Chronique

Ghostface Killah
The Pretty Toney

Def Jam Recordings - 2004

Au fond, à quoi ça tient, l’unité d’un homme ? Voici Ghostface Killah (GFK), né Dennis Coles le 9 mai 1970. A l’automne de ses 23 ans, GFK prend part à la plus belle conquête qui soit arrivée au sous-continent nord-américain depuis le funeste accostage de la Pinta, la Nina et la Santa-Maria : l’album Enter the Wu-Tang (36 chambers). Le groupe s’appelle le Wu-Tang Clan, et GFK en est l’un des neuf piliers.

La suite ? GFK n’a pas 26 ans lorsque paraît son premier album solo, humblement intitulé Ironman. Convoquant autant Eros que Thanatos, combinant sens du récit et haut débit limite ADSL, l’homme qui se fait également appeler Tony Starks – homme de fer le jour, sac à gnôle la nuit – marque alors les oreilles en featurant notamment Mary J. Blige, le temps d’un oedipien ‘All that I got is you’, ou Cappadonna, pour un couplet final de ‘Winter warz’ dont nul ne sait précisément, aujourd’hui encore, s’il relève de la diarrhée verbale ou du prodige.

Viendront ensuite le plébiscité Supreme clientele (1999) et un discret Bulletproof wallet (2001). Dans l’intervalle paraît The W, troisième album prémonitoire du Wu-Tang [un mandat présidentiel plus tard, l’équilibre actuel de la planète n’est-il pas encore tributaire du bon vouloir de l’entourage d’un homme appelé « W. » ?]. A cette occasion, deux couplets feront définitivement basculer Ghostface dans un ailleurs peu exploré. En effet, en ouverture des titres ‘I can’t go to sleep’ et ‘Jah world’, GFK s’essaie au « rap pleuré » puis au « rap prié ». Les fans posent un genou à terre. La concurrence aussi.

Ghostface Killah a donc 34 ans, trois albums solos au compteur, quatre Wu-Tang et moultes apparitions plus ou moins fulgurantes ici et là, lorsque paraît son Pretty Toney Album. La pochette est un clin d’œil à Doug E. Fresh, photographié quasiment dans la même pose sur The world greatest entertainer (1988). Epaules de quaterback et abdos de fêtard, la bouche en forme de cœur et le crâne hanté de meurtres, le tueur au visage fantôme, quincaillophile comme Mister T., semble juché au sommet d’un tracteur, comme pour répondre aux détracteurs qui, depuis toujours, annoncent sans cesse la chute de la maison Wu.

Une boucle de soul – le modèle, le cordon -, un zeste de paradis perdu (« Avant, c’était dur, man… Mais qu’est-ce que c’était doux à côté de maintenant« ), et quelques métaphores cosmiques pour la route : en 2004, plus que jamais, le monde selon Ghost est fini, carré, mis sous clef et déposé au cadastre. GFK fut môme dans les 70’s : dès l’intro, cela se voit, cela s’entend. Rarement plus heureux que lorsqu’il s’agit de poser sur du Delfonics (‘Holla’), du David Porter (‘It’s Over’) ou du Billy Stewart (‘Be This Way’), Ghost aime toutefois à se rappeler au bon souvenir des amateurs de chroniques de la violence ordinaire (l’essoufflant ‘Run’ ou le schizo ‘Beat The Clock’).

Lui-même producteur de deux titres (‘Save Me Dear’, ‘Holla’), GFK s’affranchit au passage de l’ombre tutélaire de ce Clan dont il est issu. Hormis deux prods de RZA (‘Kunta Fly Sh**’, ‘Run’), aucun des membres originaires du crew de Staten Island ne figure en effet à ses côtés sur ce disque – pas même Raekwon ou Cappadonna. Le titre de l’album, contractant « Tone » (tonalité), « Tony » (Starck), « Honey » (miel) et… « Money« , ne souffre pourtant d’aucune équivoque quant aux intentions du Natural Born Rapper : cet album est le sien, point. Les invités sont donc choisis en conséquence.

Ceci fait, le M.C., dont chacun espère que la collaboration annoncée avec MF Doom sera à la hauteur des espoirs suscités par leur brio respectif, sait aussi vivre avec son temps. L’époque est à la fête ? Royal, Ghost s’accordera donc une escale au club pour permettre à bobonne de « secouer fessier » (‘Tush’, feat. Missy Elliott)… L’époque est à la foi ? Direction le Temple, histoire de rappeler aux fans – dont il est toujours vertigineux de se dire que les plus fidèles ne sont peut-être même pas encore nés – la hiérarchie de ses priorités : « First I loved God, then loved my mother… Love my babies, sisters and brothers… Love my father, cos that’s my mom’s partner » (‘Love’, feat. K. Fox & Musiq).

… Voici maintenant près d’une décennie que Ghostface Killah sort des albums solos. En filigrane, une ligne directrice, pas forcément droite, pas forcément visible – dans son cas, elle se contente d’être audible. Et si c’était cela, au fond, l’expression de l’unité d’un homme ?

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