Le Défi de la première partie
Nombreux sont les artistes qui se voient déjà en haut de l’affiche. Pourtant, avant que leur nom ne s’étale en dix fois plus gros que n’importe qui, ils doivent d’abord trouver un moyen de se faire entendre. C’est ce que tentent quotidiennement les premières parties de concert en performant devant un public qui n’est pas le leur.
“Ils me connaissent pas, je les connais pas, alors nique sa mère : je vais les retourner !”. Programmé en introduction d’Alkpote et de Freeze Corleone à la Machine du Moulin Rouge, le rappeur Chanje préfère s’amuser de la situation. “C’est un défi quand tu sais que les gens ne sont pas là pour toi. Mais une fois sur scène, je rigole dessus. Et pareil quand ils réclament un dernier morceau, je sais très bien pour qui ils sont venus : eh, c’est pas pour moi que t’as payé 15 balles !“. S’il reconnaît ne pas encore avoir assez de notoriété pour remplir lui-même une salle de plus de cent personnes, son statut lui a également permis de jouer au printemps dernier à l’Étage à Rennes et au Transbordeur à Lyon en tant que première partie de Youssoupha.
Alors qu’il prépare actuellement son deuxième EP, Chanje cherche avant tout à développer sa notoriété en multipliant les connexions. À la suite à un passage en radio, il a rencontré le rappeur Viez où le bon feeling établi a conduit à l’enregistrement du morceau « Grey » . “Quand j’ai fini à la Machine, j’ai croisé Freeze Corleone pour la passation et on s’est checkés, tout simplement. C’est tout bénéf d’être associé à d’autres artistes, surtout quand tu apprécies ce qu’ils font. Par exemple, si Kery James me propose de faire la première partie de son concert, je fonce ! Par honneur, par fierté, par respect.” Affaire à suivre, puisque l’ancien membre de la Mafia K’1 Fry s’apprête à présenter son nouvel album J’rap encore lors d’une tournée de 12 dates.
D’après un rapport du Centre national de la chanson des Variétés et du jazz paru en septembre 2018, plus de 2900 représentations rap, hip-hop, reggae et affiliés ont eu lieu en France au cours de l’année 2017 : une aubaine pour toute première partie qui souhaite performer en guise d’introduction. Pourtant, le choix de la première partie est une décision complexe selon Rémy Corduant, directeur général adjoint de Yuma Productions : “Je reçois beaucoup de mails d’artistes qui souhaitent monter sur scène de cette façon, mais je donne rarement mon avis sur ce sujet. L’objectif peut être d’accentuer la billetterie, la maison de disques peut vouloir pousser un artiste, mais la tête d’affiche peut aussi vouloir pousser quelqu’un avec qui il a fait un featuring, avec qui il a envie de collaborer…”. Par exemple, Damso a convié 404 Billy sur les principales dates de son Lithopédion Tour après leur collaboration sur le morceau « RVRE » , tandis que 13 Block a invité à La Bellevilloise Maes, leur voisin du quartier des Beaudottes à Sevran, à la suite de la sortie de prison de ce dernier.
Créée à Villeurbanne et installée à Paris, la société de production de spectacles Yuma a organisé plus de 2000 concerts depuis 2013 pour des artistes comme 13 Block, Ninho, Jul, Hamza, Damso, Rohff, Maes ou encore Black M. En outre, son offre propose également la mise en place de tournées nationales qui nécessite la coordination de plusieurs métiers. Rémy Corduant précise : “Il existe deux façons de produire un spectacle. Dans le cadre d’une production comme à Bercy ou pour un Zénith, on monte tout de A a Z : de l’artistique à la billetterie en passant par la sécurité, la lumière, la scénographie… et c’est souvent l’artiste qui choisit sa première partie. Dans le cadre d’une cession, il est encore plus rare qu’on intervienne à ce sujet puisque c’est la salle qui gère toutes les interventions autres que la performance. Lors de la vente d’un artiste, certaines structures qui font de l’accompagnement proposent des premières parties locales. Ça les arrange parce que c’est des personnes avec qui elles travaillent toute l’année.”
« C’est un défi quand tu sais que les gens ne sont pas là pour toi. »
Chanje
À ce titre, les Salles de musiques actuelles (SMAC) appartiennent à un réseau de 85 salles de concert établies en province, chacune pouvant accueillir entre 500 et 1000 personnes. Le Transbordeur à Lyon, l’Affranchi à Marseille, l’Aéronef à Lille, le Tetris au Havre, le Fil à Saint-Étienne… subventionnées par l’État et réparties sur tout le territoire, les SMAC ont pour mission d’accompagner des artistes locaux émergents, comme le confirme Fabien Lherisson, directeur et programmateur du Plan à Ris-Orangis : “Nous faisons une veille locale au quotidien pour détecter les musiciens amateurs. Alors, quand nous recevons une tête d’affiche, nous profitons de sa venue pour programmer en première partie un artiste local qui présente un potentiel.”
Par exemple, à l’occasion de la venue de RK dans le cadre de sa tournée produite par Yuma, il confie que le choix de la première partie s’est décidé d’un commun accord : “Suite à une discussion entre l’artiste et notre équipe, la décision d’inviter S2R Gang a été plutôt naturelle. RK a une bonne vision des scènes locales, et il connaissait déjà ce groupe originaire de Ris-Orangis.” À ce titre, RK a notamment invité Eden Dillinger, Terence et Welcome Jules lors de ses concerts à Nantes, Beauvais et Mulhouse.
Membre du quatuor S2R Gang, John confirme la connexion : “RK avait déjà partagé certains de nos sons sur les réseaux sociaux. Quand il a vu qu’il avait un concert à Ris-Orangis, il nous a écrit sur Insta pour nous proposer de faire sa première partie. On s’est parlés pour la première fois en vrai dans les loges, c’est un bon gars !”. Au final, la salle a été remplie d’une part par un public rissois proche de S2R Gang, d’autre part par des fans du rappeur de Meaux venu présenter son premier album Insolent. Une mixité que John juge bénéfique : “Des gens qui ne sont pas venus pour nous nous ont connus après. Pareil pour RK, ça a été donnant-donnant et au final ça s’est très bien passé, c’était chaud !”
« Si tu ne fais que mettre de la musique sur Internet ou des clips sur YouTube, personne sait comment tu es en vrai. »
John (S2R Gang)
Actif depuis 2016, le jeune groupe de l’Essonne possède déjà une bonne expérience de la scène : la Maroquinerie à Paris, la Rock School Barbey à Bordeaux… pour eux, toute nouvelle opportunité scénique est bonne à prendre : “La scène, c’est le plus important dans la musique ! Si tu ne fais que mettre de la musique sur Internet ou des clips sur YouTube, personne sait comment tu es en vrai.” Et inversement, un artiste peut ainsi connaître son public : “Il n’y a que là que tu rencontres ceux qui t’écoutent. C’est bien de savoir l’âge des gens, s’il y a des papas, des mamans, des personnes comme ça.”. À terme, le développement d’une équipe plus élargie voire une signature en maison de disques permettrait à John, Popey, Fodie et M.A.D de, peut-être, organiser plus tard leur propre tournée.
Ainsi, une première partie ne performe pas uniquement pour chauffer le public et jouer le faire-valoir d’un autre. Pour Fabien Lhérisson, c’est avant tout une occasion pour un artiste peu expérimenté de pouvoir tester son jeune répertoire : “Occuper une scène, ça peut être intimidant, mais c’est surtout très formateur. Et se frotter à un public qui n’est pas le sien est enrichissant, parce qu’il faut immédiatement établir des connivences avec une foule plongée dans le noir.” À ce titre, il rapporte que les spectateurs du Plan ont toujours accueilli les premières parties avec bienveillance et qu’il n’y a jamais eu de huée dans sa salle.
Pour Léo Thomelet, le manager de Chanje, participer à des événements de cette importance lui permet de créer des connexions utiles à son protégé : “Le concert à la Machine du Moulin Rouge m’a permis de rencontrer tous les pros qui suivent Chanje. Médias, labels, bookers, distributeurs… c’est comme ça que je peux me créer une base de données de toutes les branches qui poussent ce métier.” S’il refuse de définir un artiste comme un produit, il reconnaît que ces connexions deviennent indispensables pour celui qui souhaite s’adresser à un public plus large. Depuis cette soirée, Chanje a signé son premier contrat avec la maison de disques Wagram.
Si SCH clame dans « Liquide » qu’il refuse de chauffer le public pour un autre, les objectifs d’une première partie sont pourtant multiples. En se créant de nouvelles connexions artistiques, le jeune artiste accède à un nouvel auditoire qui peut faire de lui la tête d’affiche de demain. Aussi, découvrir des scènes plus imposantes que d’habitude forme celui qui aspire à distiller son art aux foules plongées dans le noir. Relever aujourd’hui des défis pour demain : ça ressemble sans doute à ça, l’essence du rap.
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