La Rumeur
Du cœur à l’outrage
« Tiré d’un polar en noir et blanc… » glisse Ekoué en passant, dans une saisissante déambulation nocturne où l’envers du décor se dévoile. L’allusion fait songer à des correspondances entre La Rumeur et quelques maîtres du polar français. Le goût des plumes acérées, d’abord, et de l’odeur de la cordite (‘En vente libre’). L’attachement à l’histoire, ensuite, surtout à ces recoins oubliés, travestis ou occultés, le colonialisme et ses séquelles en tête (‘Que dit l’autopsie ?’, qui fouille les entrailles corrompues de la Françafrique). Un goût pour l’obstination, aussi. « Je ne résumerai jamais mieux ma pensée qu’avec ces paroles répétées inlassablement à un flic, rue de la harpe, tandis qu’il me cognait tout aussi inlassablement la tête contre la paroi du car : ‘Je suis maoïste et je t’emmerde !’« , raconte l’un de ces maîtres, Fajardie, dans une Chronique d’une liquidation politique qui relate son écoeurement face à la gauche gouvernementale – encore un point commun. A chacun son style, à chaque époque sa formulation. N’empêche : il y a des entêtements qui ont de l’éclat. La trajectoire de La Rumeur en fait partie.
« Je suis une bande ethnique à moi tout seul,
C’est écrit sur ma gueule.
Voyou, barbare, intégriste, casseur, terroriste, salopard, sauvageon…
Est-ce que le compte est bon ? »
C’est donc avec appétit qu’on accueille ce nouvel album, qui clôt provisoirement un double triptyque d’une qualité impressionnante. Ce qui ne veut pas dire que Du cœur à l’outrage échappe à la critique ou soit exempt de tout défaut. On aimerait que tout soit parfait ; on attend forcément beaucoup du meilleur groupe de rap français en activité. Des manques, on en trouve, sans doute. Par exemple la quasi absence de ces scratches qui terminaient de main de maître ‘Les coulisses de l’angoisse’ ou ‘Le prédateur isolé’ et qui allumaient la mèche de ‘L’exclu’ de Casey ; ou bien quelques invitations qui semblent faites pour faire reluire le talent des tauliers. Dans le détail, donc, quelques interstices pour la critique. Dans l’ensemble, un coup de force. L’absence d’un groupe français de ce calibre laisserait un grand vide.
« Voyez cette soif irrémédiable,
Avis aux gardiens de la source : non rien n’est négociable. »
L’adhésion n’était pas acquise d’avance. Sur le plan musical, Du cœur à l’outrage n’est pas une synthèse des deux premiers albums. La rupture est consommée : exit les boucles jazzy et les injections soul du duo Kool M/Soul G dans L’ombre sur la mesure. Les notes de guitare crépusculaires de ‘Un chien dans la tête’ et les violons lancinants de ‘Du sommeil, du soleil, de l’oseille’ sont à peu près ce qu’il y a ici de plus doux, c’est dire. Comme le laissait deviner ‘Non sous-titré’, on a plutôt affaire à un prolongement de l’ambiance synthétique et électrique développée sur Regain de tension. En moins compact mais en tout aussi tendu, et en plus abouti. Un climat de calme entre deux tempêtes, à l’image des trois interludes. Comme pour le Tragédie d’une trajectoire de Casey, un parti pris a été adopté : restreindre l’étendue de la gamme disponible pour augmenter l’intensité du style choisi. La nouvelle collaboration avec Serge Teyssot-Gay frappe plus fort que la précédente, ironie et clin d’œil au fantôme de Renaud en prime. Et même quand l’instrumental abuse un peu sur le vrombissement métallique (‘Tel quel’), il s’éclipse derrière les textes et les voix.
« Les suceurs de sang jurent fidélité
A Total, Accor, Bouygues, Bolloré,
Le fond de l’air est luxembourgeois,
La cachet du Quai d’Orsay faisant foi. »
Le parti pris n’est pas seulement sonore. La violence retenue qui sert de toile de fond influe aussi sur le phrasé des quatre rappeurs, qui pour se mettre au diapason s’est fait plus lent. Cela rend d’autant plus saillant une éruption comme ‘Qui ça étonne encore ?’, qui surgit à point nommé au milieu de l’album, un milieu qui est également un sommet. Sur ‘La meilleure des polices’, pour mieux livrer un texte brillant, Hamé finit par parler. C’est pour mieux être en accord avec le propos, qui ne porte pas du tout sur l’institution policière, mais sur les mécanismes insidieux et inconscients de la discipline, qui permettent justement de s’épargner une répression en uniforme.
« C’est ni le pied ni la gloire quand tout crame,
C’est même pas une réponse à la hauteur du drame,
Mais c’est comme ça, c’est tout, c’est tout ce qui reste… »
La qualité de l’écriture ne s’arrête pas à la plume hors normes de Hamé. Du cœur à l’outrage est redoutablement bien écrit, autant que bien interprété, par tous ses protagonistes. Ekoué joue habilement sur plusieurs registres, entre agressivité et subtilité, du réquisitoire social au récit introspectif, avec souvent cette manière bien à lui de découper son phrasé. Ses solos sont marquants, dont ce ‘Quand la lune tombe’ qui exploite, sous un nouvel angle (dû en partie à la production de Laloo), la veine cinématographique déjà mise à l’honneur par le groupe. Réunis sur le premier maxi, la Figure de Paria et le Bavar confirment chacun un style personnel à la hauteur de leurs comparses. La qualité des couplets – trop rares – de Mourad n’est jamais démentie, ni dans le fond ni dans la forme. Pour sa part, Philippe trouve sur ses morceaux solos un équilibre de funambule entre la colère et l’émotion. Chacun a sa présence propre, et l’alliance n’éclipse personne. Quant au titre, il est fidèle au ton : malgré la conscience des années qui passent, la hargne est intacte. Alors, le réflexe de comparer Du cœur à l’outrage à ses prédécesseurs s’estompe rapidement. Un album d’une qualité aussi évidente se suffit parfaitement à lui-même.
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