Drake
So Far Gone
Depuis la première sortie de So Far Gone en février 2009 sous la forme d’une mixtape gratuite, Drake marche dans les pas de Lil Wayne. Même manager, même label, même buzz exponentiel : le canadien est un peu le spin-off de Mr Carter, dégaine martienne en moins, sourire de premier communiant en plus. Dans des registres sensiblement distincts, les deux sont aussi des enfants des projecteurs : Wayne n’a connu que le rap alors que Drake, avant sa reconversion, était une inoffensive star de sitcom. Mais là où Lil Wayne s’est transformé en électron libre autocentré, Drake a hérité d’une aura beaucoup plus lisse. La notoriété adolescente semble l’avoir plongé dans un état d’apathie dorée qui donne lieu à un étonnant paradoxe : avec seulement deux mixtapes au compteur – Room for improvement en 2006 et Comeback season en 2007 – voilà un jeune artiste qui donne l’impression d’avoir déjà fait le tour de la question. Groupies sans saveur, entourage vénal, solitude des grands fauves : Drake débute à peine qu’il a déjà les problèmes de Kanye West.
Cette personnalité aplanie aurait pu se matérialiser en un disque terne. C’est au contraire l’un des éléments les plus intéressants de So Far Gone, premier du nom – depuis, une version EP a été commercialisée. Tranquillement posé en première classe, une carrière toute tracée en ligne de mire, Drake n’offre rien de viscéral, rien de vraiment touchant. Simplement un disque d’une efficacité absolue. L’opération séduction fait son effet dès les trois premiers titres : comme un lent réveil, les mélodies sont brumeuses, les rythmiques éparses, et Drake oscille sans effort entre couplets blasés et vocalises charmeuses. D’un grand écart à peine perceptible, il se révèle en artiste-éprouvette. Est-il un rappeur mélodique ou un chanteur de charme fasciné par le rap ? Peu importe, la maîtrise est là, indéniable. Grâce à la production épurée et abstraite de Noah « 40 » Shebib – un ex-ado star lui aussi – ce tryptique inaugural plonge le projet dans une étrange torpeur qui va en faire toute la force.
Sans jamais forcer, Drake truffe son projet d’idées pertinentes qui font respirer l’ensemble et donnent envie d’y revenir : ici, un clin d’œil au rap texan (‘November 18th’), là, un triple-refrain irrésistible (‘Best I Ever Had’), plus loin, un paisible interlude au piano emprunté à Gonzales… Quand il détourne des faces B – ‘Say you will’ et ‘Ignorant Shit’, choix impeccables – il ramène l’auditeur en terrain connu (oui, ceci est bien une mixtape) avant de réenclencher le pilote automatique. Malgré la diversité des styles investis – pop enjouée, égotrip nonchalant, ballade romantique – Drake impose par sa voix ouatée une unité constante. La présence récurrente de Lil Wayne et un casting d’invités éclectiques (Trey Songz, Likky Li, Bun B) ne jouent pas même en sa défaveur, comme si l’efficacité du disque primait sur l’artiste lui-même. Autant qu’une belle réalisation, c’est un vrai travail de designer.
La principale réussite de So Far Gone est d’exister à la fois comme une immersion sonore, une carte de visite convaincante et un réservoir à tubes : Drake peut rendre addictif le plus spartiate des instrumentaux tout en livrant de vrais hits – fait rarissime pour une mixtape, ‘Best I Ever Had’ a d’ailleurs décroché une nomination aux Grammy Awards. Pas étonnant que les enchères autour de lui aient crevé le plafond, ce garçon a le pedigree pop star : il est, pour dire les choses crûment, un redoutable faiseur de musique agréable. Conçu pour devenir le rappeur le plus populaire – et par extension, le plus haï – de sa génération, il doit maintenant doubler la mise avec un premier album qui, So Far Gone oblige, n’en sera jamais vraiment un. Drake n’est plus l’inconnu de la semaine, il doit être la star de l’année. Saura-t-il préserver l’étonnante apesanteur de So Far Gone sur le format plus compartimenté d’un album à succès ? Réponse imminente : Thank me Later sort le 15 juin.
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