Tsuki, Qamar, La Lune
D’apparence assez commun, le rap de So La Lune regorge en réalité de singularités et le rappeur développe une identité propre depuis plusieurs mois.
De son propre aveu dans une rare interview, So la Lune n’est pas un rappeur né de la dernière pluie. Ses premiers morceaux remontent à plusieurs années, et « [il] n’aime pas qu’on l’appelle rookie » selon ses mots du récent « Freestyle 1ere faille ». Pourtant, son apparition dans les radars astraux du rap français est encore neuve, 2020 pour beaucoup, 2019 pour la nouvelle garde d’observateurs. Et c’est au long de l’année 2021 que le rappeur s’installe et s’affirme comme un nom immanquable de la jeune scène musicale, grâce à une série d’EPs diffusés de mois en mois, posant l’identité artistique et lexicale de celui que l’on surnomme Tsuki.
Tsuki renvoie au kanji 月, soit la lune en japonais. C’est également le nom du premier album de So La Lune, et un élément central de son rap. L’artiste est originaire de l’archipel des Comores, sur lequel il a vécu un temps, et dont le nom arabe est جزر القمر , parfois lu Jouzor-Al-Qamar soit « les îles de la lune », bien que cette prononciation porte à controverse et semble même erronée. Elle demeure cependant populaire et ajoute un croissant à la personnalité artistique de So. Jusqu’au récent EP 1ere Faille (L’Afar), toutes ses sorties renvoyaient à l’astre lunaire. Tsuki, en 2020, c’était littéralement la lune. Théia, en mars 2021, c’est la protoplanète qui après collision avec la terre aurait donné naissance à la lune. Satellite naturel, en mai de cette même année, c’est de nouveau la lune en soi, tandis qu’Orbite un mois plus tard définit le rapport physique entre elle et notre planète. Enfin Apollo 11, le 16 juillet 2021, tire son nom de la mission qui fit de Buzz Aldrin et Neil Armstrong les premiers être humains à fouler le sol lunaire. Le cadre est posé, il est spatial. So La Lune n’a pas choisi son nom par hasard, ni celui de ses projets.
LUNE CITY NOCTURNE
Pourquoi cette fascination pour notre satellite ? En premier lieu, dans sa façon de décrire le monde et vraisemblablement dans sa façon de vivre, le rappeur est nocturne. « Faisons comme si la nuit c’était mon égérie », dit-il sur « Tsukito », morceau commun avec Aketo. Il est plus inspiré par la lumière des lampadaires qui viennent briser l’obscurité à minuit que par celle, chaleureuse et réconfortante, du soleil de midi. Au long de sa jeune mais déjà chargée discographie, il multiplie les renvois à la vie de nuit, pas pour ce qu’elle peut être festive et sociable mais plutôt pour les tourments, les souvenirs qu’elle réveille et les pulsions qu’elle insuffle. « J’ai des visions la nuit, j’vois son corps dans une brouette » (« Maître nageur »), « la nuit j’vois des anges et des démons en descente » (« Coup d’éclat »), « J’pénave à mes démons la nuit » (« Lune city »), « J’ai cherché dans la nuit, c’est plus simple dans la noche » (« Keh Lanta »)… Autant de citations glanées par-ci par-là dans les morceaux d’un garçon qui « [se] sent mieux quand la ville s’allume. » C’est d’ailleurs une autre dimension propre à la musique de So La Lune : elle naît au pied des immeubles, là où la pollution visuelle empêche de voir les étoiles et oblige à les inventer.
Une ville est abondamment citée, Paris, bien que lui soit né du côté de Lyon, d’après les éléments biographiques connus. Sur son titre « Oulala », Tsuki parle directement à la capitale française pour lui déclarer « le soir, t’es plus belle », tandis que pour « Balade » il expose sa façon de rider les rues parisiennes ainsi : « Le soir, sur Paname, j’noie mes peines, une dernière balade », non sans rappeler le morceau « Sur Paname » de PNL (d’autres points communs pourront être évoqués entre le groupe et le rappeur, comme la fuite des hommes). Paris, si elle reste un rêve pour l’immense majorité de la population humaine, ressemble chez So La Lune à un théâtre plutôt invivable étant sobre. Il y voit des « gens marcher sans vie » (« Seigneur »), il y ressent le besoin incessant de consommer soit de l’alcool soit de la drogue, deux échappatoires éludées par cet article car trop courants dans le rap français pour faire honneur à l’unicité du rappeur, comme son attrait pour l’argent d’ailleurs. Paris, chez La Lune, c’est également un théâtre parce que c’est un lieu clos. Encerclé par son périphérique, au milieu de son Île de France dont on ne s’échappe pas si facilement, Paris est parfois l’entièreté du globe : « Faisons le tour de Paris, le monde est beau il paraît » (« Tsuki ») … Et puis il arrive que « la ville » ne soit pas nommée, permettant alors à chacun d’imaginer la sienne, sa « Lune City » pour reprendre l’intitulé d’une des pistes de Theia. En tout cas, elle reste éclairée par l’astre nocturne, les réverbères, les gyrophares de la police mais aussi ceux du SAMU et les croix vertes de pharmacies.
ASCENSION SANS ÉCHELLE
Comme rapidement dit ci-avant, So La Lune parle souvent de ses addictions, thème plus ou moins éculé par des siècles de littérature et des décennies de rap. De ce topos en revanche, il propose un approfondissement essentiel. Dans sa musique, s’allumer n’est pas un geste gratuit, ce n’est pas une activité en soi, encore moins un plaisir. Et au fil de ses sons, le rappeur se justifie – auprès de lui-même. Il y a des raisons qui font qu’il consomme. Se droguer résout des problèmes, cela en crée des nouveaux, dans une bouteille ou un cendrier, on ouvre des impasses, et ce n’est pas rien. Pour un jeune aussi attiré par la lune (« J’entends l’appel de la lune, j’attends la guérison » (« Balade »)), c’est déjà un moyen de s’élever, de monter haut, très haut jusqu’au vertige, et donc d’observer différemment son environnement. Si depuis les rues d’une capitale on ne distingue pas les étoiles, on peut les atteindre en quelques inspirations toxiques, et poser un autre regard sur des pieds bien trop solidement fixés au béton. Sur « Balade », So « prend d’la hauteur comme les grattes ciel », alors que sur « Six sens », il pose « Chez nous, la rue est plus belle vue d’en haut des tours »… Ce besoin d’ascension est récurrent, et s’accompagne d’un thème lui aussi omniprésent au long des textes du rappeur, à savoir le vide.
Lorsqu’il n’est plus bloqué par l’étroitesse d’une rue ou ceinturé par le périphérique parisien, So Lala se trouve oppressé par le néant. Simplement « dans l’vide » sur « I8 », carrément « bloqué dans l’vide » sur « Seven Up », il s’essaie alors à personnifier l’inexistant. Parfois, c’est seulement pour désigner ce qui vient après la mort -celle-ci l’obnubile ; parfois, c’est pour enfin trouver quelqu’un prêt à l’écouter. So La Lune en vient donc à « converser avec le vide » (« Keh Lanta ») et à « essayer de le comprendre » (« La bête »)… Dans le titre « Deux vies », il va plus loin : « J’ai des conversations avec le vide, ce soir j’me tue, demains j’revis. » Ces pulsions suicidaires ne sont pas si fréquentes dans la musique du rappeur, bien qu’il dise se surprendre d’être en vie. Le vide, contrairement à la ville, paraît être pour lui un espace d’apaisement, où il trouve sa place. C’est même une destination, d’où ce besoin d’élévation. La Lune est à l’aise dans le ciel, au milieu de rien.
LA VILLA DANS LE CIEL
« Le ciel m’appelle et puis le temps s’écoule, belek So, tu laisseras toutes tes plumes, et ce sera jamais comme au tout début… » Ces mots, issus de « Six sens », ouvrent deux autres portes du palais mental de Tuski : l’une conduit au ciel, l’autre au temps. Avec le ciel, So la Lune trouve un objectif, c’est là qu’il compte briller, là qu’il compte s’écrire, et d’ailleurs, c’est là qu’il écrit. Ils sont liés, quand le premier est touché, l’autre aussi, dira-t-on pour paraphraser le morceau « Quotidien ». Quand Hayao Miyazaki dessinait là-haut un château, le rappeur aspire lui à y installer sa villa, puisqu’il trouve par-delà les nuages un lieu d’épanouissement. Son nom de scène vient du ciel, sa « mélo [le] fend », lui-même en reçoit des signes et « [se] doit d’interagir » (« Bonhomme de neige »).
« Lorsqu’il n’est plus bloqué par l’étroitesse d’une rue ou ceinturé par le périphérique parisien, So La Lune se trouve oppressé par le néant. »
La deuxième porte ouverte par la citation préalablement relevée emmenait vers le temps, une composante fondamentale du rap de So Lala. Son rapport avec le sablier est ambigu. Par moment, il semble totalement dépassé par les événements qui se succèdent, encaissant à chaque instant les coups portés par la vie fort longtemps auparavant. À cet égard, sa phrase du morceau « Shinobi » « depuis tout petit le mal est présent, tu grandis t’en prends conscience » est particulièrement éloquente. Parfois pourtant, Tsuki se pose en maître du temps. Il dit avoir « tout planifié » sur « Six sens » et y prétend même avoir échappé à Chronos : « J’suis plus dans l’temps, j’suis dans l’infini » Autre façon encore d’explorer la question temporelle chez So La Lune, la plus commune chez les croyants (d’après plusieurs éléments de ses textes, il est monothéiste), le fatalisme. « Un jour on s’en ira », « Viens on n’parle pas d’avenir, demain n’est pas certain », « toutes les fleurs fanent » sont autant de lignes posées par le rappeur attestant d’une issue certaine dans son esprit. Mektoub.
LA VOIX D’UNE FAILLE
En croisant les différents indices autobiographiques plus ou moins clairs qui jonchent la musique de La Lune, en les associant à ses métaphores favorites et à ses thèmes de prédilection, une cause première à son rap apparaît. C’est celle qu’il appelle « la première faille. » Son EP d’octobre 2021 s’intitule 1ere faille (L’Afar), du nom de cette zone désertique éthiopienne qui s’ouvre physiquement jusqu’au détachement progressif d’une partie continentale vers l’océan. De morceau en morceau, Tsuki évoque une fissure, parfois plusieurs fissures, jusqu’à en venir à cette « première faille ». Sur le titre « L’Afar », il écrit « J’me rappelle 2k11, j’vivais ma pire année. » Que s’est-il passé alors ? Il ne revient qu’à lui d’expliciter son propos ou non, et à chaque auditeur de creuser les différentes brèches ouvertes au long des quelques dizaines de morceaux dévoilés par le rappeur. Des interprétations sont possibles, mais entre lecture alambiquée et psychologie de comptoir, elles sont trop périlleuses pour être partagées. Néanmoins, les « fissures de vie » évoquées par So La Lune méritent largement d’être explorées. Il parle par exemple d’avoir « déjà vu la mort en vrai » et d’une « vie ôtée » (« Mission »), dit de sa vie qu’elle est comme « maudite » (« Seven Up »), évoque les « séquelles laissées » par « la rue » (« Séquelles »), et se remémore la « tour 14 et la première fissure de vie » (« Shinobi »).
Ces « fissures de vie », métaphore extrêmement chère au rappeur, ne se limitent pas à l’aspect textuel de sa musique, et se retrouvent aussi dans son interprétation et dans le traitement de sa voix. En cela, So La Lune dépasse largement le statut de lyriciste tourmenté qu’on pourrait lui attribuer à la seule lecture d’un pareil article. Sur différents morceaux, il parle de « fissures dans la voix », et il est vrai que cette dernière porte quelques stigmates. Elle est parfois cassée, enrouée, ou bien outrageusement aiguë. Le ton du rappeur n’est jamais monocorde, et ce qu’il laisse savoir de son vécu s’entend dans sa façon de poser, que ce soit volontairement ou non. Ce qui par contre ne laisse aucun doute sur l’envie de retranscrire le propos dans le son, c’est le travail effectué ensuite sur la piste vocale, et également les adlibs. On joue avec la voix, on hache certains passages pour la briser davantage encore. Ainsi la fin du morceau « Abeille 20 » laisse de la place à une voix lointaine, extrêmement triturée et au propos indistinct. Pour clore le « Freestyle Theia » c’est à la noyade que les cordes vocales du rappeur ont le droit, si bien que de ses mots, l’auditeur perçoit un son de bulles, au même titre qu’il l’entend siffler comme un dauphin juste avant le refrain de « Promesse ». Enfin, le plus souvent, sa voix est hachée par l’ingénieur du son, c’est le cas au début de sons comme « CLM » ou « Saga Tome 1 » parmi d’autres exemples.
CASSÉ EN DEUX MAIS UNIQUE
Ce travail sur la voix renvoie à un ultime caractère de la proposition artistique de So La Lune : sa façon de parler du corps, de son propre corps précisément. S.o Lala partage l’expérience des traumatisés, dissocie sa forme physique et son esprit. Il lui arrive de se représenter comme un corps vide, de dire de lui qu’il est mort. « Cassé en deux » par sa fameuse fissure (« Rodé »), il n’est pas physiquement brisé en différentes parties, mais séparé en une entité de matière et une entité d’âme : « Longtemps qu’jsuis cassé pourtant j’suis entier » (« Biberon »). Sur « Tsukito » le rappeur parle d’avoir grandi comme si son « sang avait quitté la veine » tandis que sur « Sorcier » il résume son histoire comme celle d’un « corps sans cœur. » Par ce genre de tournures, il met en musique les troubles de stress post-traumatique, s’accompagnant de visions de morts, comme le corps dans une brouette déjà cité… De toute évidence, la personnalité de la Lune est en proie à des changements de visages. Des fois c’est un croissant, d’autres fois une demi-lune… La lune est pleine, puis elle est noire.
« La personnalité de la Lune est en proie à des changements de visages. »
L’EP Satellite naturel s’ouvre par une consultation psychiatrique et un dialogue avec le docteur. Ladite intro est intitulée « Diagnostic » et le verdict du spécialiste ne laisse pas de place au doute : « Vous venez d’être diagnostiqué schizophrène. » D’où l’ubiquité des démons dans la musique de So La Lune… Ils le dévorent sur « Six sens », sont méchants sur « Shinobi », sont au nombre de quatre cents sur « Diagnostic », dansent sur « CLM », il leur parle sur « Lune City »… Bref, c’est en être possédé que l’artiste se présente à l’auditeur, sans que cela ne soit particulièrement réjouissant. De ce diagnostic découle visiblement une incapacité sociale prononcée, se traduisant par la solitude, l’impossibilité de supporter les humains, la recherche de sensations extrêmes et la peur de l’inévitable au détour de « Bonheur » : « J’le sens, j’vais finir devant la clinique, ambiance sinistre… »
Dans ses thèmes et dans son écriture, So La Lune n’apparaît pas comme exceptionnellement novateur. Pour en rester aux dernières années du rap français, il partage nombre de caractéristiques avec des noms comme PNL et Siboy. Pour autant, à l’instar de ceux-ci, le rappeur a posé, en quelques mois son propre univers. Il use et abuse de certaines images, si bien qu’ils les confisquent. En deux ans, il a déposé un brevet sur la lune, et n’a cessé de travailler sa recette. Impossible de confondre sa musique avec celle d’un autre, car il a fait le plus important, à savoir développer une identité autant textuelle que sonore, servie par une ligne conductrice aussi limpide que ses couplets peuvent être troubles. En cela, Tsuki, Qamar, La Lune peut éclairer l’obscurité encore un moment. De toute façon, « la lune ne peut que briller, c’est pas moi, c’est le monde qui l’a dit. »
La Lune c’est l’artiste qui m’a le plus embarqué cette année!
Sa voix déchirante est unique et il la maitrise à la perfection pour nous exposer des fragments de son âme fissuré.
Malgré un rendement effréné cette année, il ne m’a jamais ennuyé. Cela dit, sur ses 7 Ep’s de 2021 ce sont les premiers de chaque arc qui m’ont le plus marqué: Théia et 1ère Faille.
Affaire à suivre!