Ka, lueur de Brownsville
Décédé à l’automne 2024 quelque mois après son onzième album, Ka proposait un rap de cavalier solitaire en noir et blanc. En marge de l’industrie et de ses biais capitalistes, il avait érigé une façon de faire à son échelle, plus humaine. À travers une sélection de onze titres, la rédaction éclaire un tant soit peu la nature de son œuvre si singulière.
Les hommages qui ont plu sur les réseaux, à l’annonce de son décès le 14 octobre 2024, ne mentent pas. Ka était un artiste profondément aimé et admiré, de ses pairs comme de ses auditeurs. La conception très personnelle de son art – Ka était l’auteur de ses textes, mais aussi très souvent le compositeur de ses instrumentaux et le réalisateur de ses clips – sa nature concise et intimiste, l’universalité de ses thèmes, ont conféré à Kaseem Ryan une rare proximité avec ceux et celles qui écoutent sa musique.
Pour ces mêmes raisons, Ka a souvent été décrit – à l’Abcdr notamment – comme un ermite solitaire. Cette impression émanant de ses travaux épurés à l’extrême est sans doute bien éloignée de la réalité. Ka – qui était pompier dans le civil – n’a jamais laissé la musique prendre le pas sur sa vie personnelle. En témoigne par exemple ce tweet daté du 23 septembre 2024 dans lequel il exprime les difficultés qu’il rencontre, en tant qu’artiste indépendant, à expédier ses vinyles et CDs (« C’est trop de temps passé loin de ma famille, de mes amis et de mon processus créatif (ma santé mentale) ») et explique qu’il souhaite désormais proposer ses œuvres à la vente uniquement le temps d’un pop-up store. Un événement qu’il pense avant tout comme un moment de rencontre, d’échange et de partage, comme l’indique un second tweet daté du 27 septembre (« Hâte de construire avec vous demain, et que tout le monde construise ensemble. J’espère que de vrais liens se formeront, et si ce n’est pas le cas, tout ce que je demande c’est de se respecter les uns les autres. Soyons une communauté sans haine ni jugement »).
Ses collaborateurs, ses proches, ceux qui l’ont rencontré durant ces magasins éphémères, tous décrivent un homme d’une grande sagesse et d’une grande bonté, particulièrement à l’écoute des autres. La mort prématurée de Ka – il avait seulement 52 ans – a laissé un vide immense, qui va bien au-delà du cadre de sa musique, mais que nous tentons tant bien que mal de combler en l’écoutant, et la réécoutant. De 2008 à 2024, de Iron Works à The Thief Next to Jesus, Ka est l’auteur de onze albums remarquables. The Night’s Gambit, Honor Killed the Samurai ou Descendants of Cain ont élevé au rang d’art l’économie des mots, le cisèlement du beat, la science du séquençage. Et de cette sobriété ressort toujours une extraordinaire richesse visuelle et musicale. Ka savait comme personne faire le lien entre la grande et la petite histoire, entre les mythes du passé et la réalité du présent, qu’il faisait se refléter comme des miroirs pour en comprendre la nature. À travers une sélection de onze titres tirés de chacun de ses onze albums, puisse cet hommage tardif, humble et passionné, éclairer un tant soit peu la nature de l’œuvre de Kaseem Ryan.
« Mr. Officer » (Iron Works – 2008)
Quelque soit la temporalité à laquelle on lance son écoute, revenir à Iron Works, premier disque de Ka sorti en 2008, tient presque de la démarche archéologique pour retracer les fondations de sa réinvention après ses aventures de groupe (Natural Elements puis Nightbreed) quinze ans auparavant. Sur cette œuvre inaugurale, les productions de Yanedus n’ont rien du drumless méditatif qui fera la signature de Ka à partir de Grief Pedigree. L’interprétation de Ka y est aussi plus enlevée – il n’a pas encore forgé sa « quiet rage », comme il la définit dans un précieux entretien accordé en 2012 à Passion of the Weiss. C’est au contraire souvent la hargne qui ressort de sa voix éraflée. Au milieu de sa trentaine, toujours les pieds dans son Brownsville natal, Ka assiste alors à la transformation de certains quartiers voisins de Brooklyn, du fait de la gentrification, tout en constatant la répétition de mêmes schémas depuis son adolescence dans son « hood ». En particulier le harcèlement policier. Sur la production presque blaxploitation et squelettique de « Mr. Officer » (dont il y aura des résonances sur « Soap Box » et « Knighthood »), Ka rappe tout son mépris pour le NYPD, sans outrance mais en disséquant ses mécanismes pervers : l’attitude délibérément offensive de ses agents, la protection hiérarchique dont ils bénéficient en cas de bavure. Le soin accordé à la forme est déjà présent, mais l’écriture qui sera sibylline de Ka est totalement absente : Ka est direct, sans équivoque, pour critiquer les forces de l’ordre, même s’il montre aussi un refus du manichéisme (« I know where I live ain’t perfect though »). Le morceau sera déterré en 2016 par le New York Post, canard conservateur, trouvant étonnant qu’un capitaine des pompiers de New York critique si ouvertement la police – et révélant au passage son vrai métier. C’est peut-être précisément parce que Ka est resté au plus près du quotidien de son quartier qu’il a pu continuer à mesurer a minima le statu quo, au pire les dégradations, de certains phénomènes, et à affuter sa vision et son verbe pour les relater, usant sa « quiet rage » pour devenir un « quiet sage ».- Raphaël
« Decisions » (Grief Pedigree – 2011)
L’œuvre de Ka est traversée par la dualité et les mythes antiques. À travers toutes ces notions, fiction et réalité se confondent, une main tendue à notre imagination, une porte ouverte à notre interprétation. Des récits homériques aux errances nocturnes dans Brooklyn, l’universel est niché sur la pointe de son stylo. Dans sa construction narrative, les choix de ses personnages sont au cœur du discours avec des dilemmes intérieurs, moraux, et des conflits extérieurs comme les lois de la rue ou des dieux, au choix. Dans le titre « Decision », cette logique est parfaitement dépeinte. Sur une mélodie volontairement naïve, toutes les questions qui jalonnent une vie sont posées. Dois-je gommer les aspérités de ma musique ou rester fidèle à mon son drumless ? Dois-je balancer les miens ou accepter ma peine sans broncher ? Dois-je tendre l’autre joue ou monter en l’air mes adversaires ? Dans chaque mesure, les interrogations interpellent et réussissent à questionner notre propre trajectoire. Cette sensation est encore plus forte car l’auteur de Grief Pedigree se pose non pas en donneur de leçon, mais plutôt comme un vieux sage en constante réflexion, prêt à partager ses années de vie et ses contradictions. Un être bienveillant mais fasciné par la forme d’une balle dans son barillet. Un interprète qui a vu sa jeunesse volée et ne pourra jamais la récupérer : « For real, they choices is gon’ be with them for the rest of they life. » Dans ce deuxième album, Ka trouve sa voie et peaufine sa formule. Il trouve également sa place dans une industrie capricieuse pour les artistes d’âge « mûr ». Cette ligne directrice régit la suite de son parcours. Les déambulations nocturnes d’un homme sur le point d’éclaircir ses questions existentielles : l’intégrité est la clé de toute réussite, à nous de considérer les bonnes décisions. – ShawnPucc
« Jungle » – (The Night’s Gambit – 2013)
Après un Grief Pedigree comme véritable entame discographique, mais encore hésitante, The Night’s Gambit a permis à Ka de mieux définir les contours de la musique qu’il allait développer pour la douzaine d’années suivante. La filiation avec GZA est encore évidente, du titre de l’album, jeu de mot basé sur un mouvement aux échecs, à ces observations passant du moindre mouvement en milieu urbain aux constants questionnements moraux. Il y a ainsi dans « Jungle » les motifs familiers pour quiconque a été nourri au rap new-yorkais complexe des années 1990. « No nipple for the undersized » est une belle paraphrase du « only the strong survive » rappé par Havoc sur « Survival of the Fittest ». Ka reprend aussi le langage codé des Five Percenters (« should’ve studied I Self Lord And Master ») et des prêches dominicaux (la référence aux nephîlîm). Mais sur cette boucle au blues aérien, il n’y a pas la tension prégnante dans la bande son produite vingt ans auparavant dans les tréfonds de Mecca ou Medina. D’un ton presque chuchoté et plus bas que sur l’ensemble du disque, sans émoi, Ka raconte la jungle urbaine comme s’il ne voulait rien déranger par sa propre parole ou présence. Alors il fait défiler les assonances et allitérations entre ses mains comme les perles d’un chapelet, pendant qu’il raconte en temps réel les conversations cryptées, les compromissions pour survivre, les éclats de verre au sol qui côtoient ceux des âmes perdues à la croisée des chemins. Il y a à la fois une sensation de vertige et de sérénité à l’écoute de ces changements récurrents d’angles de vue rappés d’une voix si posée, comme depuis un oeil du cyclone, alors qu’on croit entendre le souffle du vent dans la mélodie douce et mélancolique qui l’accompagne. – Raphaël
« Day 81 » (Dr. Yen Lo – Days With Dr. Yen Lo – 2015)
Une voix étrange, tirée d’un thriller paranoïaque et avant-gardiste, précède une rythmique orientale qui monte en volume. Les percussions giflent. Ka, dont l’intensité n’a d’égal que la placidité, démarre en même temps qu’une nappe sonore inquiétante. Martiale et éthérée, la production de Preservation semble taillée sur mesure pour un artiste dont le minimalisme et la précision ont déjà été éprouvés. Au rappeur de Brownsville, une poignée de secondes suffisent pour installer une ambiance à couper au couteau. Et « Day 81 » n’est qu’un exemple parmi onze autres. Ensemble sous le pseudonyme de Dr. Yen Lo, Ka et Preservation vont façonner un album concept qui restera, à n’en pas douter, l’un des plus opaques et pointus de l’histoire du rap, affinant drastiquement la formule révélée deux ans plus tôt sur The Night’s Gambit à base de beat décharné et de flow impassible.
Au début du morceau donc, le Dr. Yen Lo, sinistre personnage d’Un crime dans la tête (roman de Condon adapté au cinéma en 1962 par Frankenheimer), évoque des expériences d’hypnose menées sur des sujets conduisant à des comportements antisociaux et des violences auto-infligées. De ce livre et de ce film, Ka extrait une matière fascinante qui infuse l’entièreté de Days With Dr. Yen Lo. Les réflexions de Condon (autour de l’hypnose, de la manipulation de masse et des armes psychologiques) ne sont pas simplement citées, Ka les met en perspective avec le conditionnement à la violence des afro-américains contemporains. Ce procédé de parallélisme entre les grands mythes de l’Histoire et la narration du quotidien des minorités sera souvent et brillamment réutilisé dans son œuvre (Orpheus vs. the Sirens, Descendants of Cain). C’est ce foisonnement d’images, traduit par une écriture dont l’abondance concise confine à la maniaquerie, qui donne à Ka l’envergure colossale qui est la sienne.
Dès lors, Kaseem Ryan se raconte autant à travers les autres qu’il raconte les autres à travers lui. Sur « Day 81 », il étale ses sentiments (« I love blindly and hate with a focus ») et un passif pas simple (« Went from bagging and dragging magnums to making a opus ») avec une vue bien précise : celle de servir son prochain. En l’occurrence le prochain s’appelle Roc Marciano, auteur d’un second couplet qui lui sied bien, étalage de signes extérieurs de richesse et tout le tremblement. Toute la beauté de Ka peut se résumer dans le bref interlude qui vient relier les deux parties du morceau. « If we may proceed with the demonstration » sonne autant comme une salutation à la performance de son ami qu’une manière d’amorcer son propre raisonnement. Ainsi la vie opulente et illicite décrite dans le second couplet n’est pas la solution à la vie dure et illicite du premier. Elle n’en est que le prolongement funeste, planifié et inévitable. Aucune grâce, aucune beauté à l’horizon dans ce monde froid et aseptisé, si ce n’est celle larvée dans l’affection sincère qui unissait les deux membres de Metal Clergy, si proches et pourtant si loin. – David²
« $ » (Honor Killed the Samurai – 2016)
Dans Honor Killed the Samurai, Ka embrasse pleinement les influences asiatiques qui émaillaient ses précédents albums, notamment via certains morceaux aux productions martiales et minimalistes (« Collage » sur Grief Pedigree, « Peace Akhi » sur The Night’s Gambit). Le grand thème du disque est la droiture, le sens de l’honneur et du devoir qui régissaient la vie des samouraïs d’antan. Si la réalité historique est plus complexe, et que la rigidité du code des samouraïs pouvait facilement tirer vers l’absurdité et l’hypocrisie les plus totales, l’imagerie du Japon féodal permet à Ka d’installer un constat : ces valeurs ne sont plus estimées aujourd’hui. Elles ne sont plus rien face à la survie, qui implique justement de renier toute forme d’honneur, de droiture ou de morale.
Vaste et vulgaire sujet que l’argent chez les rappeurs entre ceux qui se torchent avec, ceux qui comptent les feuilles de papier toilette et ceux qui les peignent en vert dollar. Dans le rap contemporain ultracapitaliste, Ka était un anachronisme et « $ » est son manifeste. Pour lui qui était pompier dans le civil, qui semblait voir le rap comme un addendum à son existence, l’argent n’était pas une fin en soi mais un moyen. Un moyen non pas de s’enrichir personnellement, mais de vivre dignement avec les siens, puisque qu’enrichissement et dignité semblent incompatibles (« But it was soon patent to every observing mind that the ways of wealth were not the ways of honor » est la conclusion du morceau). Ainsi quand beaucoup d’artistes sont fébriles à l’idée d’un embourgeoisement soudain, Kaseem Ryan évacue la question d’un revers de la main (« If happen to make cash, don’t let the cash make me ») comme s’il avait depuis longtemps trouvé la réponse en lui-même.
Mais que le rappeur de Brownsville fût une personne désintéressée n’a rien d’extraordinaire en soi. Ce qui l’est plus en revanche, c’est le désintéressement avec lequel il l’exprime. Sur un instrumental de son cru, au piano anxiogène et aux cordes sinistres, il rappe la résignation de ce timbre flegmatique qui n’appartient qu’à lui. Ka est sur les rives de l’abandon avec « $ ». « I need money » est répété comme une prière funèbre, et toutes les bonnes raisons du monde n’enlèvent rien à la tristesse de devoir prononcer ces mots ; au point que sa voix abimée ne se brise presque au milieu du morceau : « You telling stories that’s celebratory in times of war / With bars of greed, I plead, how many cars you need ? / When fathers bleed to fill ribs of kids that hardly read. » Une telle phase sonnerait comme une rengaine moralisatrice et barbante chez beaucoup d’autres. Ici elle sonne comme l’aberration dramatique qu’elle est pour de vrai, envers et contre l’air du temps. Et c’est peut-être ce qui demeure le plus précieux dans la musique de Ka, cette simplicité avec laquelle il en appelait à la nature véritable des choses. « I don’t know about you man, but I’m here tryin it. » – David²
« D’un album, d’un titre à l’autre, Ka explore tout ce qui peuple l’imagination des hommes, traversant les cultures et les époques pour en ressortir de précieux enseignements. »
« The Sirens » – (Hermit And The Recluse – Orpheus vs. The Sirens – 2018)
Qu’est ce qu’un artiste ? Le terme épouse de multiples contours et peut aujourd’hui paraître galvaudé dans certains cas. Les buzzs, les gimmicks, la multiplication et la facilité d’accès des nouveaux canaux de diffusion, directement de sa chambre en mondiovision, ont fait apparaître une multitude de prétendants. Souvent par opportunisme et dans une quête maladive d’être vu, liké et partagé : une course au bruit, là où le choc de l’image remplace le poids des mots. Dans une toute autre vision, Kaseem Ryan s’est tracé une route donnant au terme « artiste » une caisse de résonance plus savoureuse. Pompier au sein de sa ville, Ka a d’autres préoccupations que les feux de la rampe. Les flammes, lui, il les éteint avec une lance d’incendie. Mais il les allume aussi lorsqu’il décide de creuser son sillon au détour d’un nouveau disque conceptuel avec son talent d’écriture en guise d’allumette, faisant surgir la lueur au milieu des ténèbres. En 2018, avec le producteur Animoss, il trouve l’étincelle dans la mythologie grecque et ses histoires mêlant fantastique aux tragédies. Orpheus vs. The Sirens s’ouvre sur un dialogue du (dispensable) téléfilm de 2000 Jason And The Argonauts alors qu’Orphée demande à Jason une place sur son bateau.
« – To face the sea without knowledge or skill brings only death.
– Of death, I am knowledgeable.
Danger I do not fear and I can give you music. Music that will tame wild beasts, lift men’s hearts to heaven. »
Une séquence qui reflète la musique proposée par Ka tout au long de sa discographie et sur ce disque faisant de la mythologie grecque le miroir d’un vécu sinueux, de pensées introspectives et d’une certaine recherche de sobriété et de sagesse. Lyriciste hors pair à l’écriture soignée et imagée, Ka est pourtant peu cité dans les listes de grands rappeurs. La faute peut-être à un flow moins spectaculaire que ses écrits, tenant plus du spoken word que du rap pur. Sur « The Sirens », les associations d’idées autour des personnages de la mythologie brillent comme le soleil qui a fait fondre ses ailes à Icare. Des rimes écrites avec un talent indéniable qui font également fondre la distance entre le fantastique de ces histoires millénaires et le quotidien réel de Ka et de ses contemporains new-yorkais. Les images confrontent tour à tour Chimères, le cheval blanc Pégase, l’Hydre à neuf têtes ou encore les Sirènes en créant de remarquables doubles sens.
« Being deprived of the pape’s made a lot of mistakes in my era / Hard life, course you needed white horse to defeat they Chimera […] Til the roar of the silence, we at war with the tyrants / Blocks of outlaws, but all we watch out for is the sirens. »
Par son écriture, Ka se mute en Orphée des temps modernes créant des parallèles sur l’entièreté de cet album, soucieux d’aller jusqu’au bout de son concept comme à chacune de ses livraisons. Maîtrisant souvent sa chaîne de production de A à Z, il laisse ici la composition musicale à Animoss. Le rappeur a su livrer en une décennie une œuvre artisanale et singulière, loin des plans promos et effets d’annonce de l’époque. Un choix qui a fait de Ka un anachronisme que Chronos a finalement décidé de rattraper en octobre 2024.
« This is Orpheus’ verse / This wasn’t a want, it was more of a thirst ».
– JuldelaVirgule
« I Love (Mini, Moms, Kev) » – (Descendants Of Cain – 2020)
L’intégralité de l’œuvre de Ka s’articule depuis toujours autour de son quartier de Brownsville à New York, qui, dans un style roman noir, est devenu au fil des années le personnage principal de son histoire personnelle et de ses déambulations artistiques. D’un album à un autre, il convoque les mythes de la Grèce antique, le folklore samouraï japonais ou encore les textes religieux de la Bible pour transposer Brownsville, ses habitants et toute sa grammaire locale au sein de décorums familiers et propice à certains parallèles subtils. Descendants of Cain, comme son titre l’indique, tire ses inspirations du récit de Caïn et de son frère Abel extrait du livre 4 de la Genèse. Un récit marqué par la jalousie, l’envie, la vengeance, la trahison et par un fratricide. Ce ne sont là finalement que des sujets et thématiques communes à de nombreux morceaux de rap racontant un mode de vie bien trop souvent glorifié par des spectateurs avides de divertissement, mais qui ne seront jamais vraiment touchés par les conséquences de cette vie dans le réel. Ka, lui, est un natif. Ces histoires, il ne les a pas vécues à travers des chansons et ne les a jamais envisagées en tant que « thématiques », il les a vécues de ses propres yeux et observées de l’intérieur. Humblement et dépouillé d’une quelconque exubérance, il raconte donc les trajectoires personnelles de ses semblables. À travers eux, il se raconte aussi lui-même et vice-versa. Mais bien souvent, et malgré la succession d’images fortes qu’il dépeint avec le talent qu’on lui connaît, Ka donne l’impression d’écrire en noir et blanc, entouré de fantômes et de figure sans nom ou visage. Cette caractéristique particulière de son écriture donne encore plus de poids au dernier titre de l’album, « I Love (Mimi, Moms, Kev) ». Sur une guitare apaisante et une rythmique épurée, la musique de Ka retrouve de ses couleurs le temps de trois couplets parmi les plus touchants de sa discographie car, ici, il ne touche plus seulement au personnel mais bien à l’intime. Chaque couplet est construit comme un hommage aux trois personnes qui ont le plus compté dans sa vie : sa compagne Mimi (« Saw somethin’ in me I was blind to / Who knew to finish findin’ me, I had to find you? / […] Your support was life-savin’ / Now death is minor, ’cause you got me livin’ life major »), sa mère (« This my kiss and thank you for the unconditional/ And though I may not see you as much, I’m always missin’ you / Sacrifice was our facts of life ») et son meilleur ami décédé Kev (« Them night sessions of eternal life lessons / That I still use today when I’m uptight, stressin’ / Always said we was veteran survivors »). Pour la première fois peut-être de sa carrière, Ka ouvre son cœur avec l’honnêteté la plus pure et sans concession. « I Love (Mimi, Moms, Kev) » n’est pas le morceau qui impressionne le plus techniquement ou celui que l’on verra cité le plus souvent dans des listes, mais il tient une place unique dans la carrière de Ka et dans le cœur de ses auditeurs les plus fidèles. – Hugo
« I Need All That » (A MARTYR’S REWARD – 2021)
Le début de l’administration Reagan marque un glissement vers une pauvreté extrême. Suppression des aides sociales, multiplication des bons alimentaires, des coupes budgétaires sont même opérées dans les cantines scolaires, les plus critiques accusent le gouvernement de transformer les repas en « collations », et chaque jour dans son plateau repas, Kaseem Ryan a déjà ce goût abject des États-Unis d’Amérique. Cette direction incarne parfaitement la scénarisation de la vie politique à des fins électorales. En 1986, Nancy Reagan prononce une allocution à la télévision avec le slogan « Just say no », une campagne pour décourager les enfants de consommer des drogues récréatives illégales. Durant cette même période, son mari laisse entrer des kilos de cocaïne dans les rues de Brooklyn pour faire chuter les régimes marxistes d’Amérique centrale. L’appareil médiatique s’emballe. Les mots « crack epidemic »,« criminal » ou encore « war on drugs » deviennent d’usage courant, le nouvel agenda politique se dessine. Les étendards du libéralisme s’y engouffrent. Quatre ans plus tard, McDonald’s diffuse un spot commercial intitulé « Calvin got a job », l’histoire d’un gamin noir devenu responsable depuis qu’il travaille pour ce fast-food. L’antithèse est parfaite. Calvin vend des frites, Ka des cailloux de crack. Et même sa propre communauté finit par lui tourner le dos.
« Just missed it, being that statistic I was doomed to be
Hearts far too heavy to make light, and try to humor me
Sad and trash, ain’t had no class, way before the truancy. »
À la sortie de son sixième album solo, l’auteur de A Martyr’s Reward a changé de statut. Sommité dans sa discipline, sa plume, son intégrité, sa dévotion ont bâti autour de lui une communauté. Pierre après pierre, il a reconstruit son monde : une vision idéaliste de la pratique du rap en rupture totale avec les conventions. Sa composition est presque primitive dans le meilleur sens du terme. Une musique avec une boucle, une âme, une fonction sociale. Mise entre de mauvaises mains, elle perd de son essence, dévoyée, abandonnée aux plus offrants et à la loi du marché. Dans les lignes de « I Need All That », il est aussi question de réappropriation culturelle. Qui a volé sa culture, sa musique, son style ? Qui a renforcé ces rapports de domination ? Sur cette boucle léthargique piochée dans un répertoire obscur de prog rock portugais, le ton de Ka est comme souvent, placide, mais son propos autoritaire. Plus direct, plus frontal, sans détour par de grandes envolées romanesques ou mythologiques, le rappeur originaire de Brownsville est résolu. Ses souvenirs se mêlent au présent, la réparation est la prochaine étape. Éliminer le mal à la racine. L’entrisme. La complaisance avec le capital. Repartir de zéro avec une nation prête à le suivre. La récompense pour un martyr. Les graines semées dans toute l’œuvre de Ka sommeillent en chacun de nous. Un mois avant la sortie de son opus, le vent souffle à Charlottesville (Virginie), la statue du chef militaire esclavagiste Robert E. Lee est déboulonnée par la municipalité. Le bronze sera fondu quelques années plus tard, à l’abri des regards, dans un lieu tenu secret.
« I want back everything they scammed
My rights, my spice, my land
My hide, my pride, my tribe, my fam
I can’t fall back, I need all that. »
– ShawnPucc
« Ascension » (Languish Arts – 2022)
Ka est un artiste studieux, au sens le plus noble qui soit. D’un album, d’un titre à l’autre, il explore tout ce qui peuple l’imagination des hommes, traversant les cultures et les époques pour en ressortir de précieux enseignements. Pourtant, comme le signifient les salles de classe abandonnées qui l’illustrent, son diptyque Languish Arts / Woeful Studies sorti en 2022 semble marquer une pause dans son voyage d’apprentissage. Sur ce double album, l’écriture de Ka semble plus que jamais directe et nourrie de son vécu personnel, qu’il met subtilement en relation avec le destin global des communautés noires-américaines défavorisées. Un « retour à la Terre » lyrical tout relatif, qui ne semble pas entraver ses réflexions spirituelles et musicales, comme sur le bien nommé « Ascension », construit autour d’un ostinato de double-croches changeant tous les huit temps. Composée par Ka lui-même, cette production semble, par la répétition et l’oscillation métronomique des fragments, annoncer un décollage, une ascension imminente qui ne vient jamais, la voix doublée du rappeur semblant suspendue entre ciel et terre. Si l’ascension musicale qu’il laisse entrevoir relève d’une forme de mystique, celle qu’il évoque dans son refrain est davantage ancrée dans le sol : « Every mention is for hood ascension /May not be a good man, but got good intention ». Pour Ka, s’élever au-dessus de soi-même semble tenir du devoir moral, d’une mission qui le dépasse de par sa grandeur, mais qui se construit au fil du temps comme un projet de vie pour lui et les siens, projet de vie spirituel et politique, tourné vers le Ciel mais enraciné dans la réalité. – chosen
« We Hurting » (Woeful Studies – 2022)
« C.C. Rider », standard du blues américain, tire son origine du black vaudeville du début du XXème siècle. Le morceau se place du point de vu d’un amant trahi, impuissant devant le spectacle de l’adultère. Popularisé par la chanteuse R&B Bea Booze dans les années 40, les reprises de Mitch Ryder puis Elvis Presley au tournant des années 70 consacreront le titre en tant que standard incontournable de la chanson américaine, au prix d’une concession non négligeable : l’abandon d’un couplet pourtant présent sur la version de Bea Booze, où le « je » lyrique contemple l’idée de se procurer une arme pour « régler le problème » dans la violence. Si l’on reste en surface dans le contexte badin, faussement léger d’une histoire de mœurs, la portée symbolique de ces quelques lignes n’était pas sans importance dans l’Amérique ségrégationniste de l’époque. Ainsi, ce sont elles qui ouvrent « We Hurting » de Ka, à travers un enregistrement poussièreux, découpé pour n’en conserver que la sève subversive.
Comme pour nous réveiller d’un rêve, Ka semble interrompre ce détour dans le passé d’un claquement de doigts. L’auditeur se retrouve sans transition immergé, perdu dans la jungle mi-organique mi-synthétique composée par Animoss. « We hurting so we hurt back » clame le rappeur, synthétisant avec cette formule simple le cycle infernal du traumatisme, de la vengeance et des réparations qui n’arrivent jamais. Entre l’hymne et le murmure, son interprétation toujours aussi nuancée que ses textes, semble maintenir ce refrain en apensanteur entre « l’empowerement » militant et confiant, et l’expression de regrets froids, liés à d’infinies souffrances. L’unique couplet du morceau, plongée dans les souvenirs de Ka, confirme que si la tentation de la revanche fait partie de l’univers de l’artiste, celle-ci n’est que la conséquence de la pauvreté et du malheur qui l’ont façonné lui et sa communauté : « From broke places, no brakes, this ain’t new news / Sneakers with holes, don’t suppose I’ll be a goody two shoes ». Le sacerdoce qu’est la recherche d’un équilibre prend une dimension très concrète lorsque Ka évoque deux de ses frères ayant pris des chemins opposés « Grew with two brothers, one stayed on base, other pitching away / And true they folks knew, they both wasn’t with us to stay », ramenant une fois de plus les tourments intérieurs à la surface, là où la souffrance et la vérité crues, sans faux-nez ni décorum, finissent par pousser l’artiste à la tentation du silence : « That’s why I don’t like performing these songs, ’cause every line hurts ». – chosen
« Beautiful » (The Thief Next To Jesus – 2024)
Souvent qualifié à tort ou à raison de rappeur aux concepts alambiqués et à l’écriture complexe, Ka parvenait aussi à se distinguer brillamment par l’authentique simplicité qui se manifestait à l’écoute de certains de ses meilleurs titres. Rendre élémentaire ce que la plupart de ses contemporains étaient incapables de faire ne pouvait être que la résultante directe d’un rappeur qui fût entièrement en phase avec ses principes, toujours fidèle à la démarche purement artisanale et indépendante qui a guidé ses choix artistiques jusqu’au bout, sans jamais courber l’échine. Parmi les nombreuses incarnations de cette philosophie dans sa discographie récente, “Beautiful” appartient assurément à cette catégorie de morceaux. Positionné délibérément en début de disque, il introduit d’abord l’un des motifs musicaux les plus importants de son dernier album, The Thief Next To Jesus, en usant d’un sample brut d’un classique de gospel complètement dépouillé d’artifices envahissants (« Life Can Be Beautiful » de James Cleveland and The Angelic Choir). Rappeur éternellement habile, Ka se sert ici d’une certaine partie vocale du sample (“beautiful”) pour conclure ses phases, que l’on pourrait assimiler à des instructions ou des mantras qu’un vétéran enseigne à ses apprentis (“Your heart’s a ruin if the parts you’re doin’ ain’t (Beautiful)”; “Givin’ back to the poor, that’s what you call (Beautiful)”; “Treatin’ with the same respect you’re seekin’ is (Beautiful)”). Une technique à laquelle il n’est par ailleurs pas du tout étranger et qui ne cesse de prouver son efficacité en conférant un peu de plus de corps et de vie à ces œuvres du passé bien trop souvent utilisées comme de simples vitrines esthétiques. C’est en plus un moyen de souligner, de manière ludique, la puissance que lui confère ce mot en particulier, et d’appuyer un discours approfondi sur la religion, véritable colonne vertébrale textuelle de cet ultime album. Ces thématiques religieuses, qui ont pourtant déjà traversé l’intégralité de sa discographie, prennent cette fois-ci une ampleur encore plus importante que d’habitude, nous plongeant dans son rapport personnel à la chrétienté, mais également en proposant une critique acerbe de son utilisation oppressive dans l’histoire. Mais désormais, “Beautiful” appartient aussi à une autre catégorie très particulière de morceaux : ceux qui, après le décès de leurs auteurs, résonnent différemment et prennent un sens nouveau, impossible à déceler auparavant. Il ne s’agit pas non plus de lui attribuer une valeur prémonitoire probablement infondée, mais depuis le 14 octobre 2024, on entend parfois d’autres significations dans la poésie d’un homme méditatif qui avait l’air d’avoir enfin trouvé sa paix intérieure (“Peace in my core, found nothin’ more (Beautiful)”, “Free of doubt and tears, leave a thousand years (Beautiful)”, “It’s been an awful ride, but still I fought to side with (Beautiful)”). C’est ce simple mot pourtant, beautiful, qui semble très justement être le mieux choisi pour résumer la carrière d’un artiste qui aura profondément marqué son genre, et même bien au-delà. – Hugo
Cette sélection est disponible en playlist sur Spotify.
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