Chronique

Prince Paul
A Prince Among Thieves

Tommy Boy - 1999

Il est dans le rap américain quelques artistes qui, obsédés par l’innovation, proposent au public de nouveaux concepts, apportant avec leurs projets un peu de fraîcheur au genre. Incontestablement le producteur Prince Paul est de ceux-là. Pionnier au parcours artistique sinueux et maintes fois contrarié, aussi bien en groupe (il a été producteur des Stetsasonic, de De La Soul puis de Gravediggaz) qu’en « solo » (Psychoanalysis…What is it ? !) Prince Paul a toujours su contourner avec dextérité les trappes de la routine et de la normalité. Le réalisateur américain David Lynch aime à dire que « les idées sont comme de petits poissons. » (Conférence de presse Cannes 2001, DVD Mulholland Drive) Fort de ce principe, Prince Paul pourrait être considéré à lui tout seul comme un océan. Mais revenons-en à nos poissons ! Un jour, l’idée de créer un album dont un jeune rappeur serait le « héros » germe dans son esprit, en somme un prolongement logique au jeu de la petite histoire qui parcourt les interludes de l’album De La Soul Is Dead de De La Soul. Très motivé (on le comprend, un procédé de fiction aussi poussé étant, me semble-t-il, complètement original dans le rap) il se permet de la réaliser à sa manière. Le résultat arrive dans les bacs en 1999 et s’appelle A Prince Among Thieves, avec des rappeurs – je cite la jaquette – « qui ne sont pas nécessairement dans le billboard Top 10 mais dans le Top 10 mondial. » Autrement dit des artistes choisis soigneusement par Prince Paul pour leurs talents et non pour leur force de vente.

L’ex-Gravediggaz ne va pas jusqu’à proposer un album composé d’une seule piste musicale sur laquelle défilerait d’une traite l’histoire de Tariq (« joué » par Breezly Brewin) et de son partner in rhyme True (Big Sha). Au contraire il choisit de découper le disque en un total de 35 parties, mélange d’interludes parlés et de morceaux de rap. Mélange périlleux pouvant dérouter même si l’auditeur de rap semble être prédisposé à admettre ce postulat de départ comme nous le verrons plus loin. Un exemple de situations : […] titre 25, arrestation en live de Tariq par des flics qui viennent le chercher au lit avec une gonzesse; titre 26, un rap d’Everlast ‘The Men In Blue’ sur la police; titre 27, en live avec Tariq dans le commissariat où des policiers l’asticotent; titre 28, un rap de Sadat X, Xzibit et Kid Creole ‘Handle Your Time’ sur l’univers carcéral […].

L’histoire en gros, c’est celle de deux potes rappeurs qui galèrent pour pouvoir sortir leur disque (ils entreront entre autre en contact avec un certain producteur très célèbre qui joue son propre rôle !). La trame du récit paraît mince mais évidemment les rebondissements sont nombreux et, vous l’aurez compris, l’album est construit de telle façon que chacun des rebondissement que subissent Tariq et True engendrent un morceau sur le thème des nouvelles situations. De plus l’histoire n’est pas racontée de façon linéaire. En effet le premier morceau nous emmène directement au cœur du drama final pour, ensuite, reprendre du départ la succession d’événements (l’engrenage) que vivent Tariq et True avant d’en arriver au pire. Par ailleurs, l’idée de faire intervenir la voix-off des deux protagonistes commentant certains passages de leur journée est tout simplement excellente et épaissit la « psychologie » des personnages. Prince Paul qui nous livrait en 1998 un album-essai de psychanalyse loufoque et dingo parvient sérieusement ici à nous faire entrer dans la peau des deux protagonistes de l’album, à nous faire ressentir leurs joies, leurs peines, leurs frustrations, etc.

A Prince Among Thieves contenant au moins autant d’interludes parlés que de morceaux musicaux, on ne voit guère qui d’autre qu’un producteur de rap pouvait se permettre de le réaliser car au commencement du rap était la parole (rappin’ : discuter, avoir une conversation. A2Z The Book Of Rap & Hip-Hop Slang, L. Stavsky, I.E. Mozeson & Dani Reyes Mozeson). Prince Paul était tout particulièrement prédestiné, lui qui est l’un des « inventeurs » de l’interlude (« Depuis ce temps [où il a posé des interludes sur le « 3 Feet High And Rising » de De La Soul] tout le monde veut faire des interludes. Ce qui est bidon avec les interludes aujourd’hui, c’est que les gens croient qu’ils en ont besoin pour faire un album. Quelqu’un est venu me voir récemment et m’a dit, « Yo, mon album est presque fini, mec. Je n’ai plus qu’à poser des interludes. » C’est vraiment naze. », Prince Paul dans The Source, numéro 115, avril 1999). Pour lui l’interlude doit donc jouer un rôle de liant entre le morceau qui le précède et celui qui lui succède, ajouter sens ou harmonie, il y met un point d’honneur. On parle donc beaucoup dans cet album. On se familiarise ainsi peu à peu avec les voix de chacun des rappeurs, leurs variations de flux quand ils parlent et quand ils lancent leurs incroyables machines vocales, quand ils rappent. Prince Paul est un producteur qui semble aimer par dessus tout le flow des rappeurs avec lesquels il travaille, il ne craint aucunement que ceux-ci en arrivent à tout submerger, quitte à rendre parfois minimales voire anecdotiques ses productions, jusqu’à l’abstraction totale que représentent les nombreuses skits de cet album.

Kool Keith, Big Daddy Kane, Chubb Rock, Biz Markie (pour un morceau sur un instru beat-box) et bien d’autres comme les anciens compagnons de route De La Soul jouent le jeu et livrent de très bonnes performances au micro servis par des productions, on le sent, conçues aux goûts de chacun. Breezly Brewin et Big Sha, ont, eux aussi, bien entendu, quelques morceaux pour dévoiler leurs talents. Breezly « en vrai » fait partie de la scène underground et rap avec le groupe Juggaknots. Son flow smooth et posé ressemble étonnamment à celui de Guru tandis que celui de Sha est plus nerveux, accentuant l’articulation des mots.

Constatons l’intelligence dont Prince Paul a su faire preuve en choisissant pour son « casting » deux rappeurs peu connus pour jouer Tariq et True. Il semble, en effet, qu’il était important de réserver ces rôles à des rappeurs auxquels le paysage musical rap n’est pas vraiment habitué et ce afin de ne pas fausser auprès de l’auditeur l’intention de l’histoire et des personnages censés être débutants. Tout comme il m’a paru pour les mêmes raisons judicieux de la part de David Lynch de choisir des actrices rarement vues pour jouer les héroïnes de son film Mulholland Drive.

Le Prince excelle dans la reconstitution de chacune des ambiances musicales, passe du son relax ou festif au violent ou sinistre avec brio. S’il est vrai que les meilleurs albums sont souvent ceux qui parviennent à maintenir l’auditeur dans une certaine ambiance du début à la fin, A Prince Among Thieves est le contre-exemple parfait de par sa construction même, imposant une jonglerie ininterrompue entre différentes moods. Le morceau ‘The Other Line’ mérite tout particulièrement d’être cité ici, pour le concept de la chanson (un rap entre Tariq et sa copine au téléphone) et surtout pour l’extrait du lugubre et magnifique ‘Mysterons’ que semble emprunter Prince Paul au groupe Portishead. Ailleurs c’est la voix d’Ol’ Dirty Bastard (autre franc-tireur du rap américain dans la catégorie MC) et son légendaire ‘Brooklyn Zoo’ qui se voient samplés…

De quoi s’agit-il alors sinon d’une Histoire (celle de la musique que les DJs nous racontent depuis toujours) dans l’histoire (celle des deux protagonistes Tariq et True) ?

Cet album procure l’occasion franche d’opérer un parallèle entre cinéma et rap. Galette qui, pleine de malice, joue des deux formes artistiques (il faut voir le contenu de la jaquette pour réaliser jusqu’à quel point !). Un parallèle sur la forme que faisait déjà l’écrivain de cinéma Thierry Jousse dès le tout début des années 90 dans la revue des « Cahiers Du Cinéma » et que j’estime d’autant plus depuis la découverte récente de son article intitulé : Godard à l’oreille.

Thierry Jousse constate que « [..] s’il n’y a pas identité entre le rap et Godard, il y a néanmoins une ressemblance structurelle, aussi étonnante qu’elle puisse paraître. Pour les rappeurs, les compositeurs électroacoustiques comme pour le Godard des années 80, il n’y a plus de monde sonore purement physique. Le référent s’estompe de plus en plus au seul profit d’une autonomie du bruit et de la voix devenus musiques par la grâce du studio [..] », Cahiers Du Cinéma numéro spécial Godard, novembre 1990. La position de Jean-Luc Godard, poursuivi récemment pour avoir utilisé dans un de ses film la lecture d’un extrait de livre sans en avoir demandé le droit à l’auteur, est en effet strictement celle de certains producteurs ne déclarant pas tous leurs samples musicaux et qui ont du coup l’œil des maisons de disque braqué sur eux. Prince Paul est de la génération de ceux-ci.

A Prince Among Thieves doit être envisagé comme la bande originale d’une tragi-comédie musicale dont les images restent à inventer. Toutefois, malgré l’aspect fictif des personnages et de leur histoire on ressent trop bien le fort réalisme qui se dégage de l’écriture. Nous ne sommes plus dans un de ces (pas moins troublant) cauchemar surréaliste et gore à la Gravediggaz. Si l’idée d’inventer deux personnages de fiction pour en faire les héros d’un disque est nouvelle, les épreuves qu’ils subissent, elles, sont pour la plupart des bribes de situations réellement vécues par nombre de rappeurs. Et ce même si en fin de jaquette Prince Paul dément, comme il est de coutume dans le cinéma, toute ressemblance avec la vie d’artistes participant à l’album. Il s’en sort avec une pirouette clin d’oeil (toujours potache !) pour tout artiste-auditeur qui verrait dans ce récit un reflet de sa propre vie.

En plus de l’Histoire dans l’histoire, Prince Paul nous délivre donc avec A Prince Among Thieves l’Art dans l’Art. Le contenu de son album ne représentant rien d’autre que les péripéties « extra-studio » de rappeurs , un art de vie appelé Hip-Hop.

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