Joeystarr et les Eurocks 2007
Pour beaucoup, parler de Joeystarr en termes autres qu’injurieux relève du blasphème. Et pourtant nous sommes allés le voir en concert. Et pourtant nous avons levé le poing en l’air. Et pourtant nous l’avons longuement applaudi. Pourquoi ? Parce qu’il – le concert – le valait bien. Retour sur un week-end Abcdr pas piqué des hannetons.
Vendredi 29 juin 2007
16h46
Gare de Belfort. Manteaux longs de croque-morts malgré la saison, bracelets cloutés aux poignets, peinture blanche aux joues et cocards sous les yeux, des hordes de goths sortent des wagons. Marilyn Manson est à l’affiche des Eurockéennes 2007 ; ceux-que-la-rumeur-dit amis des corbeaux, des crucifix et des caveaux sont donc de sortie… Sur le parking, JB klaxonne. Dans sa voiture, deux auto-stoppeurs, Sophie la blonde-qui-dort-« nue-sur-le-camping-à-l’emplacement-n°17-si-ça-vous-dit » et Aimé le plâtré des deux bras. Nicobbl, lui, est monté à bord du bolide de Shadok. Direction la presqu’île de Malsaucy, site des Eurockéennes de Belfort, où nous attendent, entre autres, le Wu-Tang et Clipse, Joeystarr et Abd Al Malik, Stones Throw et des kilomètres de marche.
20h01
Ponctuel une fois n’est pas coutume, le Wu-Tang Clan s’avance sur la Grande scène. RZA, GZA, Inspectah Deck, Raekwon, Ghostface Killah, Masta Killa, U-God et Method Man sont là, avec Mathematics aux platines et Streetlife pour compenser tant bien que mal le vide laissé par le décès d’ODB. Le Clan a une heure pour condenser quatorze années d’hypnose sonore face à un public acquis d’avance quoique exhalant une vieille haleine au houblon. En meilleure forme que lors de leur passage au Zénith de Paris en 2004, le Wu y va gaiement. Bon, comme d’hab, les balances semblent avoir été faites à l’arrache : comme dans une MJC, les MC sont souvent obligés de s’échanger des micros parfois défaillants. Un souci technique coupera même le son durant d’interminables secondes, moment « choisi » avec à propos par Raekwon pour s’égosiller avec conviction dans son micro. La foule essaiera de lui faire comprendre qu’elle ne l’entend pas, en vain… Heureusement Method Man est là. C’est d’ailleurs une expérience étonnante que d’assister à deux concerts du Wu à trois ans d’intervalle, l’un sans Method Man, l’autre avec. Taux de valeur ajoutée de l’a.k.a. Johnny Blaze : 78 %, minimum. Lorsqu’il prend le micro, les autres MC reculent. Lorsque vient l’heure de dédier une danse à ODB, c’est lui qui s’y colle et le public le suit, à fond. Lorsque les caméras reliées aux deux écrans géants du site collent d’un peu trop près Ghostface et ses fâcheux problèmes d’assoupissement en live, Meth entraîne un caméraman sur le côté, sort une pièce de monnaie de sa poche et se livre à un tour de passe-passe à la Gérard Majax, provoquant l’ovation des spectateurs et un possible doublement de la prime du caméraman… Rajeunis de 14 ans, Nico et JB ont la banane de Martinique. Ils pourraient tout aussi bien grimper sur scène rapper eux-mêmes, tant ils ont usé K7, vinyles, CD et enceintes de PC à dépiauter du Wu. Mais ils ont mieux : une accréditation presse et l’espoir d’interviewer les darons.
22h27
Le concert d’Amy Winehouse est terminé, celui des Rita Mitsouko est entamé depuis bientôt une demi-heure. Un sandwich à la raclette au fond de l’estomac, retrouvailles au comptoir de la buvette n°4 avec Nico et JB, de retour de la conférence de presse du Wu. « Bon pour ce qui est de les interviewer ce sera pour une autre fois » soupire JB, trois participations aux Eurocks et déjà pléthore jeux du chat et de la souris avec les artistes au coin presse, surtout lorsque vient le moment d’essayer de les coincer en tête à tête. « Nico a quand même pu ramener ça » glisse-t-il dans un sourire énigmatique. Et Nico de dégainer son appareil photo numérique et de faire défiler une demi-douzaine de photos des deux compères, bras dessus bras dessous avec RZA, Raekwon & co… JB et Nico, à cet instant, sont d’apparence parfaitement calmes. Mais au dedans de l’intérieur d’eux-mêmes, il n’y a plus d’Abcdrduson qui tienne. Juste un trait d’union entre ‘Mes yeux d’enfant’ de Chiens de Paille et ‘Sur les murs de ma chambre’ d’Akhenaton.
23h13
Retrouvailles avec Shadok, a.k.a. L’homme invisible, a.k.a. L’anguille, perdu de vue depuis la gare de Belfort – 80 000 spectateurs sont annoncés ce week-end sur le site, les réseaux téléphoniques sont saturés, ça peut aider à se perdre de vue. « Alors, bien cette interview de James Delleck ? » Un froncement de sourcils et un correctif qui reviendra souvent au cours des deux journées : « DÄ-lek, tu veux dire ? Oui, ça s’est super bien passé. » Shadok, c’est l’homme qui chronique des disques sur l’Abcdr dont souvent aucun des autres membres n’a jamais entendu parler – un valeureux pionnier dans son genre, ou un mythomane pathologique, les avis sont partagés en interne. En tout cas ce soir Shadok est en configuration valeureux pionnier : Dälek et son physique de Mini-Big Pun prennent place sur la scène du Chapiteau aux côtés des Young Gods. La lumière passe du bleu au jaune rouillé et le concert s’intitule « Griots & Gods ». Comme son nom l’indique, l’ambiance est ésotérique tendance invocations tantriques, instrus métallurgiques et crescendos apoplectiques. Assis à son pupitre les yeux à l’abri de sa casquette, Dälek débite ses textes anguleux, et la musique n’en finit plus d’enfler, d’enfler, d’enfler… « Bon ça suffit maintenant. » Nico-la-Tolérance a parlé. Bye bye Dälek et ses expérimentations oppressantes. Direction la buvette pour les uns, le stand de thé à la menthe pour les autres.
00h33
Pas moyen d’approcher de la Grande scène. C’est l’heure de Marilyn Manson. Son fascinant public – manteaux noirs, maquillage, mèches brunes, pelle et pioche dans le sac à dos, etc. – occupe les huit premiers hectomètres carrés du terrain. Pas grave : même de loin, les premières minutes du show impressionnent. Un immense voile rouge recouvre la scène, seulement éclairée par des dizaines de chandeliers. Quelques délicates notes de piano comme pour suspendre le temps… Et puis le voile rouge s’effondre soudain, les premiers riffs de guitare électrisent la foule, et Marilyn Manson entre en scène, un micro en forme de poignard à la main. Vus du fond, les huit hectomètres carrés de terrain forment alors un bloc compact et soudé, une communauté communautariste, avec ses rites, ses codes et ses a priori intimidants pour ceux qui n’en sont pas, l’équivalent de la formation dite de la tortue dans les légions romaines. Une bande ethnique à elle toute seule… « Il n’est de bonne compagnie qui ne se quitte » dit un dicton très prisé en milieu diplomatique. Alors nous quittons, non sans avoir posé la question rituelle : « Where’s Shadok ? »
00h55
Dans cinq minutes, Clipse doit prendre place sur la scène de la Plage. JB tape la causette avec un groupe de copains rencontrés au hasard des allées. Il attend ce concert impatiemment, avec le secret espoir de décrocher une interview dans la foulée, la chose n’ayant pu se faire au coin presse. A une heure pétante, le voici accoudé à la barrière, à un mètre des chaussures de Malice et Pusha T, les deux frères qui le fixent de temps à autre en se demandant qui est ce spectateur qui connaît si bien leurs lyrics. Ab-Liva les rejoint bientôt, tranquille dans son bas de survet gris. Il y a visiblement quelques connaisseurs dans le public. Et puis il y a cette femme bizarre, 35 ans environ, débardeur noir, biscotos tatoués et veines saillantes, qui vient bousculer toute la première rangée – dont JB -, pour s’asseoir sur la barrière et présenter sa langue piercée et la courbure de ses reins aux MC impassibles. Le service d’ordre la fait descendre de la barrière ? Elle y remonte dès qu’ils tournent les talons. Elle semble chargée de cachetons, qui sont aux festivals d’été ce que le Tour de France est au cyclisme : « la panoplie qui va avec », comme dirait Sefyu… Le concert terminé, JB tente le coup pour l’interview, mais ce ne sera pas encore pour cette fois. Clipse ne savent pas ce qu’ils viennent de manquer. Les lecteurs doivent savoir que les interviews sont souvent une école de la patience et de l’abnégation – Nicobbl aurait par exemple matière à sortir un livre sur les interviews mille fois programmées et mille fois reportées d’Abd Al Malik ou de DJ Mehdi… Dans un autre registre, toujours pas de nouvelles de Shadok.
02h35
Sous le Chapiteau, une croix jaune luminescente posée devant eux, les deux Français de Justice font crépiter les amplis et affolent les cardiofréquenciomètres. Souhaitant anticiper sur le mouvement de foule de 3 heures du mat’, Nico propose de prendre discrètement le chemin du retour. Très bonne idée, d’autant que Shadok est revenu. Où était-il ? Cet homme est une énigme. « T’es resté jusqu’à la fin du concert de James Delleck ? » Froncement de sourcils : « D’abord c’est DÄ-lek, et ensuite il a pas de prénom. » Le retour au parking s’effectuera par 45 minutes de marche sur le ballast d’une voie ferrée.
05h20
Quelque part dans la maison de la défunte grand-mère asiatique de la copine du copain d’un copain. Au moment de s’endormir, Shadok est pris d’une subite envie d’évoquer ses derniers achats DVD : la trilogie « Rambo » et ses multiples anecdotes, indispensables à connaître à cette heure-ci – et tant pis pour l’état de somnolence avancée de l’auditoire. Puis, une fois l’auditoire complètement réveillé, et sans même mettre une virgule à sa phrase, Monsieur déclare qu’il souhaiterait à présent dormir, si c’était possible, merci.
Samedi 30 juin 2007
16h03
Entrée du site des Eurocks. Nico a prévu d’interviewer Abd Al Malik dans l’après-midi. Les questions préparées collectivement et depuis des mois par le staff de l’Abcdr laissent espérer une belle interview. Ce n’était pas prévu au départ, mais l’auteur de ces lignes ayant bien épluché l’album, autant tenter d’être un de plus en backstage. La demande met un certain temps à aboutir – les organisateurs sont stricts mais semblent savoir faire la part des choses entre ceux venus pour témoigner et les profiteurs de guerre. En attendant, Nico et JB relèvent le défi Caneo – du nom d’une cannette de soda bio local, que le festival essaie de promouvoir. Très bon le Caneo, et un pass pour aller interviewer Abd Al Malik, un.
16h51
Pour la première fois depuis le début du festival, un concert ne débute pas à l’heure. Annoncé à 16h40, Joeystarr est en retard. Excellente occasion pour retourner au stand des produits du terroir, où l’écoute répétitive de la parodie ‘Le 2.5’ d’Aldebert a laissé des traces : non, la saucisse locale ne s’appelle pas la saucisse « de Tomor » mais bien la saucisse de Morteau. La précision fait sourire le vendeur. Il fait beau et chaud – un luxe ici, aux dires des anciens. La nuit a été courte pour tout le monde, en particulier pour ceux qui ont « dormi » au camping. Ça et là, des rescapés roupillent à même la tourbe – pardon : la pelouse -, le visage trop rouge pour que cela ne soit dû qu’au seul soleil… Au bout de quelques minutes, Joeystarr – ou plutôt ses cordes vocales – finissent par entrer en scène. Précédé en effet de DJ James et Naughty J, de deux guitaristes et d’un batteur, l’ex-NTM commence d’abord par quelques vocalises de son cru : « OUGH OUGH ROOOOAAARRRR !!! », en direct depuis l’arrière-scène. Puis il entre pour de bon, lunettes teintées, débardeur rouge à sa propre effigie et triceps en évidence. Le soleil fait bien les choses : l’homme est visiblement en forme et heureux d’être là, backé par Dadoo. Les morceaux d’hier et d’aujourd’hui s’enchaînent sans faiblir – mention spéciale au fulgurant ‘Gueule de métèque’, qui prend sur scène et sous les coups de boutoir des riffs de guitare électrique toute sa puissance impudique et cathartique. Et toujours ces hurlements rauques (« SKIDIBAPAPA OAAAARGH !!! »), qui font penser que chez cet MC-là plus que chez tout autre, la voix est un muscle et le micro une occasion de faire du développé-couché… Comme de juste, le nouveau Président de la République a droit à son majeur et à celui d’une bonne partie de l’assistance, carré bien profond et en vrillant s’il-vous-plaît – mais pour quelle incidence réelle sur le fondement de cette autorité ? Mystère… Booba est samplé – « ‘Tain quand même Booba il pèse » siffle Nico -, et Joeystarr entraîne le public dans une danse qui va de la gauche à la droite et de bas en haut. Un immense tatouage de scorpion orne son ventre et, si le public ne le suit pas, Joey demande aux DJ de tout arrêter et d’infliger au public la « punition » qu’il mérite : 30 secondes du générique de « Chapi Chapo »… Plus le concert avance, plus grandit l’occasion de se dire que d’ici peu ce genre d’instants et d’artistes ne seront plus qu’un souvenir. Une génération arrive qui ne connaîtra de Joeystarr et d’autres que leurs mp3. Peut-être l’apprécieront-ils, peut-être pas. Toujours est-il qu’ils ne l’auront pas vu sur scène… Pour le reste, ni Nico ni JB ne savent où est passé Shadok.
18h05
Arrivée au village pro pour la conférence de presse d’Abd Al Malik. Pour franchir la passerelle d’accès qui mène au village, JB a croisé le sourire d’une ravissante métisse, dont il est bien entendu aussitôt tombé amoureux… JB, c’est le type de gars capable de revenir deux fois dans une journée dans la même boulangerie simplement parce que la jolie boulangère lui a souri la première fois. Le problème c’est que c’est aussi le type de gars à qui la boulangère finira forcément par rendre la monnaie avec la main gauche, celle où l’annulaire porte une alliance… En conférence de presse, Abd Al Malik est égal à lui-même : ultra-positif dans le fond et irréprochable dans l’élocution. Son attachée de presse se confond en excuses devant Nico : l’interview ne pourra pas avoir lieu cette fois encore, l’homme qui considère le rap comme une musique riche car « elle englobe toutes les autres » étant épuisé par la débauche de sollicitations – « et aussi parce que l’Abcdr c’est pas MTV » grincera plus tard Shadok. Tant pis pour cette fois. Les questions se bonifieront avec le temps. Ou pas.
19h17
Sur la scène de la Plage, les rappeurs sud-africains de Tumi & The Volume donnent « le meilleur concert du festival » selon des copains de Shadok rencontrés plus tard dans la soirée. Pas vu, trop occupés à éloigner JB de la passerelle – « me dis pas que la nana a fini son service ! » – et Nico du stand hamburger. Pour ce qui est de Shadok, il est envisagé de passer une annonce à l’accueil.
19h40
La scène du Chapiteau accueille Abd Al Malik. Le public est venu en nombre, les boules Quiès commencent à faire du bien – aller à des concerts avec des boules Quiès, l’Occident en est là aujourd’hui… La prestation du Prix Constantin 2006 surprend agréablement Nico, JB et Shadok.
22h15
Nico est retourné au coin presse pour une interview calée de longue date avec le mythique Percee P. de Stones Throw. Pendant ce temps, Olivia Ruiz se produit sur la scène d’un Chapiteau bondé. Les textos fusent pour savoir si la demoiselle porte ou non une culotte sous sa robe sixties en métal – ce récurrent problème de testostérone en milieu hip-hop… Longue discussion avec Shadok qui se poursuivra jusqu’aux abords de la grande scène au moment du concert de Queens Of The Stone Age :
« C’est marrant, j’ai l’impression que le public des Eurocks est plus sage d’année en année, en tout cas moins fou que ce que j’ai pu connaître lors des premières éditions où je suis venu…
– N’y a-t-il pas là un effet de la « génération Internet », plus témoin qu’actrice, et donc plus passive que la génération précédente ? »
S’ensuit une passionnante conversation autour de Jean Baudrillard et de Guy Debord, de l’effet d’une caméra sur le comportement d’une foule et sur la tendance de plus en plus fréquente des spectateurs d’un concert à suivre davantage celui-ci sur l’écran géant que sur la scène proprement dite, bien que celle-ci se situe à moins de deux mètres d’eux.
00h10
Début du concert du label Stones Throw du côté de la scène de la Loggia. Nico n’a finalement pas pu interviewer Percee P., celui-ci ayant… manqué son avion, tout comme J-Rocc. JB et lui ont cependant réussi à interviewer Aloe Blacc et Guilty Simpson, présents sur scène accompagnés de PB Wolf aux platines. Nous en reparlerons prochainement sur ce site.
05h37
Dans le Train express régional rempli d’endormis qui va de Belfort à Besançon Viotte, un ado s’apprête à descendre. Juste avant, il s’assure que son pote Régis se réveille et descend lui aussi, avé l’accent du coin bien entendu : « Régis ! Oh, Régis ! Réveille-toi, crevure ! » Pas de réponse du dénommé Régis. L’altercation parvient même à réveiller Nico. « Oh, Régis ! Fais pas le con, le train va partir ! Tu vas pas rester là jusqu’à Besac, quand même ? Oh Régis ! » Un autre copain descend prévenir le chef de gare, pendant que son pote se décide à secouer le fameux Régis… Le moins qu’il se puisse dire est que ce dernier dort comme une bûche. Lorsque son pote le tire vers l’avant, la tête de Régis heurte le fauteuil avant. Lorsqu’il est tiré sur le côté, la tête de Régis heurte la vitre, les yeux fermés, sans un cri. Est-il bien seulement endormi ? « Oh Régis ! C’est toujours pareil avec toi, putain… Allez, lève-toi Régis ! » Finalement les deux potes parviennent à soulever Régis et l’aident à marcher jusqu’au quai. Le train repart.
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