Le Rat Luciano
Mode de vie… Béton Style
« J’écris la naissance et la mort de chaque sentiment. Recueille mes dernières confidences avant mon enterrement. »
Mars 1999. Le Côté Obscur vole en éclats. La rupture entre IAM et la Fonky Family est consommée avec la sortie du Hors-Série volume 1 : le morceau d’ouverture, « Sans Titre », exprime le ressentiment de la deuxième génération marseillaise vis-à-vis de ses aînés. Problèmes d’argent. Mais aussi d’ego, malmené par l’appellation « petits-frères-d’IAM » collant aux micros de Sat, du Rat Luciano, de Don Choa et de Menzo.
Octobre 2000. Sort le premier album solo d’un membre de la FF : Mode de vie… Béton style, du Rat Luciano.
Au cours de l’an et demi qui sépare ces deux dates, le groupe marseillais a encore connu le succès – « Si je les avais écoutés », extrait de leur EP, tournait à longueur de journée sur Skyrock.
« Bad Boys de Marseille ». Si Dieu Veut… Inch’Allah. Hors-série volume 1. Une génération d’auditeurs de rap a été bercée et transportée par ces disques, a levé en l’air son frêle majeur en murmurant « Nique Tout ! » tard le soir, a écrit « Nique la musique de France » sur ses classeurs en haïssant du fond du coeur des chanteurs qu’elle n’avait jamais vraiment écoutés. Heureusement que les téléphones portables et Dailymotion n’existaient pas à l’époque – autant de preuves et de souvenirs embarrassants en moins. [Aparté sociologique : les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas plus débiles que nous à l’époque, ils ont juste plus de moyens techniques de s’afficher.]
« Les gens ont changé »
Dilemme pour Le Rat, comme pour tous les rappeurs ayant « réussi » : le succès amène l’argent, mais aussi médisance et jalousie. D’une certaine façon, il se retrouve dans la même situation qu’Akhenaton quelques années plus tôt, sous le feu du même genre de reproches. Critiques, ragots, rumeurs… Malgré leurs différends, les deux hommes se ressemblent : tous deux mettent au premier rang l’amitié et la famille, et tous deux auront laissé entendre à leur manière dans leurs textes à quel point les propos tenus sur eux les touchaient.
« Ils ont beau parler de moi mais ils ne savent rien. A quel monde j’appartiens ? Peut-être le même qu’eux. »
Leurs réactions sont pourtant bien différentes. Akhenaton aura répondu avec « Reste Underground », une claque sur la bouche des « petits juges de l’underground ». Le Rat, de son côté, se réclame toujours de ce même underground, rejette la « vie d’artiste ». Mieux, il cherche à comprendre les attaques en se (re)mettant à la place de ses détracteurs : « J’aime parler de la rue et ça déplaît à certains petits jeunes. Pourtant je pourrai placer ma vie entre leurs mains. Quoi qu’il arrive, je les comprendrai s’ils m’attaquent avec des allusions – peut-être que j’étais pareil quand je voyais rien à l’horizon. »
Entendu de cette façon, Mode de vie… est un album touchant, comme peu le sont. Parler de sincérité et d’authenticité à propos d’un rappeur paraît galvaudé, et beaucoup l’ont fait pour décrire Le Rat Luciano. Difficile pourtant de ressentir autre chose en écoutant ses titres. Et quasiment impossible de trouver un autre terme pour définir cette sensation. Simplicité, toujours : jamais d’egotrip, l’impression constante d’écouter quelqu’un se livrant entièrement, décrivant sa vie sans chercher à en faire des punchlines. « Mode de vie… Béton style » se situe là, quelque part entre le reportage dans les rues de la « zone » et le journal intime d’un jeune adulte un peu paumé dans cette sous-France. Remis en cause par les critiques, le rappeur marseillais clame son appartenance au monde des laissés pour compte.
Car Le Rat est avant tout un rappeur du prolétariat, sans que cela sous-entende qu’il possède une conscience marxiste réfléchie. Mais il représente ce milieu, le défend, le met en avant dans ses textes et appelle à son unité. Snobs et bourgeois sont haïs et ridiculisés ; le monde des pauvres, des ouvriers et des « marginaux » a droit à de multiples éloges – « vivre comme eux, c’est la classe, la vraie. » La rue, omniprésente, est sa source d’inspiration première et sa résidence principale. Même dans certains instrus, son univers transparaît. Sur « Mode de vie complexe » par exemple : le sample planant de Millie Jackson rappelle cette atmosphère si particulière des nuits estivales dans les villes du sud.
Déjà sur Si Dieu veut…, Le Rat se démarquait par son écriture et son style. Les autres n’étaient pas mauvais, mais lui était à part. Technique sans en faire étalage. Nonchalant. Explosif sans brailler. Toujours les nerfs à vif, les mains sales, et plein d’humanité. Du genre à pointer l’hexagone du doigt, du shit sous un ongle. C’est toujours le cas sur Mode de vie… Béton style. De ses interludes haletants (« De un », « De deux » et « De trois ») à son implosion sur « Niquer le bénef », il montre qu’il est passé au niveau supérieur et laisse ses invités loin derrière – à l’exception de Don Choa, énorme sur « Le jeu ».
Mode de vie… Béton style est le disque le plus abouti sorti par un membre de la Fonky Family en solo, et même le seul vrai bon disque. Si beaucoup ont été désarçonnés par les productions très « années 1980 » de Pone, cet album mérite que l’on se repenche dessus : il serait malheureux de passer à côté des écrits de Christophe Carmona, alias Le Rat Luciano.
« J’espère que tu reçois, que tu ressens ou que tu vois ce qu’il y a de caché entre les lignes. »
+1 benji00
Bien bel article sur un skeud bien trop vite oublié. Il suintait le bon rap, la tension et la rage et ça reste perso une de mes références. Le réécouter maintenant prend tout sons sens avec les prods eighties 🙂