Chronique

Lil Wayne
Tha Carter III

Cash Money Records - 2008

En 2004, à la sortie du premier volet de la trilogie « Tha Carter », Lil’ Wayne était déjà un visage familier du hip-hop contemporain, mais pas tout à fait une star. Biberonné dès l’âge de 12 ans par le label Cash Money à la Nouvelle Orléans, Dwayne Carter Jr formait l’une des pièces du dispositif mis en œuvre par les frères Brian et Ronald Williams, figures tutélaires d’une structure locale transformée en machine de guerre. A la fin des années 90, l’imagerie plaquée or des « Cash Money Millionaires » couvrait des pages entières de magazines, dont Lil’ Wayne était alors le plus jeune représentant – et, pour beaucoup, le plus faible. Aujourd’hui, on remarque à peine le logo Cash Money au dos de la pochette de « Tha Carter 3 », son sixième album. Car en l’espace de quatre ans, l’enfant du quartier Holygrove est non seulement devenu une méga-star du hip-hop, mais aussi l’une des ses plus étranges mutations.

Il y a du Michael Jackson chez Lil’ Wayne. L’un est « King Of Pop », l’autre s’est proclamé « Best rapper alive ». Le premier a grandi sur scène avec les Jackson Five. Le second était le benjamin des Hot Boys, groupe monté avec ses comparses Juvenile, Turk et BG. De cette enfance hors-normes, les deux artistes ont hérité d’une image trouble : la relation presque incestueuse entre Lil’ Wayne et Brian Williams nourrit régulièrement les tabloïds hip-hop et à l’instar de Bambi, la sexualité du rappeur demeure une énigme. Avec ses dreadlocks, sa pomme d’Adam proéminente et son regard enfumé, Wayne dénote dans le décorum rap des hautes sphères, et semble aujourd’hui évoluer dans un univers dont il est le seul occupant : un Neverland où l’artiste enregistre huit morceaux par nuit, consomme du sirop de codéine jusqu’à la zone rouge et croasse des couplets schizophrènes d’une voix qui, malgré ses 25 ans, semble s’arracher en vain de l’adolescence.

Cette personnalité improbable est l’intérêt central de « The Carter 3 », album événementiel retardé jusqu’à l’obsession, monté en épingle et descendu en flammes avant même sa sortie. Tout récemment, le magazine RollingStone qualifiait Lil’ Wayne de « Best Rockstar Alive » pendant que sur le web, les débats entre fans tournaient à la guerre de tranchée : « FUCK LIL WEENY!! I been hatin on this clown since day 1 » écrivait il y a peu un posteur parmi d’autres sur le site xxlmag.com. Le dernier album du MC, « Tha Carter II » est sorti en 2006. Pourtant ce n’est plus le même artiste que l’on entend aujourd’hui. Lil’ Wayne est encore plus imprévisible, sa voix usée par les dérapages, et surtout, il arrive aujourd’hui en position de force : « They can’t stop me, even if they stopped me » annonce-t-il dès le triomphant ‘3-peat’ qui ouvre l’album, avec ce sens de la formule curieuse qui confine parfois au génie quand il ne frise pas le ridicule.

Pendant la première partie de sa carrière, Lil’ Wayne était un pur produit de l’usine Cash Money. C’est Mannie Fresh, producteur-maison du label, qui prenait en main l’intégralité des albums avec le bounce sudiste qui le caractérise. A partir de « Tha Carter », Mannie Fresh a pris ses distances avec le label. Quelque part, son départ a permis à Lil’ Wayne d’arriver là où il est aujourd’hui : il est désormais de ces MC’s qui peuvent exister sur tous les formats. Et si « The Carter III » doit être son chef d’œuvre, alors il sera comme le « Life After Death » de Notorious BIG. Un album multi-directionnel, un grand zapping entre les univers qui permet à l’artiste de définir tout l’éventail de son talent au milieu d’un vaste contingent d’invités : T-Pain à la place de R.Kelly (‘Got Money’), Alchemist dans le rôle du représentant de l’asphalte new-yorkais (‘You ain’t got nuthin ») ou Kanye West sur le créneau soul de RZA (‘Let the beat build’). Mission accomplie : Lil’ Wayne réussit à rendre cohérents les uns avec les autres un morceau-concept (‘Dr Carter’), une collaboration d’élite (‘M Carter’ avec Jay-Z) ou une superbe errance rock (‘Shoot me down’). Mais à l’intérieur de cet énorme blockbuster, il reste un électron libre, un vocaliste désinhibé qui fait oublier la notion d’effort et ne semble suivre que son instinct immédiat.

Reste ce sentiment que Lil’ Wayne pouvait aller bien plus loin. Au cours des trois dernières années, il s’est lancé dans une course effrénée ponctuée par plusieurs mixtapes d’exception (la série des « Dedication »), une pluie de couplets marquants (‘Hollywood Divorce’ avec OutKast) et des dizaines de titres remarquables qui, triés et sélectionnés, formeraient facilement le chef d’œuvre absolu que « Tha Carter III » n’est pas. A la place, Lil’ Wayne évolue à l’intérieur d’un disque d’aujourd’hui, segmenté en fonction des cibles (les filles et les radios sont gâtées), immunisé contre l’échec commercial mais à l’intérieur duquel peut surgir un coup de folie comme ‘A Milli’ : 3 minutes 42 de rap aléatoire, une production escarpée, à mi-chemin entre l’accident rythmique et l’incantation vaudou, et un Lil’ Wayne en transe. Après un tel exercice de style, on n’ose imaginer l’œuvre incroyable (ou l’anévrisme créatif) qu’aurait pu être « Tha Carter III » si, à l’instar du producteur Bangladesh, tous les protagonistes de l’album avaient poussé Lil’ Wayne dans ses retranchements au lieu de lui dérouler le tapis rouge.

Regret vain : l’énorme succès populaire de l’album – un million de personnes l’ont acheté dès la première semaine – vient rappeler que Lil’ Wayne est avant tout un rappeur pour tous plus qu’un savant fou reclu. Mieux : il est les deux à la fois. Alors pour fêter dignement ce nouveau disque de platine, son premier réflexe a été de retourner en studio pour enregistrer un énième freestyle sur l’instrumental de ‘A Milli’. Il a alors détaillé son programme à court terme : se lancer dans l’enregistrement de « Tha Carter 4 »… puis « The Carter 5 ». Le rappeur ne mentait donc pas : personne ne peut l’arrêter, pas même la consécration. Dans le Neverland de Lil’ Wayne, la vie a déjà repris son cours.

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