Le physique ne compte plus
Cette année, l’Abcdr du Son a proposé un article sur le rap français de patrimoine, dont des pans entiers demeurent indisponibles sur les plateformes de streaming. Mais le problème existe aussi en sens inverse : de plus en plus d’œuvres nouvelles disponibles sur Spotify, Deezer ou Apple Music ne bénéficient plus de sorties physiques, ni en disque compact ni en vinyle. Le phénomène n’est pas nouveau : du côté du marché américain, des albums aussi importants que Coloring Book ou The Life of Pablo n’ont jamais été gravé (légalement en tout cas, comme un tour rapide sur Discogs, l’une des plus grandes bases de données musicales en ligne, suffira à le montrer) sur un quelconque support. Mais en 2019, il prend une nouvelle ampleur avec la multiplication, de la part d’artistes majeurs, de sorties soit de plus en plus erratiques soit tout simplement absentes. Au début de l’année le rappeur Boogie, pourtant signé sur le label d’Eminem, a attendu plusieurs mois pour sortir des versions physiques (et difficilement accessibles) de Everything’s for Sale. Idem pour Igor, de Tyler the Creator, qui n’est sorti physiquement qu’en septembre après une parution initiale le 17 mai. Autrement dit une éternité à une époque où la vitesse accrue des sorties fait qu’elles s’éclipsent tout aussi rapidement qu’elles sont apparues. Young Thug, chantre du dématérialisé qui jusque-là faisait paraître ses projets canoniques en vinyles en éditions limitées, n’a pour le moment pas daigné offrir un tel écrin à l’excellent So Much Fun, paru le 16 août. Le Feet of Clay d’Earl Sweatshirt, dont l’artwork appelle pourtant un LP de toutes ses forces, est également aux abonnés absents. Quant à Maxo Kream, auteur cette année du superbe Brandon Banks, il n’a simplement jamais matérialisé aucun de ses projets. Le fait de repousser ainsi voire d’abandonner complètement la création d’objets musicaux pose la vaste question, pour les artistes concernés, de la transmission et de l’héritage. Les plateformes de streaming n’étant pas des espaces de sauvegarde mais de consommation, qu’adviendra t-il de ce contenu et comment sera t-il encore accessible après la prochaine grande révolution musicale ? – David²