1999 une année de rap français
Beaucoup d’adjectifs ingrats collent à l’année 1999 du rap français. Avec la fin de Time Bomb, les derniers albums de groupes comme La Cliqua ou le D.Abuz System, les ultimes concerts d’Ideal J et l’essoufflement d’ATK, c’est la conception d’un certain rap qui peut sembler s’éteindre en cette fin de siècle. Déjà qu’un an plus tôt NTM avait raccroché les crampons, qu’Assassin n’était plus résumé qu’à Rockin Squat, il devenait facile de voir 1999 comme une année creuse, une sorte de charnière qui fermerait la porte d’un âge d’or supposé, particulièrement magnifié par les deux millésimes précédents : 1997 et 1998.
Rétrospectivement, certains y ont même vu les prémices du nouveau millénaire, ces années que certains old-timers ont parfois eu tendance à qualifier de « décennie noire. » 1999 serait l’antichambre de dix ans durant lesquels Skyrock régnera sans partage sur les formats du rap français. Dix longues années où le MP3 allait bouleverser le marché du disque. Dès le début des années 2000, les majors se serreront la ceinture et les contrats de tous types – artistes, édition, licence – n’auront désormais pas plus de valeur que des mouchoirs usagés. Les pieds dans le nouveau millénaire, le rap s’est cherché, au point d’en arriver à se gargariser de t-shirts proclamant que « c’était mieux avant. » Les années 2000, c’est aussi cette stupeur en 2007, quand Michaël Youn gifle l’ensemble du rap français en explosant les ventes avec son projet parodique : Fatal Bazooka. Point d’orgue du malentendu que 1999 subit, c’est à quelques jours du 1er janvier 2000 que sortent les deux premiers disques de ceux qui seront les imbattables têtes d’affiche du nouveau millénaire : Rohff et Booba. Le Vitriot publie son premier album solo le 7 décembre 1999. Il est à son image : brutalement rue, fleuve et redoutable. Ironie du sort, c’est aussi en décembre (et finalement à tort, le disque étant sorti en mai) que Jean-Pierre Seck de 45 Scientific date la sortie du premier maxi de Lunatic. En 1999, le rap français s’apprête à rentrer dans le vingt-et-unième siècle et Booba toise déjà la concurrence alors que Rohff la tabasse. Tout un symbole, de ceux dont l’histoire raffole lorsqu’il s’agit de faire des synthèses.
Pourtant, lorsque s’alignent sur une feuille les disques sortis en 1999, cette année ne mérite clairement pas de porter la responsabilité du fardeau mal-défini des années 2000. D’une part car si elle a semblé brouillonne et parasitée par une surenchère de postures, l’entrée dans le vingt-et-unième siècle a été plus riche qu’il n’y paraît, à condition d’en gratter le vernis. D’autre part car 1999 n’est pas révélateur d’une seule tendance, mais de nombreuses. C’est une année plurielle, donc complexe et riche. Certes, elle est relativement pauvre en albums cultes, malgré quelques solides réalisations de rappeurs clairement installés (Zoxea et À mon tour d’briller, le D.Abuz System et Le Syndikat pour ne citer qu’eux). Mais depuis quand la légitimité du rap ne doit-elle être jugée qu’à travers les sorties de longs formats ? 1998 et son inégalable fournée d’albums mythiques ? Si c’est cela le critère, alors oui, 1999 est à ranger dans les années ratées. Mais ici, personne ne croit qu’une rétrospective ne se décrypte qu’à partir de disques d’or. La profusion est parfois ailleurs.
Dans tout ce qui fait la richesse de 1999, il y a ces artistes confirmés qui s’attachent à mettre en lumière, directement ou indirectement, une avant-garde qui correspond à leurs valeurs. N’est-ce pas à l’aube du nouveau millénaire que les Sages Poètes produisent Mo’Vez Lang, le groupe qui lancera définitivement L.I.M ? N’est-ce pas Fabe qui pousse tour à tour chaque MC de la Scred Connexion ? Joey Starr et Kool Shen, chacun de leurs côtés, font également éclore leurs propres canaux de diffusion, et constitueront avec plus ou moins de réussite des rosters de MCs, beatmakers et DJs plutôt brillants. Mais 1999, c’est aussi et surtout l’année des révélations. Celle du Saïan Supa Crew. Sly, Leeroy, Sir Samuel, Vicelow, Specta et Feniksi créent une identité sonore qui reste encore aujourd’hui inédite dans le rap français. Celle de Disiz la Peste, qui lance définitivement sa carrière solo avec un premier maxi. C’est aussi en 1999 que Diam’s publie son premier album, du pur rap, pendant que Sinik signe (avec elle) sa première apparition discographique. Sans parler de la Mafia K’1 Fry, car si 1999 est bien l’année de quelqu’un, c’est la leur. Alors qu’Ideal J est meurtri, le collectif val-de-marnais explose tout via le succès considérable du 113. Les Princes de la ville est peut-être le disque le plus « rap français » produit jusqu’alors dans l’hexagone. C’est aussi le dernier coup de maître de DJ Mehdi avant qu’il ne se tourne vers la musique électronique.
1999, c’est enfin une profusion de micro-phénomènes qui marqueront chacun à leur manière le rap. La présence de réalisateurs accompagnant les plus jeunes, de Melopheelo avec Mo’Vez Lang à Dawan avec Assassin Productions, en passant par Funky Maestro pour Homecore ou Logilo avec Puzzle. C’est celle de têtes pensantes qui s’acharnent à faire vivre leur vision du rap, de Maître Madj à Dafré de Kool & Radikal. C’est celle d’émissions radios qui baliseront encore un peu plus le rap français, de Joey Starr avec Skyboss à Jean-Pierre Seck avec Sang d’Encre, en passant (encore) par Funky Maestro. Mais c’est aussi un mélange détonnant d’avant-gardisme, symbolisé par TTC et La Caution, déjà trempés dans le bug de l’an 2000, un hip-hop racé comme celui de Triptik ou du rap qui pue les rues parisiennes comme le premier maxi d’Octobre Rouge. Si les 365 derniers jours du vingtième siècle ont été perçu comme l’extinction d’un âge d’or au point que deux ans plus tard, il a semblé nécessaire de se fabriquer des illusions en parlant de rap alternatif, de crier que le hip-hop était mort et de retourner se réfugier dans le rap américain, 1999 a bel et bien été d’une richesse incroyable. Et si elle doit être qualifiée d’année charnière, c’est pour la multitude de portes qu’elle a ouvertes pour le rap français. Dont celui-ci profite parfois jusqu’à aujourd’hui. La preuve en près de soixante-dix dates.