faut et hyper efficace.
- Everydayz & Phazz – Almeria : Deux des meilleurs jeunes pousses de la production française qui sortent un album solaire et electro : mention spéciale à « Trappe d’Amour ».
- Brodinski – Brava : Quand un DJ techno se frotte au rap d’Atlanta, ça fait toujours peur sur le papier. Ici c’est une belle réussite.
- Curren$y – Even More Saturday Night Car Tunes : Avec cet EP, Curren$y déroule la musique qu’il sait si bien faire : du hip hop qui transporte sur un petit nuage. De weed, évidemment.
- Georgio – Bleu Noir : Un très beau disque pour les soirs de déprime : on ne rigole pas beaucoup, mais c’est souvent touchant.
- Snoop Dogg – Bush : On attendait rien du tout de ce disque produit par le (trop) omniprésent Pharrel. Pourtant, il est devenu notre guilty pleasure préféré de cet été
10 titres
- Vald – « Bonjour »
- PNL – « Le Monde Ou Rien »
- Nekfeu – « Égérie »
- Kaaris – « Le Bruit de Mon Ame »
- Drake & Future – « Big Rings »
- Espiiem – « Suprématie » (ft. Deen Burbigo)
- Seth Guekko – « Titi Parisien »
- JazzyBazz – « Les Chemins »
- Dinos Punchlinovic – « Vers Imany »
- Kanye West – « All Day (live Brit Awards) »
Drake se repose sur ses lauriers
Cela pourrait être presque provocant, mais on le pense vraiment : malgré les millions de vues YouTube, les rotations radio incessantes, et un fameux clash gagné haut la main, l’année de Drake nous semble un peu facile. Avec deux projets en une année, et une présence médiatique incessante, on n’a pas été surpris par le nouveau pape de Toronto. Bien qu’excellent, If You’re Reading… et What A Time To Be Alive nous ont laissé entendre tout ce que l’on pouvait attendre de Drake. Beaucoup de rap, un peu de chant, des productions super efficaces. Mais rien de très aventureux. Ne soyons pas hypocrite, on a pris un pied terrible en écoutant Drake cette année. Mais on espère bien que son nouvel album Views From The 6 le fera franchir un nouveau palier l’année prochaine. Et qu’on retrouvera le frisson qui nous a parcouru en découvrant « Too Much » avec Sampha en 2013.
Diamantaire Album de l’année : Modus Operandi (X.Men)
« Rien ne va plus, une bête étrange a rayé mon auréole et tout est devenu trop réel »
Modus Operandi est-il un bon disque ? Dans le fond, peu importe. La question essentielle n’est pas tant le contenu du disque mais l’acte même de le sortir. Voilà quinze années que « le meilleur d’entre nous » et son compère n’avaient pas imprimé leur X sur une pochette, préservant leur couronne de laurier presque intacte. Revenir, c’est saborder la légende, subir la réalité. Qui peut croire que le duo de Ménilmontant l’ignorait ? Ill et Cass ont pris le risque d’enfin déchirer l’image d’Épinal pour s’offrir un horizon. Voilà, c’est fait. Les X sont revenus et c’est là leur plus grand acte de bravoure. Plus jamais ne se posera la question pesante de leur retour, leurs mains sont désormais déliées et c’est une belle nouvelle. Car Ill et Cass sont toujours propriétaires de ce qu’on n’a pu dupliquer de leur style : le style même. Modus Operandi n’est qu’une timide promesse, mais elle existe. Un ancien rappeur a un jour dédicacé un album à « ceux qui sont d’accord ». Nous le sommes encore avec les X.
Et aussi
- PNL – Que la famille
- Joe Lucazz– No Name
- PNL – Le Monde Chico
- La Main Gauche – Derrière les palissades
- Ali – Que la paix soit sur vous
- M24 – 1 pour la famille, 2 pour l’argent
- Prince Fellaga – Indigène
- Babio – Amnelife 3 : Le Coeur de la Ville
- Jones Cruipy – Héritage
10 titres
- PNL – « Loin des hommes »
- Booba – « Comme les autres »
- Joe Lucazz – « Drogue et crime »
- Lalcko – « Pharmacie de rue »
- ZA – « Hold up »
- La Main Gauche – « Beaucoup de bruit pour rien » (ft. Laurence Vandelli)
- X.Men – « Pas d’cartier »
- M24 – « Realest » (ft. Ruf D)
- Babio – « A Paris, la nuit… »
- Jones Cruipy – « Bx zone west » (ft. Marley Killha)
Bruxelles, nouvelle capitale du rap (en) « français » ?
Si l’axe Paris-Marseille a trouvé à qui parler depuis bien longtemps au sein de l’hexagone (citons notamment Rouen, au vivier impressionnant), l’intérêt porté par les auditeurs au rap des pays limitrophes a toujours été quasi nul ou, au mieux, épisodique. Pourtant, en cette année particulièrement riche (la meilleure de ce début de siècle ?), un vent du nord est venu nous rappeler que musique et langue française ne se souciaient guère des frontières. L’ouragan Gradur avait dans un premier temps acté que le rap existe bien au-delà du Val d’Oise mais c’est à une centaine de kilomètres à l’est de Roubaix qu’est peut-être en train de se jouer une partie de l’avenir du rap en français. Une nouvelle génération décomplexée (Jones Cruipy, Hamza, Damso…), le plus talentueux des « anciens » enfin de retour (ZA), et voilà Bruxelles sur presque toutes les lèvres. Vous ne cessiez de le rabâcher depuis des années, vous pouvez enfin le crier sans passer pour un vieux con déphasé : le rap français est mort. Vive le rap francophone !
Excellent bilan pour une année juste incroyable.
Pour les intéressés, vous pouvez checker sur mon blog, j’ai consacré un article sous forme de bilan de l’année.
Peace
https://chroniquedunbouzill.wordpress.com/2015/12/27/bilan-part-1-what-a-year-to-be-alive/
« Dieu Est Grand » de Sam’s aurait mérité au moins une mention dans ces listes longues comme le bras.