Portrait

Kevin Gates, héros américain

Avec sa voix de basse profonde et ses airs de Pierrot Lunaire, Kevin Gates est aujourd’hui l’un des rappeurs préférés du public américain… au point de faire de l’ombre à quelques superstars.

Vidéo : Kicket

« C’est principalement la voix, qui vous soulève, qui vous rend dingue » rappait le regretté Guru en 1994. Si c’est comme ça qu’il repérait les grands rappeurs, le MC du duo Gangstarr aurait sûrement adoré Kevin Gates, parce qu’avant tout, c’est sa voix qui capte l’oreille. Le timbre de Gates est rauque et émaillé d’un grain rêche qui ne laisse aucun doute sur ce qu’a traversé le jeune homme : on y entend ses peines, y perçoit ses cicatrices, on jurerait même y voir des fantômes. Kevin Gates puise l’inspiration dans son parcours chaotique, pour raconter de la manière la plus sincère et réaliste qui soit les affres d’un passé qui le hante encore, celui d’un ex-hors-la-loi qui a presque tout perdu. Avec lui, il ne s’agit jamais de glorifier ces années troubles, plutôt d’en éponger les vieux démons à la manière des blues men du Sud.

Dépressif post-traumatique

Kevin Gates a grandi à Bâton Rouge en Louisiane, là où les rappeurs apprécient par-dessus tout passer du rire aux larmes dans leurs albums. C’est d’abord en suivant les héros de sa région, les Max Minelli et Young Bleed, que Gates s’intéresse au rap. On imagine qu’il s’est aussi nourri de ce que produisaient ses voisins du Texas, où les frontières entre rap et chant sont parfois très floues. Alors, en entendant Gates, on perçoit autant l’amertume des prêches de Z-Ro et Scarface que la rage cathartique de Soulja Slim et Lil Boosie.

Contrairement à ses modèles, Kevin Gates possède l’avantage d’arriver dans un contexte favorable à son style hybride. Le mélange de rap et de chant est en effet devenu la grande tendance, pour ne pas dire la norme, d’un rap game guidé par l’inévitable Drake. Aurait-il alors les atouts d’une future star ? Malheureusement, les premières années de sa carrière se dérouleront au ralenti, faute à ses activités extra-musicales. Au micro, il préfère les touilles à crack, et à trop jouer avec la drogue et les armes à feu, il est régulièrement amené à rendre des comptes aux très sévères juges de Louisiane. En 2009, alors que ses premières mixtapes avaient fait de lui un champion à Bâton Rouge, il entre en prison. De ces trois années d’enfermement, il se souvient avoir raté les premiers pas de sa fille et l’enterrement de sa mère, comprend que pour un élu qui arrive à s’enrichir illégalement, il y a des milliers de perdants traumatisés par ce qu’ils ont perdu. A sa libération fin 2011, Gates se met à la musique à plein temps pour raconter l’envers de la vie de gangster, cette vie que le rap a pourtant l’habitude de glorifier.

La sincérité de Kevin Gates tranche avec l’attitude de beaucoup de rappeurs. Oui, il est en dépression, oui, ses pratiques sexuelles sont hors norme, oui, il a eu des problèmes de drogues dures et, oui, il a été forcé de faire des choses immorales dont il n’est absolument pas fier. S’il n’est jamais plombant malgré sa posture a priori négative, c’est parce que ses confessions ont une valeur thérapeutique. Gates veut montrer qu’il est possible d’aller de l’avant, que partout, même dans l’Enfer des quartiers pauvres de Louisiane, les bons moments existent. Lui a ses amours, ses enfants ou quelques mélodies, et il laisse à ses auditeurs la liberté de choisir ce à quoi ils veulent se raccrocher. Sa musique possède alors ce petit plus ineffable, presque biblique, celui de transformer les malheurs de chacun en carburant pour la course au bonheur.

Extrait de l’un des concerts de Kevin Gates au festival SXSW en mars 2015.

D’un titre à l’autre, Gates joue avec les mille et une texture de sa gorge pour l’adapter au mieux aux thèmes de ses chansons. Pleine et lisse sur l’enjoué Paper Chaser, sa voix devient rugueuse et écorchée quand il sonde la crasse de son passé sur MYB ou Lucas Brasi Speaks. Et au charisme de cette voix, se greffe la force de ses interprétations, au sens théâtral du terme, qui font vivre ses histoires les plus émouvantes comme si nous y étions. Posed To Be In Love par exemple, où il incarne un homme battant sa femme, rappelle les performances à cœur ouvert de Boosie. Ou quand le jeu des rappeurs n’a plus rien à envier à celui des acteurs.

Avec Luca Brasi Story, puis Stranger Than Fiction en 2013, le filtre d’amour Kevin Gates se répand aux quatre coins des Etats-Unis. Sur ces deux mixtapes travaillées comme de vrais albums studios, Gates habille son rap avec des productions très actuelles : basses poids lourdes, mélodies aux synthés éthérés, encore une fois sa musique est parfaitement dans l’air du temps. Pourtant, à l’heure des super producteurs, Gates garde toujours le premier rôle. C’est lui, sa voix, ses tripes et son histoire qui font les chansons, et les productions ne font que discrètement l’accompagner.

Une conquête du pays par la scène

Le succès organique de Kevin Gates peut paraître étonnant. A une époque où beaucoup de choses se passent sur internet, lui a réussi à d’abord se créer un public qui se rend en masse à ses concerts. Si bien que quand les gros médias web le découvrent en 2013 (et classent ses albums parmi les meilleurs de l’année) il est déjà une petite star dans le monde réel. C’est par le bouche à oreille que le virus Gates se répand, probablement parce qu’à l’époque le rappeur n’est soutenu par aucun poids lourd de l’industrie. En réalité, il a bien été signé chez Cash Money Records pendant plusieurs années, mais sans que rien ne se concrétise. Depuis, dégoûté de la façon dont travaillent les majors, il a décidé de rester indépendant. Il n’a alors signé qu’un simple partenariat de distribution avec Atlantic Records, avant de repartir sillonner les routes en 2014, pour défendre By Any Means, puis Luca Brasi 2, ses derniers projets.

Les fans s’échangent entre eux les anecdotes de concerts comme on s’échangeait les histoires de cowboys au coin du feu autrefois. Ce soir où il a performé entièrement, non pas sur scène, mais au milieu de la foule. Cette fois où il a rappé avec deux micros en même temps. Cette fois où il a chanté 4:30 en collant son Smartphone au micro, pour que son ami au bout du fil puisse suivre le concert depuis le fond de sa cellule de prison, etc. Kevin Gates est une bête de scène. Et si c’était simplement pour ça qu’il fait systématiquement salle comble ? Et après chaque performance, comme sur celle visionnable avec cet article, il n’oublie pas de remercier ses fans : « Merci d’être là. Je suis un criminel condamné à deux reprises, aucun espoir de me faire embaucher, ce que je fais ce soir c’est mon unique moyen de nourrir mes enfants.»

En août dernier, la tournée est passée par Philadelphie. Le même soir, les superstars Lil’ Wayne et Drake devaient remplir un stade à quelques encablures. Seulement, la veille, et sans aucune explication, le concert de Kevin Gates est annulé. Une rumeur commence alors à émerger sur les réseaux sociaux, une rumeur que personne n’ose prendre au sérieux, avant que les organisateurs et Kevin Gates lui-même ne confirment l’information : les promoteurs du concert de Wayne et Drake ont racheté la date de Gates pour la faire annuler. Motif : les billets pour le concert du rappeur de Bâton Rouge partaient plus vite et empêchaient aux deux stars de faire salle comble. Pendant ce temps là, By Any Means et Luca Brasi 2 s’écoulent respectivement à 50 000 et 54 000 exemplaires… alors qu’ils étaient également distribués gratuitement sur internet. Il n’y a maintenant plus aucun doute possible, Kevin Gates est aujourd’hui l’un des rappeurs underground les plus populaires aux Etats-Unis.

Une première version de cet article avait été publiée dans le numéro 78 du magazine Tsugi.

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