Roc Marciano
Reloaded
Les critiques dithyrambiques qui ont entouré la sortie de Marcberg ont affublé Roc Marciano d’un nouveau statut : celui de rappeur attendu. Chantre d’un gangsta rap new-yorkais enraciné dans les premiers disques de Raekwon ou de Mobb Deep, l’ex-membre du Flipmode Squad de Busta Rhymes livrait un premier opus aussi dur et froid qu’anachronique. Un morceau de macadam parfaitement homogène qui, en dépit de quelques écueils, constituait un retour réussi aux recettes d’antan, celles qui faisaient d’un album un tout construit et cohérent. Deux ans plus tard, un œil toujours dans le rétro, une main sur son quinze coups tout juste rechargé, le MC de Long Island déboule dans la Nissan de ses cauchemars prêt à braquer la Lamborghini de ses rêves.
Fait d’or et de bitume, l’univers que dépeint Roc Marciano peut se résumer en un oxymore : de la crasse clinquante. Des lunettes Cartier aux fringues Gucci, des flingues rutilants aux tires de luxe, de la Rolex au Gin Tonic, tout semble étinceler autour de lui alors que chaque phrase prononcée parait sortir tout droit d’une ruelle sale de Hempstead. Dans ses rêves de grandeur autant que dans son perpétuel rattachement aux valeurs de la rue et à la vie de gangster, Rakeem Calief Myer n’est pas sans rappeler le personnage d’Avon Barksdale. Situé quelque part entre le grand parrain mafieux et le petit dealer des coins de rue, il dégage lui aussi un véritable charisme. De punchlines bien senties en rimes multi-syllabiques, l’homme peut transformer de simples assertions en autant de sentences irréfutables. Nouveau paradoxe : plutôt que d’ennuyer, le flow linéaire voir apathique participe à cette sensation de force inébranlable et tranquille. Appuyée par un phrasé haché minutieusement découpé, l’écriture est sans fioritures, si bien que peu de mots sont nécessaires à la description d’images souvent complexes. « I sleep with the heat under the pillow / The cash is where I left it, it’s nothing / I watch the city while I’m fucking / I’m such a glutton« . Ou comment résumer, en deux phrases, tout un mode de vie : danger constant, argent sale, désirs mélangés de domination sexuelle et sociale. L’excès, toujours plus.
Mais le rap de Roc Marciano ne s’arrête pas à sa seule imagerie thug. Personnage de classe, il étoffe son discours et sa musique en y glissant nombre de références culturelles, notamment filmiques. Alors certes, il faudrait un paragraphe entier pour énumérer ne serait-ce que toutes les occurrences de voitures hors de prix et d’armes à feu (Mac Eleven noir et Porsche dorée, Beretta et Range Rover, Brolic et Merco CL 5, 357 Magnum et Lexus 450, 45 et Land Cruiser…) et écouter Reloaded revient à découvrir mille et une façons de réussir un drive-by avec amour et volupté. Mais au fil des références textuelles au cinéma de Scorsese ou d’Hitchcock, au gré des samples de films savamment placés (Thief de Michael Mann dans « We Ill », Tchao Pantin de Claude Berri dans « 20 Guns »…), la donne se modifie. Ces renvois multiples agissent comme autant de liants entre chaque titre et le disque dépasse la seule fresque criminelle pour devenir la représentation, plus large et plus captivante, de tout un pan de culture.
Le titre « Reloaded », au delà de son côté passablement grillé façon Rocky II : La Revanche, est peut-être plus chargé de sens qu’il n’y parait. Comme si Roc Marciano avait gardé la même cible et le même calibre mais avait investi dans un nouveau chargeur garni de balles dum dum nettement plus efficaces, ce second LP hérite de son prédécesseur autant qu’il s’en détache adroitement. Là où Marcberg jouait la carte de l’unité sonore en ressassant inlassablement des instrumentaux somme toute assez similaires, son petit frère joue dans un tout autre registre. L’unité n’est plus contenue que dans le discours et son interprétation, tandis que le paysage musical se montre étonnamment varié. La venue de producteurs extérieurs n’y est sans doute pas étrangère, même si chacun d’eux colle au plus près au style Marciano qui reste l’architecte principal de son édifice sonore avec deux tiers des productions à son actif. On retrouve donc les ingrédients qui lui sont chers : samples soul et funk à la pelle pour ambiance noire, boucles courtes finement taillées, beats en retrait.
La recette diffère quelque peu cependant et si plusieurs morceaux rappellent immanquablement l’aspect puissant et caustique du premier effort (l’impressionnant « Tek to a Mack », l’écrasant « Pistolier » ou encore l’excellent « Emeralds » produit par ses potes The Arch Druids), ce second album ouvre la porte à de nouvelles sonorités, toujours aussi froides mais aussi plus profondes, plus touffues. L’envoûtant « Flash Gordon » par The Alchemist représente parfaitement cette évolution : un piano lancinant, des voix flottantes, d’étranges bruits spatiaux et, tout au fond, un sample de Quincy Jones déjà utilisé dans « Shook Ones Pt. II ». De là, les ambiances vont se multiplier : éthérée sur l’atypique « Thread Count » de Q-Tip, lourde et menaçante sur le « Nine Spray » (avec l’excellent KA en guest) de Ray West, électrique comme la guitare de « Not Told », mélancolique comme les cordes de « The Man », final très réussi de l’album. Depuis le sample de 10CC sur le superbe « 76 » jusqu’aux voix troublantes de « Deeper », des échantillons de choix confèrent au disque sa diversité, tout en s’insérant à chaque fois dans la même tonalité sombre et glaciale échappée des années 90.
Ainsi au froid sec, aigu et perçant de Marcberg succède un froid grave, dense, enveloppant. Remarquablement produit, varié tout en restant cohérent, Reloaded réussit un tour particulièrement habile : poursuivre la démarche entamée par son prédécesseur, en reprendre la formule et l’agencer d’une manière nouvelle afin d’obtenir un résultat différent, pour ne pas dire meilleur. Et s’il reste à savoir comment cette formule se verra déclinée par la suite, il ne fait aucun doute qu’elle continuera de fonctionner tant qu’elle sera exploitée avec le même degré de savoir-faire et d’exigence. Finalement d’une manière plus savante que criminelle, Roc Marciano hausse le niveau et se hisse un peu plus près de ses modèles new-yorkais qui, à l’époque déjà, avaient le goût des albums (très) bien faits.
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