Jay-Z au Zénith
Concert

Jay-Z au Zénith

Jay-Z. A Paris. En concert. L’occasion était rêvée pour enfin se mesurer à un mythe fréquemment célébré dans nos pages. Il est venu, on l’a vu, nous a-t-il vaincu ? Reportage, les yeux écarquillés et les oreilles grandes ouvertes.

et

Quand on décide de publier des articles sur un artiste, il convient d’avoir un peu de distance. Le journalisme, c’est sérieux, mon bon monsieur. Oui, mais quand on est fan, on ne fait pas ces choses là : on se laisse déborder par son euphorie, on en fait des tonnes, et on a envie de convaincre la Terre entière que l’artiste en question est vraiment un tueur. En retour, on se fait un peu chambrer, c’est de bonne guerre. Sur ce site, les chroniques des albums de Jay-Z en témoignent, quitte à provoquer l’effet inverse chez le lecteur, rendu doublement sceptique par la débauche de superlatifs déployés.

Conséquence pour le rédacteur-fan : quand, au début de l’été 2006, on lui apprend que Jay-Z – dois-je vraiment compléter avec une description type « l’icône-actuelle-du-rap-mondial » ? – fera escale en France dans le cadre de sa tournée mondiale, l’idée même de réserver une place ne lui a même pas traversé l’esprit que déjà, on lui demande pendant combien de jours il va camper devant le Zénith en attendant son idole. Et on lui réclame un compte-rendu du concert.

« Yes, yes, yup ! Welcome to the… Jay-Z extravaganza ! »

Trois ans ont donc passé depuis le « Black Album » – vous savez, le dernier album de Jay-Z, celui du départ en retraite. Depuis, il a, à sa manière, pris du temps pour profiter de la vie : devenir président de label, faire une tournée d’adieu, sortir un album avec des néo-métalleux, fêter sur scène les dix ans de son premier disque, signer un partenariat avec Hewlett Packard, faire la paix avec son meilleur ennemi Nas, s’embrouiller avec R.Kelly, regarder Cam’ron s’enliser dans un mono-clash, préparer le retour des New jersey Nets à Brooklyn, s’associer à l’ONU pour avertir le monde sur la crise de l’eau… La retraite, quoi.

Et puis, le retour : quelques super-producteurs qui vendent la mèche (« je travaille avec Jay-Z sur l’album qu’il sortirait s’il décidait d’en refaire un »), une date de sortie annoncée du fin fond de la Slovaquie, un article fleuve dans « Entertainment weekly », et un titre : « Kingdom come ».

Rendez-vous est pris le vendredi 29 septembre, au Zénith de Paris, à 19h30. Métro ligne 5, station Porte de Pantin. Pour trouver son chemin, suivre les baggys. Arrivé sur place, le rédacteur-fan se sent plus provincial que jamais. Ambiance Rocawear-Enyce-LRG. Distribution de flyers : merci, merci, merci – ha tiens, The Roots au Bataclan – merci, merci, merci, bon là stop ça va aller, non merci, désolé, ça ira, j’essaie d’arrêter.

File d’attente. Pensée idiote du moment : « Imagine, tu sors ta place, un mec arrive en courant et te la pique. Tu serais dégoûté ».

Dans le hall du Zénith, de charmantes opératrices missionnées par SFR font des démonstrations d’un portable qui permet d’écouter ‘Bonnie a Clyde ’03’ et d’avoir la pochette de « The Blueprint² » en fond d’écran. On s’en fout ? Pas cette fois, la fille en question a un regard dans lequel le temps s’arrête. L’occasion est trop belle : puisqu’on parle de téléphone, pourquoi ne pas lui demander son numéro ? Peine perdue. Tant pis, il reste toujours le concert. *

Dans la salle, un DJ qui doit s’appeler Kost ou Goldfinger passe des tubes pour faire patienter la foule. Le carré VIP, lui, est vide. Vers 20h, un type en dreadlocks déboule dans un silence de cathédrale. Sur le coup, on craint le pire, sans identifier les initiales C.C.C. sur son Tee-Shirt. La foule l’accueille froidement, avant de capter les mots « Rick » et « Ross » dans son speech survolté.

Push it to the limit. Les spéculations avaient été nombreuses : qui ferait la première partie du concert ? Lors du dernier show de Jay-Z à Paris, en février 2003, c’était The Clipse. Cette fois-ci, ce sera le nouveau mastodonte de Def Jam : Rick Ross. Grosse surprise dans la salle, acclamation du public. Mi-Suge Knight, mi-Isaac Hayes, Rawwws enchaîne les titres phares de son premier album, « Port of Miami » et fait monter la température de plusieurs crans. Quand, après deux morceaux, la phrase « Everyday I’m hustlin' » retentit, on se dit qu’on va vraiment passer une bonne soirée.

« When I say Jay, you say ‘Zee’ ! Jay !

– Zee !

– Jay !

– Zee ! »

Mission accomplie pour Rick Ross. Fin de la première partie.

Pensée idiote du moment : « Imagine : tu fais un malaise, là, tout d’suite, et tu rates le début du concert. Tu serais dégoûté. »

20h55, le public trépigne – marre d’entendre les hits du moment en guettant un rideau noir. Un quinquagénaire intimidant traverse la scène en éclairant les premiers rangs à la lampe de poche. On comprendra plus tard que c’est le garde du corps de Jay-Z, présent sur scène pendant tout le concert.

21 heures, les lumières s’éteignent. Un DJ – Green Lantern, ni plus ni moins – fait son entrée. On est content de le voir : il est doué, et le fait qu’il accompagne Jay-Z en tournée en dit long sur celui dont la carrière s’est retrouvée en suspens après son éviction expéditive du team Shady/G-Unit pour cause de déloyauté. Façon Evil Genius, il lance une intro éclair ultra-violente : un mix express d’une dizaine de titres de Shawn Carter, juste de quoi faire chauffer la foule à blanc. Et puis, le silence.

« Are you not entertained ? Are you NOT entertained ? Is this not why you are here ? »

Ca y est, on y est. Le dialogue, issu du « Gladiator » de Ridley Scott, est bien connu.

Quand la foule antique se met à scander « Spaniol ! », c’est le déchaînement, jusqu’à l’entrée explosive et encapuchonné de Jay-Z – si si, c’est bien lui – avec l’un de ses titres-référence, ‘What more can I say’. Le morceau résume parfaitement la mythologie du personnage : il y renvoie les plagieurs dans leurs cordes (« They don’t paint pictures / They just trace me »), change le court de la mode (« I don’t wear jerseys, I’m thirty plus »), invente sans le savoir un refrain pour T.I. (« So the rings and things you sing about, Bring’em out ») et conclue en épitaphe : « We’ll see what happens when I no longer exist ». L’ambiance est cataclysmique. Enchaînement avec ‘PSA’, issu du même Black album. Au fond de la scène, trois écrans géants diffusent extraits de clip, plans de coupes sur le public, et, là, une image du drapeau français battant au vent. « Allow me to reintroduce myself… »

Son nom est Hov’. Jigga, Hovito, S Dot Carter, William H. Holla, Jay Guevero. Le public, ravi, ne rate pas une occasion de brandir le signe du diamant à chaque injonction de Hova. Mode d’emploi : 1) faire un angle droit avec le pouce et l’index de chaque main ; 2) les faire se rejoindre et 3) le lever très haut. Un cynique y verrait – à juste titre – des similitudes avec la secte du Mandarom. Le fan, lui, s’en fout : faire partie de Roc-A-Fella le temps d’un concert, ça fait plaisir.

« Young, Hova the God, nigga, blasphemy »

Jay-Z fait les présentations : derrière lui, Green Lantern. Dans l’ombre, immobile, Lenny Santiago, A&R de Roc-A-Fella. A ses côté, Memphis Bleek, le voisin du dessus le plus chanceux de l’histoire du rap. Et lui-même, bien sûr : « I guess y’all already know who I am, right ? ». L’air de rien, comme d’hab’. Du pur Jay-Z.

« Jay-Z fait dans l’euphémisme. Il est comme sur disque : un peu nonchalant, jamais exubérant, mais concentré. »

L’histoire est connue : en 1996, pendant l’enregistrement de « Reasonable Doubt », on parle à Jay de Malik, un gosse du quartier qui rappe plutôt bien. Une rencontre est organisée, Jay-Z lui écrit un couplet qu’il mémorise, et le jeune Malik se retrouve sur ‘Coming of age’, sous le nom de Memphis Bleek. Pendant longtemps, Hov’ essaiera sincèrement de faire de Bleek l’autre star issue des Marcy Projects. Dans l’intro du « Volume 2 », le rappeur-comédien Pain In The Ass, en pleine imitation d’Al Pacino à la fin de « L’Impasse », décrit Bleek comme un Jay-Z « nouveau, amélioré ». Mais quatre albums plus tard, Memphis Bleek a fini par accepter sa destinée : celle d’être à jamais le fidèle lieutenant – le « weed carrier », comme ironisent les bloggers – de l’une des plus grandes stars de l’histoire du rap.

Et il joue ce rôle à la perfection. Surprise : il est même plus visible qu’on pourrait l’imaginer. Au lieu d’être un backer de l’ombre, il est constamment aux côtés de Jay-Z, un peu à la manière de Spliff Star avec Busta Rhymes. Loin des critiques moqueuses qui lui sont souvent adressées, Bleek se révèle comme un soutien indéfectible du Président Carter, sans grandes ambitions, sans rancœur non plus. Bref, un complément idéal pour la star. Les deux jouent à fond la carte du vieux couple, façon Mel Gibson/Danny Glover dans « L’Arme Fatale », entre gentille chambrette (à l’arrivée de Bleek : « You feel like a super hero right now »), apartés-sketchs et pass-pass verbal. Efficace.

« No, I’m not rappin’ : I’m just thinkin’ real loud »

Sur scène, tant dans la gestuelle que le dialogue avec le public, Jay-Z fait dans l’euphémisme. Il est comme sur disque : un peu nonchalant, jamais exubérant, mais concentré. « I’m focused, mayne ». Quand, à la fin d’un cycle de titres éponymes, il conclut ‘Hovi Baby’ a capella, il ne cherche pas à faire étalage de sa technique, il fait juste une mise au point :

« Seven straight summers, critics might not admit it, but nobody in rap did it quite like I did it. If you did it, I done it before. You get it, I had it. Got mad at it and don’t want it no more. And that goes for everything from flippin’ that raw, flippin’ whores, flippin vocal chords. Don’t get it twisted, get it right : did it different, did it better, did it nice, did the impossible, then did it twice, get it right. »

Le concert durera une petite heure et demie. Exactement comme on aurait imaginé un concert de Jay-Z : professionnel, pyrotechnique, complet. Le problème, c’est qu’à force d’avoir vu et revu les images du Madison Square Garden, l’arrivée en Bentley lors du show-anniversaire de « Reasonable Doubt » au Radio City Hall, ou les vidéos à l’arrachée postées sur youtube, on finit par se dire que Jay-Z multiplie vraiment les surprises à chaque spectacle. Après tout, un type qui prétend accomplir « le difficile en un jour, l’impossible en une semaine » peut tout à fait conclure sa tournée mondiale sur un show bourré de guest star, qui plus est à Paris. Une semaine plus tôt, les londoniens ont bien eu droit à Nas, Beyoncé puis Chris Martin de Coldplay et sa femme… Gwyneth Paltrow sur scène. Résultat : pendant tout le spectacle, on attend les surprises, d’autant que la plupart des routines sont calquées sur celles du concert « Fade to Black » : l’hommage à Tupac et Biggie, les dédicaces à des spectateurs lambda repérés dans la foule, les séquences coup-de-poing du Black Album. Alors, quand les premiers accords de ‘Bonnie & Clyde ’03’ résonnent dans le Zénith, chacun dans la salle hausse le menton à la recherche de Beyoncé. Mais non. Jay-Z ne lancera pas de « You ready B ? », elle ne répondra pas « Let’s go get’em », et il se contentera de faire ses trois morceaux de couples – le pré-cité, ‘Crazy in Love’, et ‘Déjà vu’ – en célibataire.

Dernier titre : ‘Encore’. Juste après un ‘Big Pimpin’, on vous laisse imaginer le degré d’excitation qui règne dans le public. « So, mothafuckas, if you want this encore, I need y’all to scream ’til your lumps get soar ». La foule peut enfin lancer à plein poumon les « Ho-va ! Ho-va ! » qu’elle n’osait pas hurler avant le concert, mais Jay-Z va partir sans revenir. Les lumières se rallument, et la salle se vide en cinq minutes.

Pas de Twista pour ‘Is that yo chick ?’, pas de Pharrell pour ‘I just wanna luv U’, pas de Nas pour ‘Dead Presidents » – et d’ailleurs pas de ‘Dead Presidents’ tout court, ni de titres de « Reasonable Doubt ». A la sortie du concert, on n’ose le dire – au moins à l’égard de ceux qui n’ont pas pu avoir de place – mais on se sent un peu déçu. Pour le fun, on aurait bien aimé un invité-surprise. « Au moins les Young Guns », soupire un fan un brin dépité, avant de sombrer dans la consternation quand on lui annonce que Beanie Sigel s’apprêterait – trahison ! – à laver le linge sale de Roc-A-Fella en public et à dévoiler les coups bas de Jay-Z.

Ironie du show : Shawn Carter aura fait un spectacle ultra-efficace – on a presque envie de dire « jay-z-esque ». Tout le monde en a eu pour son argent : la génération MTV avec les tubes de la fin des années 90 (‘Can I get a…’, ‘Hard knock life’), les dames conquises avec ‘Song cry’ et ‘Girls, girls’, girls’, les accrocs au Black Album soufflés par un ‘Dirt off your shoulder’ écrasant, rappé en partie sur l’instru de… ‘Boulbi’ (!). Et pourtant, on sort du concert avec un drôle de sentiment. On a vu Jay-Z, mais on voulait plus que Jay-Z. A force d’être gâté par Hova, sommes-nous devenus difficiles ? L’album à venir devait au départ s’appeler « Presidential Gala ». Le titre, balourd, résumait bien la teneur de ce concert au Zénith : Jay-Z, en tenue de gala, duplique la magie du Madison Square Garden partout où il passe, de Bratislava à Athènes. L’ennui, c’est que les invités sont restés chez eux, et que Jay-Z est en pilotage automatique. Pour ceux qui ont vu le documentaire « Fade to Black », il y a comme une sensation de déjà-vu, immédiatement tempérée par le plaisir – énorme, il faut l’avouer – de voir sur scène, « en vrai », l’icône actuelle du rap mondial.

A la fin du spectacle, sur l’écran géant, un dernier message clignote, comme un avertissement subliminal, surplombé de deux mains en forme de diamant :

November 21.

November 21.

November 21.

Pas de doute, on sera là. C’est bien parce que c’est lui.

* Si, par chance, vous lisez ces lignes, mademoiselle, il faut que je vous dise que vous m’avez vraiment hypnotisé. Accordons-nous une deuxième chance.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*