Demigodz
Killmatic
1993. Un crew de rappeurs freestyle sur UConn’s 91.7, radio de l’Université du Connecticut. Un rappeur en herbe, Chad Bromley, décroche son téléphone pour témoigner on air son admiration à l’équipe, baptisée The Demigodz. Le courant passe, le contact est établi. Chad devient un demi-dieu et choisit Apathy pour nom de scène. 2002. Tous les membres fondateurs de The Demigodz ont quitté le navire pour vaquer à d’autres occupations. Apathy reste seul à bord, mais il n’est pas décidé à laisser disparaître le collectif. Il convoque une légion de MCs, partageant avec lui l’amour des battle rhymes et des productions boom-bap, pour perpétuer l’héritage des Godz. Sort The Godz Must Be Crazy, où Ap’ et son double Celph Titled sont appuyés par Esoteric, El Fudge ou Louis Logic pour signer un EP aux allures de classique de ce début de siècle. L’album doit arriver très prochainement. 2013. Après avoir été annoncée comme imminente pendant plus de dix ans, la sortie de Killmatic, premier long format de Demigodz, a enfin lieu.
Avant de commencer à décortiquer ce qui semblait devoir devenir le Detox de l’underground, une petite revue d’effectif s’impose. Du roster pléthorique de 2002 ne restent que Celph Titled, Esoteric, Motive et, bien sûr, Apathy. Pour compléter ce quatuor, deux nouvelles têtes seulement : Ryu (de Styles of Beyond) et l’ubiquiste Blacastan. La qualité plutôt que la quantité ? Voilà un beau cliché. Plein de sagesse certes, mais un cliché quand même.
La promo de Killmatic avait assez mal commencé. Le premier titre dévoilé, « Demigodz Is back », faisait dans le sample carbonisé en empruntant le thème de Rocky. De quoi craindre le pire. C’est d’ailleurs ce morceau qui ouvre l’album, après l’intro grandiloquente en règle. Heureusement, ce qui suit est un peu plus enthousiasmant. Killmatic jouit d’une réelle direction artistique, ce qui fait souvent défaut à ce genre de projets collectifs. Ici, il n’est pas question de s’essayer à différents registres. Les tendances plutôt bruyantes du boom-bap actuel sont ainsi laissées de côté, les Godz se contentant de ce qu’ils savent faire de mieux : déchirer des instrumentaux qui n’auraient pas dépareillé dans les années 1990, tantôt soulful (« Dumb High », « The Gospel According to… », « Raiders Cap »), tantôt plus sombres et nerveux (« Worst Nightmare », « Dead in the Middle », « Tomax & Xamot »).
Pas beaucoup plus d’expérimentations dans les textes non plus. La carte de l’egotrip et du mauvais goût est jouée à fond, comme en témoigne cette pochette aussi douteuse qu’improbable. On touche même à l’excès à la fin du disque avec le jouissif « Captain Caveman », instant de célébration du rap white trash et gras à l’occasion de l’apparition du maître incontesté du genre, R.A. The Rugged Man. « Summer of Sam » provoque également la perte de quelques neurones : les Godz s’y inspirent fièrement des forfaits du tueur en série Sam Berkowitz, pour un morceau qui ne raconte pas grand-chose de plus que les autres mais frappe sacrément fort. Tellement même qu’on soupçonne les Snowgoons, étonnants auteurs de la production, d’avoir tapé dans la pharmacie de Jan Ullrich pour en arriver là.
« Can’t Fool Me », « Raiders Cap » ou « Audi 5000 » ne rendront pas non plus qui que ce soit plus brillant en société, mais sont d’autres grands moments de Killmatic. Qui, au final, une fois passé l’incompréhensible « Demigodz is Back », se révèle solide, cohérent et sans temps mort. Un vrai bon projet, à l’identité affirmée et assumée. Reste une question, inévitable au terme d’un album de meute comme celui-ci : qui sort gagnant de ce gallodrome rapologique ? Une réponse à la Jacques Martin paraît s’imposer : tout le monde. Ap’ et Celph confirment tout l’immense bien qu’on pensait d’eux, Blacastan et Motive sont au niveau malgré leur expérience moindre, Ryu est plutôt plaisant à entendre dans ce contexte. On pourrait dire qu’Esoteric semble moins à l’aise que d’habitude dans ce cadre plus restrictif et plus sombre que celui dans lequel il évolue généralement, mais ce serait pinailler. Il est également nécessaire d’évoquer les bonnes prestations des invités, tous très proches du crew (Panchi, Scoop Deville, Planetary) ou même anciens membres de l’équipe (Open Mic, Eternia).
Soyons honnêtes, pour finir : nous aurions préféré que cet album sorte en 2003, dans la foulée de The Godz Must Be Crazy, au terme d’une période très favorable pour le rap indépendant. Les carrières d’Apathy ou de Celph Titled n’auraient certainement pas été les mêmes, Rise, Louis Logic ou El Fudge n’auraient peut-être pas fini par disparaître des radars. Néanmoins, reste qu’en 2013 le blaze « Demigodz » est toujours synonyme de qualité, et que Killmatic comptera probablement parmi les opus cités dans quelques mois quand il s’agira de faire le bilan de l’année. Pour une histoire commencée il y a vingt ans par un simple coup de téléphone de fan, ça paraît déjà énorme.
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