France / USA : la bonne connexion
Coup de projecteur sur huit disques de producteurs hexagonaux ayant franchi l’Atlantique pour « penser grand » en compagnie de rappeurs US.
« La réalité du rappeur américain à l’heure actuelle, c’est que le beatmaker américain, il fait du commercial, du dirty south ou du son à la Lil’Wayne. Tous les bons beatmakers actuels dans le style boom bap, ils sont en France, en Allemagne, en Italie, en Suisse… Les gars ils sont en pénurie, ils me l’ont dit » (DJ Low Cut en 2013, pour Banlieuzart TV)
Kyo Itachi, Junior Makhno, Al’Tarba, DJ Low Cut… En 2014, retrouver le nom d’un beatmaker hexagonal sur un projet de rap US tendance boom-bap, c’est presque aussi commun que l’était un featuring de Sean Price en 2008. A l’instar de nos joueurs de basketball en NBA, après avoir été assez longtemps en retrait nos compatriotes sont désormais largement représentés sur le marché de la production Hip-Hop aux Etats-Unis.
Bien sûr, à l’heure où une majorité du pays a accès à internet et connait quelques mots d’anglais, il est presque tout aussi facile pour un rappeur américain de bosser avec un Français qu’avec un artiste de la ville d’à côté. Et, très honnêtement, nous ne sommes pas d’accord avec Low Cut : les Esco, Phoniks, Veks ou Damu the Fudgemunk n’ont probablement pas grand chose à envier aux Européens. Mais ils s’illustrent dans un registre plutôt smooth et jazzy qui, effectivement, a moins de succès auprès des amateurs de son « à l’ancienne » (rappeurs ou non), les condamnant ainsi à évoluer dans des cercles plutôt restreints. Collaborer avec des Européens, c’est aussi l’opportunité pour les MCs US de s’ouvrir à d’autres marchés, moins saturés et plus demandeurs d’une musique Hip-Hop profondémment influencée par les années 1990. En témoignent les tournées récurrentes de vieilles gloires du genre dans nos contrées ou les choix de vie de rappeurs comme Lord Lhus ou Freestyle (ex- Arsonists), venus s’installer sur le Vieux Continent pour y poursuivre leur carrière.
Ces différentes constatations n’enlèvent évidemment rien aux qualités des beatmakers coutumiers des collaborations transatlantiques, et des Français en particulier. Cette nouvelle génération succède à quelques précurseurs de l’exercice comme Dela, 20syl, Get Large ou, pour voir plus loin, Lucien. Elle brille par son activité débordante, sa capacité à se rendre visible et à nouer des partenariats. Ceux-là ont donné lieu à une flopée de sorties depuis dix-huit mois, dont il s’agira pour nous ici de présenter quelques-unes des plus marquantes, entre albums de beatmakers (Phalo Pantoja, Azaia), projets collaboratifs (Al’Tarba et Lord Lhus, Pete Flux et Parental, Colonna et Brother Hood 603), disque entièrement produit par un Français (celui de Dirt Platoon par Kyo Itachi, loin de son coup d’essai, celui de Fel Sweetenberg par DJ Brans) et un EP qui appelle de grandes choses sur le long terme (Bankai Fam).
Dirt Platoon & Kyo Itachi : War Face (2013)
Dirt Platoon Army of Two
Chaque année, il en faut au moins un. Un album qui rappelle que les punchlines novatrices, les concepts travaillés et les prods audacieuses c’est bien, mais que le rap, c’est aussi des tripes et du sang. En 2012, c’était Ruste Juxx qui s’y collait avec Hardbodie Hip Hop, assisté de Kyo Itachi à la production. L’an dernier le beatmaker du 93 fournissait encore les explosifs mais les artificiers étaient cette fois deux, arrivant de Baltimore et répondant au blaze de Dirt Platoon. Les frangins Raf Almighty et Snook da Crook ne sont donc pas des techniciens redoutables mais leur énergie, couplée à la production féroce de Kyo, fait de War Face un enchaînement de bangers. Ne vous fiez pas aux titres des morceaux : que ce soit sur « Point of Attack » ou « Brainstorming » c’est bien à qui se montrera le plus offensif, les cerveaux finissant éparpillés sur le mur au terme d’un egotrip sanglant ou d’histoires de rue. « Michael Myers meets The Wire« , disent-ils eux-mêmes pour se définir. Kyo Itachi, lui, est donc le Marlo derrière ces deux thugs : il leur donne un cadre pour faire ce qu’ils savent faire de mieux, plier des beats avec véhémence, mais utilise également cette agressivité pour mettre en valeur ses instrus bouillants, War Face se révélant ainsi un album dense et plaisant. A noter l’initiative très intéressante de Shinigamie Records, label de Kyo Itachi, de sortir War Face accompagné de sa version remixée par des producteurs dont on croisera une partie par ailleurs (Azaia, Phalo Pantoja, Venom). (Kiko)
Azaia – Re-Animations (2014)
Azaia ft. John Robinson « Citys Flesh »
Dans Re-Animator, le film de Stuart Gordon inspiré d’une nouvelle de Lovecraft, le savant fou Herbert West s’escrimait à ramener à la vie des cadavres encore frais. Ceux qui ont vu cette sympathique série b le savent : le résultat n’était pas concluant. Câbles jack branchés sur le cerveau, prises péritel en guise d’électrodes, injection de samples à la place de sérum : dans Re-Animations, c’est sur le corps du Hip-Hop que travaille l’auto-proclamé beat-docteur Azaia. Si la métaphore, comme les rares interludes, est un peu « gros sabots », le projet, sur le plan musical, plane à de belles altitudes. Le son de ce premier long-format est chaleureux, harmonieux, légèrement flottant – une balade nocturne urbaine dans une berline aux sièges confortables, même si le paysage extérieur n’est pas toujours idyllique. On en retient une richesse, un sens du détail dans la conception musicale et la façon dont se complètent les différents éléments (ces ajouts de samples de cuivres et ces scratches…) qui forcent l’admiration. Au cœur de cette atmosphère aux accents 90’s et homogène malgré la diversité des sources sonores utilisées, les voix des MC’s – perdus de vue (Nine, Street Smartz), confirmés (Reks, Blu) ou habitués (Dirt Platoon, Fel Sweetenberg)… – se fondent parfaitement. De l’artwork signé Melki au fil rouge du disque – des extraits d’interviews de producteurs US – on reconnaît le goût du label Marvel Records pour les projets minutieusement conceptualisés et fignolés dans l’ombre. Pas de souci à se faire pour le patient, donc : le chirurgien s’est penché sur son cas avec plus de bienveillance que ne l’auraient fait les death-métalleux d’Autopsy. (Julien)
Al’ Tarba VS. Lord Lhus – Acid & Vicious (2013)
Al’ Tarba VS. Lord Lhus « Cursed »
Avec cet album, la Black Domina ne serait plus seulement une variété de weed bien grasse qui casse le cerveau, mais également une nouvelle forme de musique. Car chez Lord Lhus et Al’Tarba, c’est un peu horrorcore, domination, salacerie, et amour pour le noir du cuir et le rouge du sang à tous les étages, comme si Julien Sorel débarquait chez Justine. Et avec Lord Lhus au micro, tu seras le premier baisé. Sous son éternel combo capuche/casquette surplombant un regard fâché (le flow l’est tout autant), le MC de Caroline du Sud est l’as de trèfle qui arrache ton coeur. Grosso-modo, ici, aucune finesse si ce n’est dans un mixage irréprochable et une sélectivité des samples qui auraient mis une érection tantôt au Marquis de Sade, tantôt à Freddy Krueger. Pourvoyeur de sons pour des pointures telles qu’Ill Bill, Q-Unique, ou encore les Snowgoons, mais aussi pour quelques découpeurs tatoués de chez nous (Swift Guad, Hugo, La Gale), le bâtard toulousain s’assoit un peu plus comme le beatmaker de référence pour casser les nuques dans la plus pure tradition Jedi Mind Trickeste. Acid & Vicious convoque les esprits salaces, baise avec des masques, et répand quelques fluides corporels sur des clips sanguinolents. Avis aux amateurs de tripailles, aux rêveurs de cuirs, aux amateurs de dévergondage et d’invocations subliminales à dévorer le gouvernement fédéral. Avec Al’Tarba & Lord Lhus, c’est garantie 100% rap hémoglobine et bouche décousue. The Most Sadistics ! (zo.)
Fel Sweetenberg & DJ Brans – The Invisible Garden (2014)
Fel Sweetenberg « Power Stricken »
« In a dream I saw a city invincible« . Gravé sur l’une des façades de la mairie de Camden (New Jersey) dont il est devenu la devise, le vers du poète Walt Whitman est repris dès l’introduction de son projet par Fel Sweetenberg. Sauf que depuis le XIXe siècle, la donne a malheureusement changé. Déclin industriel, pauvreté, corruption et indifférence sont passés par là : l’ex-cité invincible est devenue jardin invisible et offre un triste visage. Sans sombrer dans le misérabilisme, refusant l’approche sensationnaliste, l’ancien membre du groupe Da Nuthouse dépeint cet urban decay avec une plume vive et technique, et équilibre ces tableaux et introspections (« Drinkin’ Again ») par quelques bons dérouillages de micro (« Power Stricken », « The Name Itself », « Hyena’s Den »). Il est assisté dans sa tâche par DJ Brans au sampleur et DJ Djaz aux scratches – deux membres de la team parisienne Effiscienz, habituée depuis plusieurs années aux projets communs avec des MC’s outre-Atlantique (Start Ya Bid’s avec Dirt Platoon en 2011, la compilation The Branstorm en 2012, Unbreakable avec Wyld Bunch en 2013). L’équation, dans le registre boom-bap nerveux ou plus ample, fonctionne parfaitement et donne notamment naissance à deux beaux moments suspendus : « Tomorrow’s in the Stars », aux accents soulful et gospel soutenus par une grosse basse grondante, et la feel good song lumineuse « Good=Love ». (Julien)
Colonna & Brother Hood 603 – Countdown ’til Napalm (2012)
Colonna & Brother Hood 603 « C4″
Si Martin Sheen et son fils Charlie avaient dû clipper un seul des titres de Countdown ’til Napalm, ils seraient partis en courant vers le Huey le plus proche, seraient montés à bord, auraient enfouraillé le door gunner et se seraient mis à arroser tranquillement youtube un bandeau blanc noué sur la tête. Car cette fois, en guise de bande son, pas de Walkyrie pondue par un illustre et douteux compositeur de Leipzig, mais un boom-bap orchestré par un Corse. Sur une série de morceaux qui sentent la poudre, titrés à l’odeur du champ de bataille, le bien nommé Colonna accueille deux loups new-yorkais dans sa bergerie : le duo Brother Hood 603, formé par Arewhy et Thanos. Entre couchers de soleil saïgonesques et nuits bleues brooklynesques, Colonna devient le fournisseur de deux Américains inconnus chez nous mais au parcours étonnant (pour l’anecdote Arewhy a été shipping manager de Psycho+Logical-Records, et les deux compères produisent pour Vast Aire). A ceux qui ne le savaient pas encore, c’est confirmé : avant de rejoindre New York, la French Connection passe toujours un moment ou un autre par la Corse. (zo.)
Bankai Fam – On My Side (2013)
Bankai Fam « Chillin »
Le projet Bankai Fam se veut à l’opposé de la simple opportunité saisie. Derrière cette réunion de 10 MCs originaires du quartier de Crown Heights à Brooklyn (Skanks, G. Stats, Cash Bilz, Top Notch, Gangsta, Phenom, Low Banga, El Gee, P General et Big Bizness) et de 6 beatmakers hexagonaux (l’entité Jupiter A.K.A. composée d’Azaia, Kyo Itachi et Astronote, accompagnés de Venom, Phalo Pantoja et Raw) se profile un plan beaucoup plus proche du développement d’artistes sur le long terme que du one shot. Au programme : sorties d’albums du collectif, solos de différents membres, spin-offs – Le EP The Huntsmen réunissant Skanks et Raf de Dirt Platoon, dont la sortie est également prévue cette année. Le tout pensé et chapeauté par Kyo Itachi via son label Shinigamie Records. Dans ce schéma directeur, le EP On My Side sorti en octobre dernier avait valeur de carte de visite. Une carte de visite ayant une sacrée tronche – du genre à flanquer des sueurs froides à Patrick Bateman. Neuf titres : trop peu pour se rendre compte de la valeur (ou des lacunes) de chacun ; suffisamment pour qu’émergent certaines personnalités. Celle de Skanks, visiblement le plus productif, fluide et incisif. Celle de G. Stats, à la voix grave, twin-gambinienne. Celle de Top Notch apportant une touche jamaïcaine écorchée sur plusieurs morceaux. Ou celle d’El Gee, le « microphone mariachi loco« , enfin, un peu « chien fou ». Avec la certitude que niveau beatmaking, en tout cas, le niveau est élevé. Au final, un format ramassé mais une belle palette d’ambiances, du coup de batte en pleine tête à la mélancolie introspective en passant par la récréation technique. Et, surtout, une merveille : l’écrin composé par Azaia et le couplet d’outre-tombe de G. Stats sur « Move On« . (Julien)
Phalo Pantoja – The Butcher Boy, Portrait of a Serial Killer (2014)
Phalo Pantoja ft. Mark Deez « Don’t Look Now »
« Quand c’est l’heure, c’est l’heure des meurtres…« , rappait en 1995 Mickey Mossman. Pochette référence à Massacre à la tronçonneuse, sous-titre clin d’œil à un bon vieux classique de vidéo club, sample de Maniac en intro, interludes aux noms de tueurs en série, photos du livret à l’avenant… Pas de doute, malgré les quasi deux décennies de décalage, Phalo Pantoja est bien calé sur le même fuseau horaire que le rappeur de Montfermeil. Amoureux du crime plutôt que d’une énigme, le beatmaker de Saint-Denis a convié pour sa petite sauterie une horde de seconds couteaux affamés de l’underground US (Mark Deez, Dro Pesci, Wildelux, Milez Grimez, la Bankai Fam…) et nous entraîne dans les égouts les plus glauques de la société humaine. Vu le concept, on s’attendait à un boom-bap basique et sans fioritures ? Mauvaise pioche. Le producteur, signé sur le label de Kyo Itachi Shinigamie Records (non, cet article n’est pas sponsorisé) fait dans le mélodieux et finement ciselé, mais dans le but de trancher. Si les projets précédents de Phalo Pantoja frappaient par leur côté planant (Autres Mondes, 2009) et leur douceur (Soundtrack For Chloé, 2011), The Butcher Boy, sans que soient abandonnées les tonalités mystérieuses et aériennes, joue dans un registre plus sec et rugueux. Samples lancinants, ambiances pesantes ou faussement apaisées, couple drums/basse cognant avec la même tendresse que le marteau de Leatherface sur le crâne d’un con le dérangeant pendant son atelier couture de l’après-midi… En somme : la bande-son idéale pour une petite virée en compagnie d’Ottis Toole et de son bon copain Henry. (Julien)
Note : Ce double album comporte également un CD avec des rappeurs français.
Pete Flux & Parental – Traveling Thought (2014)
Pete Flux & Parental « Warming Up »
Le rap détendu et cool d’un côté, le rap hardcore et virulent de l’autre. MC Solaar, NTM. Un vieux schisme plutôt éculé. Force est néanmoins de constater qu’aujourd’hui les beatmakers français s’illustrent plutôt dans le registre « brut de décoffrage ». Ce qui a un peu tendance à éclipser les producteurs aux rendus plus doux et moins agressifs, tels que FakeHunters, Mr.Troy, Dela ou, celui qui nous intéresse ici, Parental. Traveling Thought, EP de ce dernier en collaboration avec le rappeur US Pete Flux, est justement un petit joyau de tranquillité, fait d’instrumentaux soyeux et lumineux. « The Calm », « Success », « Warming Up »… Tout ici est une incitation à se poser, chiller et voir la vie sous un angle moins déprimant. Sans être particulièrement impressionnant, Pete Flux parvient à trouver la bonne place par rapport aux remarquables supports dont il bénéficie : ni trop présent, ni trop en retrait, il délivre d’une voix agréable des textes qui se veulent positifs et pondérés sans être lourds. Idéal pour faire baisser la tension et oublier les envies de meurtres de masse après War Face ou Acid & Vicious. (Kiko)
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