Prodigy
Return of the Mac
Le rap autorise rarement les renaissances. Là où le cinéma hollywoodien se plaît à plonger ses stars dans la déchéance pour mieux les faire revenir en grâce, un rappeur en déclin obtient rarement la chance de reconquérir les faveurs du public. Au mieux, il cachetonne ou déménage à Miami. Mais pour un succès acidulé ou un changement de cap trop marqué, difficile pour le MC lambda de capturer à nouveau la magie des débuts et la bénédiction des fans.
Prodigy, lui, ne devait plus avoir de deuxième chance. Soigneusement bousculé par Jay-Z en 2001, il est sorti chancelant du dernier clash mémorable du rap new yorkais. Les albums de Mobb Deep qui ont suivi, Infamy et Amerikaz Nightmare, ont montré la difficulté du duo à adapter son identité sonore spécifique aux nouveaux formats et aux castings de production extra-larges. En 2005, Prodigy et Havoc ont fini par commettre un choix désastreux : rejoindre les rangs de G-Unit, le label de 50 Cent, au cours d’un transfert de vieilles gloires aussi spectaculaire que raté. Le serment d’allégeance de Prodigy à 50 Cent, symbolisé par un tatouage servile « G-Unit » sur la main droite, a sérieusement endommagé la carrosserie du duo, soupçonné de troquer quinze ans de carrière contre une place de faire-valoir dans un conglomérat au bord d’un déclin inéluctable.
Il y a peu, on imaginait volontiers Prodigy continuer sur cette lancée : sortir des mixtapes officielles aux visuels improbables, promouvoir la marque G-Unit et déclarer la guerre à qui veut l’entendre. Mais contre toute attente, il s’est réinventé en l’espace d’un clip discrètement diffusé sur YouTube, ‘Mac 10 Handle’. Prodigy y apparaissait seul, noyé de transpiration et d’alcool, au milieu d’une pièce enfumée. Pas d’invités, pas d’esbroufe. A la place, une boucle de basse et un vertige paranoïaque. Au milieu de ce cauchemar surréaliste, une image a frappé l’esprit : à 3 minutes et 45 secondes, Prodigy, rongé par ses pensées, observe son fauteuil puis le poignarde. Le fauteuil se met à saigner. Comme quoi, une bonne idée peut parfois avoir plus d’effet que des millions investis dans le marketing.
‘Mac 10 Handle’ est le titre central de Return of the Mac, simili-album avant l’album qui devrait annoncer la suite de HNIC en fin d’année. Prodigy profite de l’occasion pour prendre ses distances avec le décorum G-Unit et abandonne officiellement toute ambition commerciale pour n’obéir qu’à sa stricte envie. Avec la nonchalance provocante de celui qui n’a plus grand-chose à perdre, il laisse sa voix sombrer dans les graves pour en ressortir des bouffées de fierté new yorkaise et de haines tenaces. Prodigy semble avoir conscience qu’il ne sait rien faire d’autre, et s’enfonce avec un sens certain du cabotinage dans une voie sans issue, entre vieux rêves ressassés (‘Take it to the top’) et regrets amers. « The streets took my dreams and shattered them, and turn me into a creature« , confesse-t-il dans ‘Bang on’em’, une rime qui fait écho au « New York made me this way » qui hante ‘The Rotten Apple’ quelques titres plus tôt.
En confiant la réalisation du disque à Alchemist, Prodigy accomplit ce que Nas n’osera jamais faire avec DJ Premier : étouffer l’envie de se montrer versatile pour se concentrer exclusivement sur un univers sonore dont il connaît les moindres recoins. Valeur étalon du son Mobb Deep des dernières années, le producteur donne une direction extrêmement précise au projet. Même s’il est complice de longue date des rappeurs de Queensbridge, on devine le fan qu’il est resté, car il sait mieux que personne que la voix rauque de Prodigy a la texture poussiéreuse de cette soul aux envolées de violons dramatiques et aux cuivres ronflants. Sans forcer la technique, il laisse de longues boucles dicter l’atmosphère des morceaux (‘Return of the Mac’) ou fait bégayer les fragments de voix sur quelques mesures (‘Stuck on you’). Sa spontanéité reflète bien l’état d’esprit des deux protagonistes, qui ont du assembler leur disque avec une complicité et un plaisir presque égoïstes.
Attaqué par Tupac, rongé par la maladie, débauché par 50 Cent, Prodigy ne renaît plus de ses cendres, il se survit à lui-même. Après des années d’une carrière qui prend doucement des allures de crash test permanent, il semble avoir trouvé dans l’autodestruction une muse qui peut à tout moment l’étrangler. Alors tant pis si le nihilisme a dévoré sa technique de rappeur pour n’en laisser qu’une carcasse d’arrogance, Return of the Mac est sans doute le meilleur disque qu’il pouvait sortir de lui-même à ce stade de son existence. Mieux, à l’heure où le fossé générationnel se creuse entre les stars des années 90 et la jeune garde, Prodigy vient de gagner grâce à cet album son pass vers l’intemporalité. Qui l’eût cru ?
Pas de commentaire