Driver, « To live and die in Sarcelles »
Dans son livre J’étais là, co-écrit avec Ismaël Mereghetti, Driver raconte en détail son parcours. L’Abcdr en dévoile le premier chapitre.
À force de traîner depuis plus de trente ans sa bonhommie, sa nonchalance et ses oreilles curieuses dans les recoins du rap hexagonal (et même au-delà), Driver est devenu une éponge. À souvenirs et anecdotes. À érudition musicale. À capacités à transmettre ces deux précédentes données, qu’il applique dans différents programmes, du podcast Fe&turing! à ses vidéos Roule avec Driver. Le rappeur sarcellois a régulièrement cette phrase lorsqu’un interlocuteur lui parle d’un événement qu’il a connu : « J’étais là. » Aujourd’hui, Driver est plus que là : il est partout, de l’animation de soirées à des talk-shows, sans oublier derrière un micro pour continuer à rapper ses histoires de « mec cool ».
Driver va même maintenant être dans un livre, dans lequel il a raconté à notre confrère Ismaël Mereghetti (Mouv’, Red Bull) son parcours riche en rencontres et péripéties grâce à la musique. « Le maire de la ville » s’est transformé en ambassadeur et son récit auto-biographique a des airs de carnet de route, tant la géographie y a son importance. La preuve avec ce premier chapitre introductif que l’Abcdr du Son a le privilège de dévoiler, avec l’aimable autorisation des co-éditeurs de J’étais là, Hors Cadres et Faces Cachées (dont l’une des co-fondatrices, Ouafae Mameche Belabbes, fait partie de la rédaction de l’Abcdr du Son).
J’étais là, de Driver et Ismaël Mereghetti, paraît le 25 mars 2022. Le livre est disponible en précommande sur le site des éditions Faces Cachées, à la FNAC ou en librairies.
« Sarcelles. Assis sur un banc du quartier de la Secte Abdulaï. 1997.
Depuis mes 12 ans, j’ai l’habitude de traîner dehors. Pas pour le foot ou dans un but précis, juste pour être là, en bas d’un bâtiment. Nous n’avons rien à faire de particulier, mais il finit toujours par se passer quelque chose, et c’est souvent violent. C’est à cet âge-là que mes fréquentations ont changé. J’ai quitté mon collège Malesherbes, plutôt tranquille, après ma première année de cinquième. Ça se passait mal avec mon prof principal, il ne m’aimait pas, on se prenait la tête. En bons Camerounais qui ne rigolent pas avec la scolarité, mes parents ont donc demandé mon transfert. Impossible de rentrer au meilleur collège de la ville, pourtant juste derrière chez nous. J’atterris à Anatole France, le pire établissement des alentours. Dès le premier jour, je comprends que je vais découvrir un autre monde : j’arrive en cours de sport, je suis le seul en jogging, tous les autres en jeans. On est censés faire du volley-ball mais ça joue au foot avec la balle, en lâchant des gros « ferme ta gueule » au prof qui demande de respecter les consignes. Je sens que je suis ailleurs, dans un univers avec d’autres codes. Il va me falloir un petit temps d’adaptation mais au bout de quelques mois, je deviens un vrai mec de quartier. Pas une caillera pour autant, même si je passe mes journées à leurs côtés.
Avec moi au collège, des mecs des Sablons, un autre quartier de Sarcelles, et des mecs de la Secte. Ne venant d’aucun des deux, j’étais cool avec tout le monde. Les gens m’aimaient bien, ils avaient envie que je fasse partie de leur bande, tout en me laissant tranquille dans les embrouilles. Et les embrouilles, elles avaient souvent lieu dans mon quartier, les Flanades, où se trouve le grand centre commercial de la ville. Tous les Sarcellois y viennent pour les magasins, c’est un peu une zone neutre où les bandes rivales se retrouvent pour régler leurs comptes. Résultat : je suis aux premières loges de toutes les bagarres, je vois se dérouler sous mes yeux toutes les grandes histoires qui marquent la vie de notre banlieue. Et forcément, puisque je suis sur place, je me fais un plaisir de tout raconter en détail au collège à mes amis des autres coins de la ville. Et ils y prennent goût. Je deviens petit à petit une sorte de journaliste, le reporter du quartier, toujours une anecdote à proposer. Miraculeusement, je suis toujours là où il se passe un truc et j’adore faire revivre les scènes à ceux qui les ont loupées. Mais rapidement, je ne me contente plus de suivre ce qui se passe en bas de chez moi, je vais à la recherche des événements, je traque les bagarres. Sauf que dans un environnement comme Sarcelles, avec ce genre de « journalisme », on peut y laisser sa vie…
Retour sur le banc. Je suis tout seul, j’attends des potes. D’un coup, une quinzaine de mecs d’un autre quartier débarquent, barres de fer à la main. Ils passent devant moi, je les connais tous, je les salue, mais ils n’ont clairement pas le temps pour les politesses. Les visages sont fermés, déterminés, ils s’arrêtent à peine. En bon reporter de rue, je pressens qu’il va y avoir de l’action. Ils viennent certainement chercher un gars pour régler une histoire. Je me mets à les suivre. Ils tracent, je suis quelques mètres derrière eux. À peine quelques pas et très vite la meute se retourne, fait demi-tour puis court dans ma direction. Je suis légèrement stressé à l’idée qu’ils s’en prennent à moi mais ils me contournent. Ils semblent terrorisés. Tout se passe en un éclair, je continue d’avancer, je ne comprends pas ce qu’il se passe. Je tombe nez à nez avec un flingue, au bout d’une main tremblante. C’était le mec que la bande était venue chercher, il les attendait, calibré. L’arme se retrouve collée à mon visage. Je suis de glace, incapable de bouger. Je vois ma vie partir. Le gars me reconnaît au dernier moment, percute que je ne suis pas un ennemi et se met à me gueuler dessus comme si j’étais son fils : « Mais t’es fou ! J’ai failli tirer, tu te rends compte que j’aurais pu te tuer ? Qu’est-ce que tu fais là ? » J’étais pétrifié, aucune réponse n’est sortie. Dans ma tête, j’avais envie de lui dire que j’étais toujours là… »
« Vivre ma jeunesse dans cet environnement avait quelque chose de magique malgré la violence en toile de fond. »
Driver
« Après cette grosse frayeur, je me suis promis d’arrêter de jouer au journaliste du ghetto. J’ai tenu deux semaines. Puis j’ai continué à régaler mes potes en anecdotes de rue, jusqu’à ce jour tragique de 1999… Même scénario : je suis assis au quartier, du côté de la Secte Abdulaï, des plus jeunes débarquent. Ils me dépassent donc je saisis qu’ils ne viennent pas pour moi. Par réflexe, je me mets à les suivre. Ils vont confronter un gars avec qui ils avaient quelque chose à régler. Il les attend avec une machette. Forcément, certains se mettent à courir pour esquiver. Mais dans le lot, un d’entre eux a un flingue et tire… Je vois le petit en face tomber, je le vois au sol, je le vois rendre son dernier souffle. Tout va vite et tout se passe au ralenti en même temps. L’impression d’être dans un film américain. Pour la première fois, quelqu’un meurt sous mes yeux, par balle. La scène est surréaliste, j’ai même du mal à y croire. Mais immédiatement, j’entends des cris, ceux de sa famille par la fenêtre. Le petit est tombé dans sa propre rue. Le bruit du coup de feu a alerté toute la zone. Et depuis leur appartement, les siens prennent conscience du drame… Un instant terrible, sourd.
Cette violence-là m’a profondément marqué, au point qu’après cette tragédie, j’ai décidé de me tenir loin des histoires. L’ambiance était devenue trop électrique. Mais impossible de quitter Sarcelles. J’étais trop amoureux de cette ville, je vivais dans une sorte de monde merveilleux où toutes les cultures se mélangeaient, j’avais l’impression de voyager en permanence. Aux Flanades, pendant un temps, il y avait quasiment 50 % de juifs, 50 % de Turcs. Moi, petit Noir au milieu de tout ça, je faisais des shabbats, les mères juives m’appelaient « mon fils », j’étais presque bilingue en turc, je zoukais avec les Antillais, je mangeais chez les Kabyles. Vivre ma jeunesse dans cet environnement avait quelque chose de magique malgré la violence en toile de fond ; celle-ci ne me quittera jamais d’ailleurs. Peu importe ma carrière, mes succès, les mondes différents que je vais côtoyer : j’ai Sarcelles dans le cœur et Sarcelles reste au cœur des problèmes.
La preuve, vingt ans plus tard, en 2017. Un ami du lycée, Crapulax, me propose de travailler ensemble. Il est beatmaker, fan du rap de la West Coast et depuis que nous nous connaissons, tous les deux devenus des professionnels de la musique entre-temps, nous n’avons pas eu l’occasion de collaborer. Sans hésitation, je suis partant pour le projet, que nous appellerons logiquement Maintenant j’suis chaud. Un projet conçu comme un disque 100 % made in Sarcelles : enregistré et mixé au quartier, la pochette est même faite devant mon immeuble. Je suis super fier du EP. La promo peut alors commencer. Et là, schéma classique : des incompréhensions de business éclatent entre différents participants au projet. Je suis à l’extérieur de tout ça mais à Sarcelles, tout dérape vite. Tensions, bagarres, clans qui se forment de part et d’autre… Résultat : je stoppe la promo pour éviter que la situation ne s’enflamme. Un vrai gâchis.
1997, 2017… Peu importe les années, Sarcelles ne me quitte pas et je ne quitte pas Sarcelles. Pour le pire bien sûr, à cause des gens perdus et des opportunités manquées. Mais aussi et surtout pour le meilleur, parce que cette ville est ma matrice : elle a façonné ma musique, teintée de légèreté et de divertissement face à la violence ambiante, elle m’a offert un cadre pour garder la tête froide quand je parcourais le monde, côtoyais filles, soirées et succès. Et le plus important, elle m’a appris à être toujours là, au cœur de l’action et des moments importants. C’est grâce à elle qu’aujourd’hui je peux dire, en regardant ces trente ans de rap que j’ai traversés et que je m’apprête à vous livrer : j’étais là. Toutes les époques, les événements cultes ou méconnus de ce mouvement, j’ai eu la chance, comme par magie, de tout vivre ou presque. Une vie dont je n’aurais même pas pu rêver depuis ma fenêtre des Flanades… »
L’extrait m’a donné envie d’acheter le livre.
@abcdr vous devriez faire un encart ou un article épinglé reprenant tous les livres consacrés à notre art, ça serait pas mal