L’ultime mue de Timbaland
Avec Magna Carta… Holy Grail et The 20/20 Experience, Timbaland a marqué son retour cette année. Mais a aussi trouvé les limites à sa quête éperdue d’innovation. Retour sur les grandes trajectoires de la discographie d’un mutant.
C’était en 2007, sûrement au moment de la promo de Shock Value. Il le répétait à qui voulait bien l’entendre : Timbaland s’ennuyait. Peut-être était-il grisé par son récent succès avec Nelly Furtado et Justin Timberlake. Peut-être avait-il fait le tour de la question après plus de dix ans de création continue dans le rap et le r’n’b, aux côtés de Missy Elliott, Aaliyah, Magoo, Bubba Sparxxx ou Keri Hilson. Timothy Mosley n’a finalement pas jeté l’éponge. Mais il raconte qu’il compte encore changer la face de la musique contemporaine.
L’ascension
De la bouche de n’importe quel autre artiste, la phrase sonnerait incroyablement prétentieuse. Chez Timbaland, elle ne l’est que de moitié. Timbo est parvenu à imposer sa signature sonore tout en la faisant évoluer : une double réussite rare dans la production rap. Pas tout à fait imperméable les unes et des autres, la discographie de Timbaland pourrait se diviser en trois périodes. La première débute à partir de 1996 avec son travail sur les albums One in a Million d’Aaliyah, The Bachelor de Ginuwine, Supa Dupa Fly de Missy Elliott et Welcome to Our World de lui-même avec son pote Magoo. Sur ces albums, Timbo présente un style singulier pour l’époque. Les beats sont secs, syncopés, remplis de contre-temps et de boucles de toute évidence synthétiques, mais étrangement organiques. Quelques samples des Delfonics ou d’Ann Peebles sont présents, mais la grande majorité des compositions repose plutôt sur un sens de l’épure et du gimmick qui fonctionne aussi bien pour les vocalises d’Aaliyah que les raps décalés de Missy Elliott. Avec elle, il développera d’album en album un véritable laboratoire à idées. Sur le deuxième, Da Real World, sorti en 1999, les deux amis de Virginie mêlent orchestration classique minimale et rythmiques rebondis. Plus innovant encore dans le rap, ils s’essayent aux compositions en deux temps, changeant radicalement certains titres dans leur dernier tiers (« Beat Biters », « Busa Rhyme », »You Don’t Know »).
La consécration
La même année, Timbaland signe sur le Life and Times of S.Carter de Jay Z des compositions influentes pour la suite de sa carrière : l’ambiance harem de « Big Pimpin' », les vertigineux synthés de « Snoopy Track », ou enfin la rugosité de « Come and Get Me », prouvant qu’il peut aussi briller dans un style plus new-yorkais. Ces différentes directions marquent d’une certaine manière la seconde période de production de Timbo, la plus tentaculaire. Le début des années 2000 allait être celui de l’audace constante pour Timbaland. Il multiplie les tubes construits sur des rythmiques rebondies, des samples hétéroclites et des sons extra-terrestres : « Try Again », « Get Ur Freak On », « Raise Up », « Roll Out », « Ugly », « Oops (Oh My) », « Dirt Off Your Shoulder ». Mais il s’aventure aussi dans la direction d’albums ambitieux, comme Miss E… So Addictive et son groove polyethnique, et Deliverance de Bubba Sparxxx, mélangeant rap et country. Lors de ce second cycle, Timbaland passe du statut de beatmaker à celui de véritable producteur collaborant avec d’autres musiciens. Il débauche Scott Storch, alors connu comme claviériste pour The Roots puis Dr. Dre, pour gonfler ses productions en mélodies accrocheuses. Il mêle ses rythmiques puissantes aux compositions symphoniques de Larry Gold, arrangeur et chef d’orchestre vétéran de la soul de Philadelphie. Point d’orge du travail avec ses nouveaux collaborateurs : « Cry Me a River » de Timberlake, balade douloureuse et baroque qui marque l’entrée de Timbaland dans le monde de la pop.
La globalisation
Le début de la troisième période de production de Timbaland pourrait se délimiter à partir de 2004 et 2005. Il commence alors à travailler en binôme avec Danjahandz, jeune producteur également originaire de Virginie. La collaboration de Tim avec Danja va clairement modifier sa musique et ses ambitions. Après des singles rap au son plus agressif (« Hey Now » d’Xzibit, « Put You On The Game » de The Game), c’est à l’univers de la pop que Timbo et son nouvel acolyte s’attaquent. A travers les albums Loose de Nelly Furtado et FutureSex/LoveSounds de Justin Timberlake, les deux compères explorent des sonorités inspirés des synthétiseurs froids et criards de la funk et de la pop des années 80, mais aussi de la dance des années 90. Succès critiques et commerciaux, ces albums font sortir Timbaland du monde du rap, et nourrissent ses ambitions de devenir, comme le titrait un numéro du magazine Scratch de 2007, « bigger than hip-hop ». Shock Value, son deuxième album solo, en était l’ultime démonstration, avec son casting Billboard (Dr. Dre, Elton John, 50 Cent, Nicole Scherzinger, Fall Out Boy) et ses tubes évidents comme « Give It to Me » et « The Way I Are ».
« Pop is the new hip-hop », affirme-t-il alors dans cette même interview. La pop devient pour lui, à compter de ce moment, son nouveau terrain de jeu. Madonna, Chris Cornell, Ashlee Simpson : en produisant pour ces artistes un son global et taillé pour les radios grand public, il perd de sa capacité à produire une musique singulière. Pour extrapoler, la musique de Timbaland semble alors prendre le même aspect que sa propre condition physique. Menacé par son surpoids (cent cinquante kilos, tout de même), il se transforme en une montagne de muscle, comme son pote Dre. Après des airs de gros nounours marrants, immortalisés dans la séance de studio filmée pour Fade to Black, Timbaland ressemble depuis sa transformation à un catcheur de WWF. De la même manière, sa musique troque à partir de 2007 cette bonhomie rondouillarde et exubérante pour une attitude trop prétentieuse. A-t-il perdu au change en laissant Danja essayer de voler de ses propres ailes et en travaillant plus régulièrement avec Jerome « J-Roc » Harmon ? Leur musique montre alors moins de nuance dans le mélange entre hip-hop et pop. Évidemment, la discographie de Timbaland depuis Shock Value n’est pas une vaste escroquerie, car Mosley reste un producteur prodigieux. Des instrus comme « Ayo Technology » pour 50 Cent, « Venus Vs. Mars » pour Jay Z ou « Here We Go Again » pour T.I. prouvent qu’il a même gardé une fibre certaine pour le rap. Mais son errance sur Shock Value II ou des titres comme « Pass At Me » avec Pitbull et David Guetta ont sérieusement fait douter des facultés de Timbaland à retrouver sa créativité d’antan. Surtout quand d’autres compositeurs, comme Hit-Boy dans le rap ou SBTRKT dans la musique électronique, ont adapté des caractéristiques timbalandiennes à leur propre musique.
La récréation
Comme un signe, la première sortie de 2013 signée Timbaland a réuni les deux artistes avec qui il a redoré son nom cette année. « Suit & Tie », de Justin Timberlake accompagné par Jay Z, était un nouveau titre inattendu de la part du chanteur. Son entraînante composition par Timbaland l’était tout autant. Son ambiance rétro, à la fois plus organique et moins tape-à-l’œil, a rassuré quand à la créativité de Timbo. Mais pourrait-il réitérer cette bonne surprise sur l’ensemble d’un long format ? Sur les dix titres de The 20/20 Experience, troisième album de Justin, ce n’est pas un Timbaland nouveau que l’on découvre, mais un étrange et pourtant confortable sentiment de déjà entendu. De « Pusher Love Girl » à « Blue Ocean Floor », on retrouve parsemées sur chaque titre des marques de l’évolution artistique de Timbaland. Les longues envolées de cordes en ouverture rappellent sa collaboration avec Larry Gold il y a dix ans. La chaleur moite de « Pusher Love Girl » renvoie à celle de ses premières compositions pour Aaliyah ou Ginuwine. Les percussions et voix orientales de « Don’t Hold The Wall » rappellent ses plus grands succès inspirés par les musiques arabe et indienne. Le funk aquatique de « Strawberry Bubblegum » reflète certaines ambiances du Miss E… So Addictive. Les arrangements et mélodies pop de « Mirrors » et « Blue Ocean Floor » constituent une continuité plus subtile de ses dernières aventures musicales. Et puis il y a ces ingrédients éternellement liés au style Timbaland : les étranges samples vocaux formant une mélodie inimitable, comme sur « Tunnel Vision » ; ses beatbox superposés à ses rythmiques (« Mirrors ») ; et surtout ces compositions en deux temps, testées sur Da Real World, et perfectionnées sur FutureSex/LoveSounds.
Mais la surprise d’un Timbaland requinqué ne s’est pas arrêté là. Il a suffi, en juin, d’un spot de pub parfaitement mis en scène et annonçant le nouvel album de Jay Z pour imaginer un regain partagé de mojo entre messieurs Carter et Mosley. Sur Magna Carta… Holy Grail, Timbaland se débarrasse de tous les artifices pop et autres effets spéciaux sonores pour un son bien plus épuré, quasi-new-yorkais dans sa forme. La rugosité de « Picasso Baby » rappelle d’autres grands moments de collaboration entre Shawn et Timothy, comme « Hola Hovito » ou « Come and Get Me ». Les mises en boucle minimale de « F.U.T.W. » et « Heaven » semblent presque trop paresseuses pour du Timbaland, mais s’accordent bien avec l’ADN musicale de Jay Z. Lorsqu’il tend d’avantage à continuer dans sa propre veine, Timbaland montre également plus de finesse : les différentes strates savamment dosées de « JAY Z Blue » rappellent son travail avec Bubba Sparxxx ou Petey Pablo. Des titres comme « La Familia » ou « Tom Ford » renvoient au style plus récent du producteur dans leur esthétique futuriste, mais ne donnent pas l’impression de pesanteur que laissaient aux tympans leurs prédécesseurs, notamment sur The Blueprint 3. Enfin, si le squelette de « Holy Grail » doit sans doute beaucoup à The-Dream, la production de Timbo trouve le bon équilibre entre mélodie et efficacité super-sonique. Une collaboration majeure entre Jay et Tim n’était a priori forcément plus aussi excitante qu’elle l’aurait été il y a dix ans. Mais la direction musicale opérée par Timbaland sur cet album est une réussite, mêlant plusieurs des styles qu’il a développé sans donner l’impression d’en faire des tonnes.
En deux albums, Timbaland a rassuré sur sa capacité à produire une musique de qualité et variée, entre l’orchestration riche de celui de Timberlake et l’aspect plus spontané de celui de S. Carter. Pourtant, il y manque cette touche avant-gardiste qui démarquait Timbo de ses confrères, lui qui est si obsédé par son temps d’avance sur les autres. Sortie fin septembre, la suite de The 20/20 Experience, plus enlevée que la première partie, puise dans la même formule : le meilleur des différentes facettes de Tim, producteur qui se réinvente brillamment mais n’innove plus. Son travail sur ces trois albums soulève alors de vraies questions : Timbaland s’est-il ennuyé en les produisant ? Maître de la mutation pendant dix ans, doit-il se contenter aujourd’hui d’une simple réincarnation ? Tel Jean-Baptiste Grenouille, personnage du roman Le Parfum à la recherche éperdue de nouvelles senteurs jusqu’à en devenir fou, Timbaland prétend pourtant vouloir toujours créer un nouveau son. Le véritable ennui de Timbaland est peut-être là.
Pas de commentaire