Lucio Bukowski, système digressif
Interview

Lucio Bukowski, système digressif

En 15 ans, Lucio Bukowski s’est construit une discographie aussi labyrinthique que passionnante. Entretien.

L’Abcdr et L’Animalerie, c’est une longue histoire qui n’a jamais réellement commencé. Le collectif lyonnais et les artistes qui lui sont associés ont évidemment déjà été cités dans ces colonnes. Depuis longtemps même. Mais systématiquement, c’était du quasi name dropping. Au détour d’une émission, d’un podcast, d’une sélection que l’Abcdr honore chaque semestre, Anton Serra, Eddy Woogie, Lucio Bukowski et consorts trouvaient parfois la place qu’ils n’ont jamais réclamée mais se sont construite dès le début des années 2010, à coups de vidéo YouTube.

Ces clips numérotés consacraient un art de la performance et du collectif quelque peu délaissé par le rap français durant la décade qui les a précédés. Et de ce bestiaire de MCs, aussi performatifs que foutraques, qui a fasciné les internautes au début des années 2010, ont émergé quelques rares carrières. En dehors des circuits habituels, et sans tomber dans l’étiquette trop facile de « rap alternatif ». Parmi eux ? Lucio Bukowski, qui trace sa route et fréquente tout un pan du rap français allant de Mysa à Hippocampe Fou, de JP Manova à Gouap. Cela sans jamais délaisser ses compagnons de route originels.

De cette armée de rappeurs réunis autour du producteur Oster Lapwass, c’est avec lui que l’Abcdr a décidé de passer de l’allusion au propos. Et des choses à dire, il y en a avec un rappeur qui  a cumulé une cinquantaine de disques en 15 ans. Dans ses albums, Friedrich Nietzsche croise MF Doom, Dario Argento côtoie Lil Ugly Mane, et Cyril Hanouna rencontre Fabe. Ça ressemble justement à du name dropping, mais ce n’en est pas. C’est une abondance de références qui a longtemps été un repoussoir, comme si la culture de Ludovic Villard empêchait d’interviewer Lucio Bukowski. Comme si un entretien fidèle à l’exhaustivité que l’Abcdr cultive, n’aurait jamais permis de faire ressortir l’essentiel, tant elle l’aurait enseveli.

Alors plutôt que de consacrer une énième fois le rappeur de L’Animalerie comme un puits de science, de tenter de s’aligner sur sa maîtrise du corpus d’auteurs comme Dostoïevski ou Pessoa et d’en faire malgré-lui l’opposant d’un rap brutal et bas du front que nous pouvons l’un et l’autre aussi aimer et défendre, nous lui avons demandé de tirer au sort une douzaine de bouts de papier. Sur chacun d’entre eux était écrit un mot. Parfois il était étroitement relié à son œuvre. D’autres fois, il s’agissait de concepts génériques propres au genre. S’en est suivi une longue discussion. Car si le rap c’est cette faculté à viser juste,  à faire des figures de style tout en donnant du style à toutes les figures qui y sont citées, c’est aussi ce plaisir de se laisser emporter au sein d’un même morceau d’un thème à un autre, d’une référence à une autre, dans une digression à l’allure hasardeuse. Mais pourtant parfaitement organisée. Jusqu’à former un tout. Alors Ludovic Villard, de son vrai nom, peut bien préférer le terme d’auteur à celui d’artiste. Ici, il sera question d’un rappeur. Il s’appelle Lucio Bukowski. Entretien.

Slam

Lucio Bukowski : C’est vrai que je suis passé par cette case !

Abcdr du Son : Devines-tu pourquoi ai-je obligé à ce que ce soit ce mot que tu tires en premier ?

L : Parce que beaucoup de gens pensent que j’ai commencé par cette case.

A : Et c’est vrai ?

L : Non, pas du tout, j’ai commencé par le rap. Kader, un ami d’enfance, et moi enregistrions avec des moyens de fortune à Saint-Priest. On diffusait nos morceaux dans le quartier. C’est aussi le moment où MySpace apparaît. [Rires]

A : Tu ris car ça paraît vieux et ringard aujourd’hui, mais c’était tout sauf anodin à l’époque.

L : Oui, ça avait quelque chose de miraculeux : en trois clics tu avais ton site à toi tout en pouvant te connecter à plein de gens. C’était un peu le proto-réseau social d’aujourd’hui. Et parmi toutes les pages avec lesquelles je me connectais, il y avait pas mal de monde du slam, qui était une grosse scène durant ces années-là. [2005/2006, NDLR] Je rejoins plein de ces gars, il y avait par exemple Kacem et j’ai aimé cette liberté quasi-totale qu’offre le slam. La façon de poser ton texte, avec en même temps un côté très casse-gueule parce que tu es seul avec ta voix, tes mots, sans musique, ça m’a plu. Mais assez vite, j’ai constaté que la musicalité me manquait. Comme c’est aussi l’époque où je rencontre Milka et Nestor Kéa, puis Oster Lapwass, j’ai fini par me focaliser sur le rap.

A : Ton écriture sera évidemment l’un des fils rouges de cet entretien, et d’ores et déjà on peut l’aborder : est-ce que cette pratique du slam a modifié, voire forgé, ta façon d’écrire ?

L : Oui, ça m’a libéré quand même. Dans le slam tu peux assez vite dévier, créer des distorsions où tu n’es plus obligé de respecter une structure rigide. Et c’est aussi vrai dans la façon d’aborder tes thématiques. Sur les scènes slam tu as des gens qui font des trucs de fou, qui te racontent leur tentative de suicide dans un silence de plomb et avec un style complètement dingue. Je me suis dit : ”Ah ouais OK, on peut faire ça.” Ça m’a vraiment décomplexé dans la façon d’aborder les thèmes. Les champs lexicaux m’ont aussi beaucoup amusé à cette époque. Après, en repartant vers le rap, je suis revenu vers quelque chose d’un peu plus… [Il cherche son mot]

A : Métrique ?

L : Ouais. Et puis j’aime bien la mesure, je n’aime pas trop m’échapper, peut-être parce que j’ai du mal à le faire ! Je trouve le off-beat assez casse-gueule. Il y en a de plus en plus qui le font, mais je trouve que ça ne marche pas toujours.

A : Pourtant, en lisant tes interviews passées, tu cites un rappeur français que tu aimes beaucoup et qui a tendance à tordre la métrique avec brio, à avoir beaucoup de liberté : Grems.

L : Grems est un des rares exemples de rappeur qui sait tout faire. Moi je ne suis pas un rappeur ultra-technique. J’adore ça chez les autres, par exemple je considère que MF Doom est le plus grand rappeur de l’histoire, justement car il passe outre les mesures, fait des variations de flow parfois inattendues, se met en danger avec des productions complètement improbables, ce genre de choses. Ce savoir-faire m’intéresse chez les autres, mais dans ma pratique ce n’est pas ce qui m’a motivé. Après, avec le temps et avec des producteurs qui produisent des choses un peu plus complexes, je me suis mis à faire des ternaires par exemple. Mais tout en restant dans les clous quand même. [Rires]

A : Aujourd’hui, considères-tu avoir encore un héritage de cette scène slam, dans ton écriture, ta diction ?

L : Je ne sais pas trop. Dans l’exigence de l’écriture peut-être mais c’est quelque chose que j’avais déjà avant de monter sur une scène de slam. J’écrivais déjà des poèmes quand j’étais adolescent, mon modèle rap français c’était Oxmo, et dès le début je savais que je voulais faire quelque chose de complexe dans l’écriture.

Bibliothèque

L : [Rires enthousiastes] Bibliothèque !

A : J’aurais probablement pu mettre bibliothécaire.

L : Non, non ! Je travaille effectivement en bibliothèque, mais je ne suis pas bibliothécaire car je ne fais pas d’acquisition.

A : Que fais-tu ?

L : Je suis beaucoup avec le public. Le bibliothécaire gère une collection, ce que je ne fais pas sauf pour le vinyle où je prête un peu la main.

A : Donc ce n’est pas seulement une bibliothèque, c’est une médiathèque.

L : Oui. [Pensif] Avant de bosser en bibliothèque, j’allais à la bibliothèque. Je suis rentré dans l’écriture par mon grand frère, de dix ans mon aîné. Et lui-même est rentré dans l’écriture via les médiathèques, en y travaillant en emploi-jeune. Il a arrêté les études très tôt et quand il est entré dans ce milieu, il s’est mis à bouquiner comme un fou. J’avais une dizaine d’années et ça m’a influencé. C’était un lieu mystérieux qui faisait naître en moi un engouement hyper fort.

A : Je savais que tu travailles en bibliothèque, et si j’ai choisi ce mot, c’est pour plusieurs raisons. La première d’entre elles est cette idée d’accès libre à la culture, l’information. Ta musique est en accès libre sur Bandcamp, et c’est une démarche qui semble te tenir à cœur.

L : La bibliothèque est un lieu où on ne te demande pas de rentabilité. Ça fait aussi partie des derniers lieux encore ouverts à tous. Le type qui dort dehors le soir sur la place, il est là la journée, il chille, il a des livres, des journaux, accès à des toilettes et il est au chaud. C’est un lieu refuge, hautement nutritif à tous points de vue : musique, cinéma, littérature. Et c’est aussi un lieu social, où tous types de gens se rencontrent, discutent, et où personne n’est en recherche de performance.

A : Une autre des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce mot, c’est que ta musique est peuplée de références, un peu à l’image d’un rayonnage de bibliothèque. Il y a quelques années, tu as expliqué à des confrères que l’une de tes plus grandes récompenses dans le rap, c’est quand un auditeur vient vers toi en te remerciant de lui avoir fait découvrir telle ou telle référence à travers ta musique.

L : Ça c’est super important pour moi. Ce qui me fait le plus plaisir c’est quand un auditeur vient me voir à la fin d’un concert en expliquant que je l’ai orienté vers quelque chose qu’il ne connaissait pas vraiment. Ça m’est souvent arrivé. Pour certains ça va être une référence cinématographique, pour d’autres une référence littéraire, parfois même une ouverture vers un autre genre musical à travers un groupe que j’ai cité…

A : Ou même des références historiques. Par exemple quand tu allumes Jean-Paul Sartre qui est quand même très sanctifié dans le récit culturel français, tout le monde ne connaît pas les paradoxes du mythe. [Dans le titre “Tout plaquer”, Lucio Bukowski qualifie Jean-Paul Sartre de “résistant de salon de la dernière heure” et dans le titre « Ange exterminateur », il qualifie Simone de Beauvoir de « pointeuse », NDLR]

L : [Il se marre] Oui, après le roman sur eux…

A : Oui mais quand quelqu’un dont on t’a toujours dit du bien est dégommé par un rappeur que tu prends au sérieux…

L : Tu as envie de creuser ! Ça j’essaie de le faire. Je ne veux pas que ce soit totalement gratuit, dans le sens où j’essaie toujours qu’il y ait une image attractive qui va attraper la personne et l’amener vers une recherche personnelle d’informations. Je pense qu’on intègre mieux l’information quand on va la chercher soi-même. Alors placer une image, un nom, une taquinerie en l’occurrence sur Sartre et Beauvoir, et pousser la personne qui ne comprend pas forcément la référence à aller chercher l’info, c’est plutôt ça le but. Et j’ai un certain plaisir à le faire. C’est ce que faisaient les rappeurs ou les artistes qui m’intéressaient et ça m’a fait évoluer intellectuellement, philosophiquement, en tant qu’être social. Je trouve que ce rôle de transmission est l’un des rôles de l’art, quel que soit le médium. Un film, un tableau, un morceau, ce n’est pas qu’un moment de divertissement. Ça doit pénétrer l’auditeur, le spectateur, et à son tour jouer un rôle de graine en quelque sorte en le poussant vers quelque chose d’autre. Je crois beaucoup à cet aspect nourrissant.

A : Paradoxalement, je crois savoir que tu as une aversion pour le rap politique. Un groupe comme Assassin par exemple…

L : [Il coupe] Effectivement, je suis passé complètement au travers. Ça ne m’intéressait pas du tout.

A : Comment l’expliques-tu ?

L : Assassin il y a aussi une histoire de forme. Mais cet aspect premier degré manque de magie, de poétique. Quand Oxmo me raconte une histoire de mafieux, il y a quelque chose de poétique qui va avec, des images évocatrices. Je n’entends pas ça quand j’écoute Assassin. J’entends des pourcentages, la guerre… [Pensif] C’est un peu comme les hyper-réalistes en peinture : ils te refont la table du bar, exactement comme elle est et comme tu la vois. Du coup où est l’œuvre s’il n’y a aucun élément poétique, vibratoire ? Ce qu’on fait, c’est de la musique, et je pense que cet aspect poétique, qui est un des mots que j’utilise beaucoup et qu’on pourrait remplacer par… [Il cherche son mot]

A : Magique ?

L : Oui, peut-être, la transmutation du réel en une image musicale, rappée dans notre cas. Et puis on ne va pas se mentir, la politique trop stricte dans le rap, je la trouve souvent un peu feinte. Il y a quelque chose de l’ordre de l’auto valorisation chez ces artistes, une façon de se donner un beau rôle. [Pensif] Un morceau de rap pour moi n’est pas un format apte à transmettre des idées de façon très directe. C’est pour ça que moi, j’aime bien passer par des biais, citer un auteur ou un film. Quand je cite Clouscard [écrivain et sociologue français, NDLR] dans une image un peu rigolote, j’espère au fond de moi que quelqu’un va aller lire ses livres. Et c’est en les lisant que l’auditeur en tirera de réelles idées, philosophiques, politiques, économiques, pas en écoutant une chanson de rap.

A : Tu as pourtant des phrases très politiques tout de même. “En bon cadavre social, je prends mes rêves pour mes désirs” sur “Ne lève pas ta main en l’air” ou encore “Faut savoir que l’corps social projette de l’écume sur le sol / S’il s’étouffe avec sa langue, il faut le mettre sur le côté / Et puis vite appeler un prêtre, un logo dollar sur le col” assez récemment sur le titre “Caol Ila”. Quand on parle de corps social, en général, on passe un message.

L : Oui mais tu vois, là, je passe par une transposition poétique.

A : Bien sûr, mais on sent un regard politique derrière tout de même.

L : Totalement, mais si le propos politique est transcendé, ça m’intéresse. Des peintures de Picasso sont hautement politiques, des symphonies ou des pièces musicales sans mots comme celles de Krzysztof Penderecki [Compositeur et chef d’orchestre polonais contemporain, NDLR] sont très politiques. Et pourtant il n’y a pas un mot dedans. Il transcende quelque chose de politique avec ses outils, qui sont les notes et les partitions. Chez un rappeur, l’outil ce sont les mots, et il doit transcender son propos, pas dire “la guerre ça tue des gens.”

A : Est-ce que ce que fait Rockin Squat, ou Immortal Technique si on veut prendre un Américain, ce n’est pas tant de dire “la guerre ça tue des gens”, mais plutôt relier des faits, quitte à se prendre les pieds dans le tapis et tomber dans le conspirationnisme ? Est-ce que ce n’est pas ça l’intérêt d’Assasin ou de ce genre de rap : tisser une toile, une mécanique du monde ? L’œuvre d’Assassin ne peut pas se réduire à “La guerre c’est mal”, si ?

L : [Rires] Non, je grossis le trait évidemment et je n’étais pas spécialement focalisé sur Assassin dont je connais assez mal l’œuvre d’ailleurs, puisque j’ai toujours eu du mal à rentrer dedans. Je parlais plus d’une démarche. Le premier degré est insupportable en musique. On a souvent eu ce débat avec Lapwass et lui, le premier degré, ça le fait rire aux éclats.

« Dans le rap aujourd’hui, les sujets compliqués ou difficiles sont souvent évacués afin de ne pas heurter les gens et toucher le plus de monde possible. »

A : Quand on y pense, c’est vrai qu’au sein de L’Animalerie, pas un seul de vous n’était premier degré.

L : Bah non ! Parce que c’est important de pouvoir aborder quelque chose de très noir de manière soit belle, soit drôle. Il y en a qui l’ont fait, qui disent des choses horribles en étant très drôles.

A : Les CDK par exemple.

L : Oui, ou Anton [Serra, membre de L’Animalerie, NDLR] qui est très fort pour ça. Il faut dire les choses de manière forte en fait. On peut faire tellement de choses avec les mots qu’on se doit quand même une certaine exigence par rapport à l’écriture. On peut aborder des questions politiques de plein de manières différentes, et moi j’en aborde c’est vrai, parce que des choses comme le monde social, le monde politique, ça m’intéresse. Et puis au-delà du pouvoir d’évocation, j’aime bien aussi utiliser une certaine provocation, parce que c’est aussi le rôle de la musique, surtout du rap. Ces derniers temps on sent que les gens ont du mal avec les discours contradictoires. Quelque chose est devenu très lisse, parce que le rap est devenu un véritable objet commercial rentable. Les sujets compliqués ou difficiles sont de plus en plus évacués afin de ne pas heurter les gens et toucher le plus de monde possible. Moi j’ai toujours été partisan d’y aller un peu franco, quitte parfois à prêcher le faux. [Il sourit] Intégrer dans un morceau quelque chose que je ne pense pas pour que ça questionne, avec une certaine souplesse artistique, du discours, qui doit être agréable à entendre, faire sourire, générer des émotions ou sentiments chez l’auditeur.

A : Tu as des textes très denses et avec beaucoup de références. Tu sors beaucoup de disques chaque année.

L : Moins ces derniers temps tout de même !

A : C’est vrai, et d’ailleurs c’est peut-être pour ça que je suis enfin là !

L : [Rires]

A : Est-ce que tu n’as pas peur que l’auditeur soit submergé par cette profusion, autant dans les références que dans la densité du texte ?

L : Je ne me pose pas la question. Je mise sur la curiosité de l’autre, sa volonté de comprendre. Après je ne me leurre pas. Ce que je fais n’a jamais été grand public. Ce n’est pas quelque chose qui se diffuse, que les gens vont écouter en soirée. Donc oui, je sais que ça arrête très vite beaucoup de gens. Mais ça ne me pose pas de problèmes. J’ai une vision de mon objet artistique, et j’essaie de l’incarner en musique. Ce que ça devient après et comment c’est perçu, ça ne me concerne presque pas finalement. Après, effectivement, je pense qu’il y a eu une période où c’était vraiment trop dense : trop de sorties, trop de morceaux. Donc au-delà de l’objet, je pense qu’il y a une question sur la fréquence, parce qu’à un moment, ça a été tellement dense que des chansons que, moi, j’estime importantes dans mon corpus sont peut-être passées à la trappe. Après j’ai toujours eu cette vision qu’un album pouvait être découvert des années plus tard. J’ai moi-même énormément de plaisir à découvrir des disques parfois des dizaines d’années après leur sortie.

A : Qu’est-ce qui explique que tu aies ralenti le rythme de tes sorties ?

L : Mes activités éditoriales prennent de plus en plus de place, pour mon plus grand plaisir ! Je suis moins axé uniquement sur le rap, et c’est agréable. Je n’en prends conscience que maintenant, mais laisser plus de temps entre les créations permet de moins se répéter. Ça te permet aussi d’évoluer, tu reviens avec un discours plus équilibré. Bon, c’est aussi peut-être que j’ai vieilli, j’ai quarante piges maintenant, et à trente ans j’avais envie de tout niquer et faire des égotrips taquins. [Sourire] Maintenant peut-être que c’est un peu plus mûri, mais je pense qu’une fréquence moins dense joue aussi. On écrit différemment, on se précipite moins, il y a moins de déchets. Là on va sortir un album avec Lapwass et quand on l’a écouté après l’avoir terminé, je me suis dit qu’il y avait très peu de rimes pour lesquelles j’aurais pu m’abstenir. Alors quand je réécoute des choses qui sont sorties quand je sortais 4000 trucs en même temps, il y a des rimes que je sens écrites au bar dix minutes avant d’enregistrer parce que j’étais dans une frénésie. Si ça faisait deux mois que je n’avais rien sorti, il fallait au minimum que je fasse un EP. Et les gens aimaient ça ! À ce moment-là je pense que je suis tombé dans une caricature en donnant aux gens ce qu’ils attendaient. C’était idiot, et paradoxalement je prenais beaucoup de plaisir à le faire.

Whisky

L : Whisky !! [Rires] J’essaie d’en boire moins. Déjà parce que ceux que j’achète coûtent cher et puis je fais aussi de plus en plus attention en vieillissant.

A : C’est bien !

[Il se marre]

A : Tout le monde n’y arrive pas, j’en suis un exemple.

L : C’est vrai ? [Sourire]

A : Oui.

L : J’essaie de faire plus attention, pas qu’à ma consommation d’alcool d’ailleurs. Il n’y a pas si longtemps j’étais encore dans un truc “je m’en bats les couilles, je mange ce que je mange, je bois ce que je bois, si je dors pas je dors pas.” Là j’essaie de faire un peu plus attention, notamment pour des raisons de création. Ne pas faire attention, ça a vraiment de forts impacts sur ton cerveau. Pas que l’alcool hein ! Le sucre aussi, l’absence de sommeil, l’absence de stimulation par l’apprentissage, d’une langue, d’un instrument de musique, peu importe. Et s’il y a bien une chose qui me fait peur dans la vie, c’est la dégénérescence cérébrale. C’est vraiment quelque chose qui me terrifie, et plus je lis des études sur ces sujets, plus ça m’inquiète, plus je fais attention. Je ne suis pas quelqu’un qui peut beaucoup boire, donc j’atteins rapidement des ivresses intermédiaires, et ces états d’ivresse m’ont permis d’écrire… D’où ce piège, où assez vite tu tombes dans des états émotionnels très ambigus.

A : Tu as dit avoir l’alcool mélancolique.

L : Totalement, et c’est d’ailleurs pour ça que je parle d’états émotionnels ambigus, car chez moi il y a une part de joie dans la mélancolie. Il y a une tristesse, certes, mais dans laquelle je trouve un carburant intime assez fort, qui m’a permis d’écrire beaucoup de choses. Il y a eu une période où j’utilisais beaucoup le whisky pour entretenir cet état.

A : Tu t’es mis à boire tard non ?

L : Oui, vers 25/26 ans.

A : Qu’est-ce qui t’a amené à boire, ou du moins à y prendre goût ?

L : Eh bien, je ne sais pas. Jeune je ne buvais pas, pas même de la bière, et à la vingtaine, quand j’allais au bar avec les autres, je buvais des laits fraise. [Rires] L’alcool est venu progressivement, mais assez vite en fait. Je pense que les gens qui prennent goût à l’alcool, ce n’est pas à cause du goût mais de cet état justement. C’est très dangereux ce que je vais dire, mais il y a un aspect magique dans l’alcool. Des personnes tombent dedans lourdement, j’en ai connues… Mais l’alcool propose une solution rapide, efficace et abordable à toutes sortes de problématiques intimes. Ça permet de contourner un mal-être, une situation complexe, par un état soit jubilatoire, soit de flottement. C’est une stratégie d’évitement du réel.

Lucio Bukowski - « Titanik bar »

A : Où la descente est dure…

L : Oui. D’une certaine manière, on en revient à notre discussion sur la politique : il faut toujours se méfier des solutions simples et rapides. Très souvent ce n’est pas le bon cheminement. En général, la bonne perception du réel passe par des processus longs et fastidieux. Mais bon, on a pas toujours le temps, alors, parfois, on prend des raccourcis, et l’alcool en est un. Cheminement court : danger. Cheminement long : plutôt la bonne voie. Après ça demande de l’énergie. C’est comme une œuvre musicale, ça prend du temps.

Producteurs

L : Ah, on va pouvoir les citer !

A : C’est important pour toi, non ?

L : Il faut citer les gens, oui. Il faut citer les gens sans lesquels tu n’aurais pas pu faire grand-chose. Dès le début j’ai fait ça quand je sortais un morceau : le créditer Lucio Bukowski et le nom du producteur, sur la même ligne, au même niveau. Je trouve ça scandaleux qu’encore aujourd’hui, notamment chez les grosses têtes d’affiche, il faille descendre tout en bas de la description du morceau pour savoir qui a fait le beat. Parce qu’en fait, c’est la moitié du travail ! Moi, j’ai commencé avec mon gars Kader, ensuite avec Nestor Kéa et Milka, puis Oster Lapwass. Et clairement sans eux, l’histoire n’aurait pas été la même. Sans Lapwass je pense que je n’aurais jamais sorti un vrai disque, on ne serait peut-être même pas sortis de nos chambres. Un producteur est un type obsédé par la musique qui se met au service d’un autre type dont on va parler. Je trouve la démarche du producteur encore plus honnête que celle du rappeur, parce qu’il y a une plus grande gratuité dans le geste. J’ai en plus eu la chance de tomber sur des beatmakers très productifs et qui partageaient un peu la même gamberge, celle de beaucoup expérimenter et de ne se priver de rien. Assez vite, avec tous ces mecs, peu importe lequel, que ce soit Lionel Soulchildren, Mani Deïz, Tcheep, Kyo Itachi et tant d’autres, on est rentrés dans un système où c’est carte blanche pour eux comme pour moi.

A : C’est-à-dire ?

L : C’est-à-dire que j’enregistre, et après ils font ce qu’ils veulent. Il y en a comme Oster qui vont tout retoucher au point que l’instrumental n’aura à la fin plus rien à voir avec ce sur quoi j’ai posé. Et il y en a d’autres comme Mani Deïz ou Tcheep qui ne retouchent que très peu. Puis tu as des gens comme Lionel Soulchildren qui te font poser sur un squelette et qui lui font prendre vie ensuite. Et ce système de carte blanche fonctionne dans l’autre sens. Jamais un beatmaker ne m’a dit “je ne suis pas d’accord avec cette rime” ou “tu devrais revoir la rythmique de ta phrase.”

A : Ça ne t’a jamais manqué de ne pas avoir de retour en temps réel ?

L : Non. Aucun mec de L’Animalerie n’aurait jamais accepté que quelqu’un vienne mettre son nez dans son texte. Même entre nous, quitte à se tromper. C’est avec Anton que j’ai fait le plus de titres, et jamais on ne s’est dit l’un à l’autre que le texte aurait dû être comme ci ou aurait été mieux comme ça. Jamais ! Si l’autre veut le faire de telle façon ou dire telle chose, il le fait. On l’accepte intégralement. Et cette liberté au sein de l’Animalerie allait au-delà de la production ou l’écriture. Si un type s’était vu proposer un contrat avec un label ou Universal, on lui aurait tous dit : “Bsahtek, vas-y.”

A : Pour revenir sur les producteurs, il y a ce mythe qu’il serait celui qui est le sachant, celui qui a l’oreille musicale, quand le rappeur serait celui qui a l’énergie. Comme si le producteur était le structuré et que le rappeur était l’impulsif. Comme tous les mythes, il y a une part de vrai et une part réductrice, mais il y a cette image du beatmaker qui volontairement ou de façon innée, façonne le rappeur. Est-ce que toi tu dirais que tous ces producteurs t’ont construit ?

L : Bien sûr. Pour le coup, moi j’ai bossé avec des types qui souvent sont des musiciens. Nestor est multi-instrumentiste, Tcheep vient aussi de l’univers du rock, et du coup, parfois, ça m’a peut-être un peu conditionné dans le rôle de rappeur-auteur en me disant qu’effectivement eux étaient l’oreille musicale. Cela dit, j’ai un peu contourné la chose en faisant quelques prod moi-même [sous les noms de Haymaker et Louise Kabuki, NDLR] ce qui m’a permis de déconstruire cette espèce de mythe. Mais évidemment, il y a un côté construction dans toutes ces collaborations. Et puis travailler simultanément avec plusieurs producteurs m’a permis de me confronter à des cultures musicales diversifiées et des états d’esprit différent. À la fois ça m’a poussé dans une surproduction parce que quand tu travailles avec cinq producteurs, tu travailles sur cinq projets en même temps, mais ça m’a permis de  me remettre en question d’un projet à l’autre, et ça a été super nourrissant pour moi. Surtout que je ne fais pas qu’un disque avec eux. Du temps s’écoule puis on en refait un autre. Et entre le temps qui sépare deux collabs, eux aussi ont évolué. Et ça permet de complexifier ma vision, dans le bon sens du terme. Ça rend la chose motivante. Plus j’espace les disques, plus je prends le temps de les faire, plus l’enthousiasme et l’engouement sont forts. Avec Tcheep, à chaque fois qu’on se lance dans une tape, on est comme des gosses. Pourtant, les projets marchent moins qu’il y a 6 ou 10 ans, on a moins d’exposition. Et malgré tout, on est de plus en plus contents. Avec Lapwass c’est pareil : chaque nouveau disque, on le trouve meilleur que le précédent, ce qui souvent n’est pas l’avis du public qui se raccroche à des disques précédents, car c’est avec celui-ci qu’ils t’ont découvert ou que celui-là correspond à une période de vie qui compte pour eux. Mais pour nous, ce qui importe c’est que le dernier disque en date soit toujours celui où on se dit : “putain, on n’avait pas encore fait ça.” Ça me rend vraiment heureux. Sincèrement, chaque type avec qui j’ai fait ne serait-ce qu’une seule prod, je le remercie du fond du cœur car, en partageant leur univers avec moi, ils m’ont poussé à m’ouvrir.

Éditions

L : Editions, encore au pluriel, comme pour producteurs !

A : Tu es aujourd’hui édité pour tes poésies et essais, mais je crois savoir que toi-même tu as été éditeur.

L : Oui j’ai été micro-éditeur.

A : La maison d’édition s’appelait Les Gens du blâme, c’est bien ça ?

L : Oui, qu’on a arrêtée cette année. Peut-être que ça renaîtra le temps d’un ouvrage, et puis redisparaîtra. C’était une maison de micro-édition sauvage. On l’a créée avec mon frère, à l’origine pour son roman. Il devait être publié sur une plus grande maison et au final ça ne s’est pas fait, donc on s’est dit qu’on allait le faire nous-mêmes. On en a vendu pas mal. Dans la foulée, comme j’avais des poèmes, j’y ai aussi publié mon premier recueil qui s’appelle Je Demeure paisible au travers de leurs gorges. Puis un deuxième, un troisième et on a arrêté car mon frère est passé dans d’autres choses qui ne nécessitaient plus d’avoir une maison d’édition et moi j’ai enchaîné sur des maisons un peu plus conséquentes. J’ai recherché un peu ce côté prestigieux, entre guillemets, d’éditeurs qui travaillent avec des librairies qui mettent en avant des indépendants et des œuvres plus pointues. La bascule vers ces maisons est confortable pour moi, car elles me permettent d’être diffusé partout.

A : Je peux dire de toi que tu es auteur ?

L : Oui, ça me va. Je préfère à artiste qui est un mot qui m’a toujours un peu gêné.

A : Cette envie d’être auteur, est-ce que tu la lies à cette envie d’être rappeur ?

L : Oui, l’un nourrit l’autre. Par contre, les périodes où j’écris de la poésie ou un récit, je n’arrive pas à écrire du rap et inversement.

A : Ludovic Villard ne peut pas être Lucio Bukowski et inversement ?

L : Non. Ce sont deux exercices réellement différents pour moi, mais qui s’échangent des particules. Après ça reste de l’écriture et c’est pour ça que l’un nourrit l’autre. L’œuvre poétique est plus libre puisque je fais essentiellement des vers libres, donc je ne me casse pas trop la tête avec des notions de versification ou de longueurs de pieds. J’écris dans l’espace de la feuille, et en digérant ça, je remarque que je m’autorise spontanément une plus grande liberté dans le rap, notamment dans l’intégration des silences. Moi je suis obsédé par remplir la mesure de mots, et je réalise que depuis deux trois ans je le fais un peu moins. Je pense que la poésie m’y a aidé. Quand j’écris un poème de 4 lignes et que je m’autorise à laisser le reste de la feuille blanc, peut-être qu’inconsciemment je l’ai réinterprété dans le rap en apprenant à laisser des breaks. Le dessin aussi m’apporte aussi des choses. Quand j’écris un morceau de rap, il y a quelque chose de très visuel. Je ne pourrais pas l’expliquer très clairement, mais c’est un peu comme si tout partait de formes en suspension dans lesquelles les mots viennent se caler. Ce que je veux dire en essayant d’expliquer ça, c’est que j’intellectualise très peu, contrairement à ce que mes textes peuvent laisser penser.

« Je préfère le mot « auteur » à celui « d’artiste », qui m’a toujours gêné. »

A : Le milieu du livre et du rap n’ont rien à voir.

L : [Rires] Vraiment pas !

A : Comment composes-tu avec ce milieu plus feutré et plus cérémonieux ?

L : Un peu solennel tu veux dire ?

A : Oui, avec en filigrane cette idée que faire un livre est un peu un statut qu’on te donne, et qu’on ne te donnerait pas en tant que rappeur. J’en reviens à ce mot d’auteur qui n’est jamais utilisé pour un rappeur. Tu es par exemple invité sur France Culture en tant qu’auteur.

L : En fait, je pense qu’il y a deux choses différentes. Il y a ce que tu dis : être interviewé pour une revue ou une émission dans laquelle le format exige une certaine retenue, où tu ne peux pas trop t’ensauvager ni te lancer dans de longues explications, donc tu as tendance à appauvrir ton discours parce qu’il faut que tu répondes précisément. C’est un exercice que j’aime malgré tout, parce qu’il te force à désosser ton œuvre pour en rendre la substance, la moelle. Mais autour de la sortie d’un livre, il y a plein d’autres événements, et notamment tout ce qui est rencontre hors-promotion. Par exemple, il y a quelques mois de ça, dans le cadre de la sortie du premier recueil au Castor Astral [la maison d’éditions qui publie ses poèmes et récits, NDLR], j’ai été faire une rencontre avec des prisonniers condamnés à de longues peines à Melun. Là c’est tout autre chose. Tu es avec des gens foncièrement différents de toi et de ceux que tu rencontres tous les jours. Pour beaucoup ce sont des gens d’un certain âge, qui sont en prison depuis très longtemps. Et là, il ne s’agit plus d’expliquer ce que tu fais mais d’avoir un véritable échange autour de l’écriture, dans lequel il n’y a quasi aucune limite. De ce point de vue là, c’est plus intéressant qu’un échange autour d’une interview. Je suis aussi dans un programme où je vais dans les classes d’un lycée professionnel pour bosser avec les élèves sur des poèmes et c’est pareil : ce que tu as écris n’est plus seulement une page lue par un lecteur, mais une confrontation sociale. Et là ça prend tout son sens, car le poème vu à travers le prisme du lecteur ou de la lectrice, qui le relie à sa propre expérience, c’est une autre dimension qui est super intéressante. Ça m’apporte beaucoup émotionnellement et intellectuellement.

Flow

L : Flow !

A : J’ai cru comprendre qu’une des principales personnes qui t’avait poussé à casser un peu le côté linéaire et monocorde de ton flow, même si ça reste du Lucio Bukowski, c’est Eddy Woogie. [Membre de L’Animalerie, anciennement connu sous le nom de Dico, NDLR]

L : Oui, entre autres.

A : Pourquoi ?

L : Ce n’est pas le seul qui m’a poussé, mais dans l’Animalerie Eddy c’est celui où je me suis dit… [il fait une mimique bouche bée, NDLR] En fait, il y a eu une période où chaque morceau qu’il faisait était un nouveau flow. J’ai été fasciné par cette faculté à faire tout le temps évoluer ton objet artistique. Eddy a en plus quelque chose de très musical, il sait chanter, il y a quelque chose qui semble facile pour lui. Pour moi ça l’est moins, car je me suis longtemps structuré autour d’une unique manière de faire. Je ne me suis pas remis en question assez tôt. Du coup, j’ai longtemps été prisonnier de ce flow monocorde, pour des raisons que je m’explique totalement.

Eddy Woogy - « Lodela »

A : Lesquelles ?

L : Simplement car j’accordais beaucoup plus d’importance au texte qu’à la musicalité.

A : Surtout qu’au départ, tu écrivais sans instru non ?

L : En plus ! J’écrivais au mètre, après je coupais, Lapwass me filait des prods au même BPM et je rappais. Toutes les vidéos chez Lapwass, j’ai quasi tout écrit sur les mêmes des faces B américaines. Mais petit à petit, en voyant des gars comme Eddy, en admirant en des rappeurs comme MF Doom qui ne se sont jamais répétés, ça m’a donné envie de bouger. Ça a été long, un cheminement avec des petites expérimentations, des rythmes ternaires ou alors un peu plus rapides. Au fur et à mesure, j’apprends. À intégrer des silences comme je le disais plutôt, ou à avoir des rimes qui finissent sur la mesure suivante, voire même parfois faire des phases sans rimes.

A : Si je fais un lien entre le moment où tu te mets au ternaire et un rap plus souriant de ta part, ça t’étonne ?

L : [Il réfléchit] Le ternaire implique un truc de l’ordre du sautillement, donc c’est possible oui. J’en reviens au cerveau. Il y a des études qui montrent qu’en musique, la syncope déclenche des éléments de motricité cérébrale. Quand tu bouges la tête sur un morceau, ce n’est pas culturel mais cérébral et nerveux. Et pour en revenir au ternaire, je remarque que Lapwass ou Tcheep y mettent souvent des claviers un peu solaires ou souriants. Du coup je me laisse aller à des choses plus positives.

A : Je ne dis pas que tu es un rappeur rageux qui aime mordre les gens, mais sur un son comme “Personne ne gagne”, on voit qu’il y a un côté souriant à balancer des vannes et des critiques.

L : Mais ça je le faisais déjà au moment des freestyles chez Lapwass !

A : Oui mais il y avait un côté moins léger, plus sniper.

L : [Rires] J’étais peut-être plus premier degré oui !

A : Alors que là on ressent quelque chose de plus détaché, plus de l’ordre des balles perdues.

L : Peut-être oui. Mais c’est aussi que je ne fais plus de morceaux où je m’acharne sur un seul thème. Je vois qu’avec l’économie de moyens je peux dire des choses en trois rimes. Et souvent pour dire des choses en trois rimes, il faut avoir un petit sens du cynisme ou de l’ironie, il faut être méchant mais drôle en même temps. Mais en vrai je n’aime pas mordre les gens. [Rires] J’aime bien échanger !

A : Au-delà de ça, on voit une volonté de détruire les impostures, que ce soit celles des rappeurs ou du système marchand.

L : Oui, mais je ne me leurre pas non plus. Un morceau de rap n’a jamais fait s’écrouler l’industrie. [Rires]

« Ludo »

A : Celui-là, il faut le lire avec et sans guillemets. [“Ludo” est le titre d’un morceau que Lucio Bukowski a sorti en 2012, et c’est également le diminutif de son prénom, NDLR]

L : On m’a reparlé récemment de ce morceau ! J’ai fait une rencontre avec des services civiques, autre conséquence de la sortie de mon recueil de poésie. Une jeune femme m’a cité des bouts de ce morceau et j’ai réalisé que je ne m’en rappelais plus trop. C’est marrant, car dans ce titre, je me dis en quelque sorte à moi-même “on en reparle dans dix ans”, et finalement c’est maintenant ! C’est typiquement ces titres que tu écris à un âge où il y a une inquiétude sur l’avenir. Où il y a également la volonté de se comprendre soi. Ce cheminement, je pense l’avoir fait en grande partie. Beaucoup de questions que j’abordais dans ce morceau ont été réglées. Le sens de l’existence, ce qu’on place en avant, quelle personne on a envie d’être. Est-ce que je voulais être une entité artistique ou être quelqu’un dans le réel ? Et comment gérer le rapport entre les deux ? Ça parlait un peu de ça et quand je me regarde aujourd’hui, je pense l’avoir assez bien géré.

A : Pour parler de Ludo sans guillemets, sur l’un des petits morceaux de papier que tu n’as pas encore retournés, il y a le mot “casanier”.

L : Je le suis complètement. Je le suis parce que j’aime apprendre, c’est obsessionnel, c’est terrible. Ludo avec un bouquin, ça fait rire les gens autour de moi. C’est vraiment une obsession : j’ai envie de comprendre plein de choses, de plonger dans tous les thèmes. Le soir je lis, je regarde des films, j’écris, je travaille et je fais ça depuis que j’ai seize ans. Je ne vais pas en soirée. La semaine dernière, je suis sorti pour aller voir Grems qui faisait un concert ici, dans Les Pentes [quartier de La Croix-Rousse, à Lyon, NDLR], et je disais à Lapwass que je n’arrivais même pas à me rappeler de la dernière fois où j’ai été à un concert. Je suis bien chez moi, je suis dans un boulot où toute la journée je côtoie des gens, donc le soir je suis chez moi, dans ma cellule d’études.

A : C’est monastique ?

L : Un petit peu. Ascète avec des libertés, qui voit des gens le jour et boit un peu de whisky le soir. [Sourire]

« Si ma vie est monastique ? Un petit peu, celle d’un ascète avec des libertés, qui voit des gens le jour et boit un peu de whisky le soir.  »

A : Je t’ai lu dire que la paternité t’avait donné un côté pessimiste.

L : Oui.

A : C’est toujours vrai ça ?

L : Quand je n’étais pas encore père, un ami m’a dit m’a dit cette chose très belle : “quand ma fille est née, j’ai découvert à la fois l’amour illimité et la peur illimitée.” Je trouve que c’est vraiment ça. D’un coup il y a ce miracle d’avoir engendré un enfant, et en même temps il y a cette peur qu’il lui arrive quelque chose, et cette responsabilité extrêmement lourde. Et même quand il grandit, quand il atteint un âge où il est autonome, ces deux sentiments perdurent. Et ce pessimisme vient de questionnements sur la mort. La mort ne m’inquiétait pas avant d’être père, parce que nourrisson j’ai eu une sténose du pylore [hypertrophie d’un muscle de l’estomac empêchant le processus digestif, NDLR] et j’ai failli y rester. Par miracle j’ai survécu. Et depuis que je suis petit, ma mère me répète cette histoire. Du coup j’ai grandi en intégrant cette idée que tout le reste de mon existence est du bonus. C’est pour ça que contrairement à ce qu’on pourrait croire en écoutant certains morceaux ou en lisant certains de mes poèmes, je ne suis pas du tout pessimiste. Je suis content de me lever le matin et de rencontrer des gens. Mais avec la naissance de mon fils, cette insouciance par rapport à la mort a changé, comme pour plein de gens je pense. À la fois sa mort à lui, mais aussi la mienne. Si je meurs, qu’est-ce qui va se passer pour lui ? Ça fait naître de fortes inquiétudes. Parfois la nuit tu regardes le plafond les yeux ouverts, et tu te dis “là faut pas que je crève.” [Rires]

A : À l’époque, tu avais dit que ce “Ludo” faisait partie de tes 10 morceaux favoris.

L : Ce n’est plus le cas maintenant. Formellement, c’est un morceau issu de Sans Signature, et je trouve que c’est un album qui a vieilli. Je sais que les gens l’aiment bien car c’est le premier véritable album, donc il a son côté fondateur et carte de visite. Mais moi je ne prends pas de plaisir à le réentendre. Et “Ludo” fait partie de ces titres que tu fais à un moment de ta vie parce que tu as besoin de les faire pour passer un cap. Mais avec le temps qui passe, ils perdent de leur intérêt.

Lucio Bukowski - « Ludo »

A : Le fond de ma question était un peu là. Est-ce qu’une page de vie s’est tournée, est-ce que ce Ludo là n’est plus celui-ci d’aujourd’hui ?

L : Quand tu mets de toi dans ce que tu crées, il y a forcément une bascule. Il y a des morceaux où c’est flagrant que tu les as faits pour extérioriser. Et souvent, tu réalises qu’ils sont moins aboutis que des morceaux que tu travailles plus d’un point de vue esthétique. Ça n’empêche pas qu’ils ont leur propre magie, mais tu oscilles toujours un peu entre ce besoin de mettre de soi et un travail esthétique.

MC Solaar

L : [Surpris et dubitatif] OK ! [Rires] J’en ai écouté il fut un temps, à l’adolescence. Honnêtement, je ne le mettrais pas dans les artistes qui m’ont influencé même si je vois pourquoi on peut le penser.

A : Pourquoi selon toi ?

L : À cause du souci de l’écriture. Mais ce n’est pourtant pas quelqu’un que j’ai beaucoup écouté. Ça s’est en plus cantonné à certains disques précis. Solaar ne m’a pas du tout influencé comme Oxmo a pu le faire. C’est Oxmo qui a joué ce rôle, qui m’a mis en tête cette idée qu’il faut que ce soit bien écrit tout en étant un peu fou et magique.

A : Tu trouves qu’il n’y a pas de magie chez MC Solaar ?

L : Non, ce n’est pas ce que je dis. Mais je trouve qu’elle fonctionne mieux chez Oxmo. Quand je réécoute Solaar, même des vieux morceaux, je trouve ça très sage. Alors qu’Oxmo je trouve qu’il y a une vraie prise de risques, la volonté d’assumer quelque chose de singulier. C’est en ça que je parle de magie. Ça n’enlève pas le respect que j’ai pour Solaar, pour les productions de Jimmy Jay, mais ça ne m’a pas apporté des choses dans ma propre réalisation artistique.

A : Si j’ai choisi de mettre ce nom propre, ce n’est pas pour une influence supposée, mais plutôt des points communs entre Solaar et toi. Il y a évidemment ce côté très écrit, et surtout très référencé, des références qu’on entend rarement chez d’autres rappeurs. Il y a ce côté rappeur préféré des gens qui n’aiment pas trop le rap. Et enfin, et ça m’est venu en lisant cet entretien que tu as accordé en 2015, il y a ce côté populaire au sens où toi comme lui parlez des gens, de la rue au quotidien, mais pas de banlieue spécifiquement. Alors que vous venez l’un et l’autre de banlieue, toi de Saint-Priest en l’occurrence.

L : Dans ce que tu dis, le dernier point est super important pour moi. Dissocier l’idée de représenter quelque chose qui s’appelle la banlieue et quelque chose qui s’appelle la rue. [Il réfléchit] J’ai une vision qui s’inscrit peut-être dans des littératures sociales d’un autre temps, mais pour moi ce qui compte c’est la rue. Je ne veux représenter personne, ce n’est pas le sens de ma musique. Mais la rue, tu y trouves de tout. Tu y trouves aussi bien des gamins qui cherchent du taf que des ouvriers, des couples retraités qui vivent dans des taudis avec des retraites minables que des femmes qui pratiquent des métiers hyper difficiles, et moi c’est cet aspect social qui m’intéresse, celui de l’infra-monde, de ces gens qui charbonnent et en chient. Je ne veux pas tomber dans des analyses marxistes sur les rapports de production mais c’est ça qui m’intéresse. Peut-être parce que je me suis politisé plus jeune. Et je n’avais pas envie de faire du slogan, encore moins sur la banlieue. Une fois que tu es dans l’image slogan, c’est fini, tu ne peux plus faire que ça, on ne retient plus que ça comme les slogans qui sont la dernière chose qu’on retient de Mai 68. En plus, j’ai quitté Saint-Priest assez jeune, vers 15/16 ans. Et honnêtement, dans le cœur des villes, j’ai vu des populations encore plus en détresse que dans le quartier d’où je venais. Moi, mon objectif c’est de parler des gens dont on ne parle jamais. Et force est de constater que dans le rap, il y a une surreprésentation du discours sur la banlieue, qui est en plus assez cliché. Beaucoup de gens trouvent que les médias ont un discours très cliché sur la banlieue, mais j’entends beaucoup de rappeurs qui n’ont pas su faire mieux qu’une sorte de contre-cliché. Pourquoi ? Parce que c’est difficile d’aller chercher des facteurs historiques et politiques et de les mettre en forme dans une chanson.

« Je n’ai pas envie de faire du slogan (…) car une fois que tu es dans l’image slogan, c’est fini, tu ne peux plus faire que ça. »

A : Tu as utilisé le terme infra-monde. Peux-tu le développer un peu ?

L : Un monde non représenté ailleurs que lorsqu’on y est. J’ai publié récemment un bouquin qui s’appelle Cartilages et qui parle de ça. J’ai bossé dans une boîte de déménagement pour payer mes études, et là j’ai constaté l’un de ces infra-mondes, parce qu’il y en a plusieurs. Cet infra-monde du travail dont personne ne parle, que personne ne remet en question, que personne ne critique, ni valorise. Et qui n’est même pas représenté dans le rap, parce qu’il y a ces postures et thématiques habituelles, banlieue, keufs, qui effacent toute une partie de la population qui est le sous-prolétariat de Marx et qui souvent vit en banlieue. Ça, ce sont des choses qui m’intéressent.

A : Cet infra-monde est très visible quand tu fais des horaires décalés par exemple.

L : Dans Cartilages, j’utilise le terme “angle-mort social” pour parler de ça. Tous ces gens qui sont dans le train de banlieue à 5h30 du matin, que personne ne voit, et qui y sont pour préparer la journée des autres en nettoyant les bureaux, en faisant des livraisons, en sortant de l’usine pour fabriquer des objets, etc. Et ça, la façon dont la société est organisée font que ce sont des choses qu’on ne veut pas voir, qu’on sépare.

Lyon

L : C’est un gros sujet ça ! [Rires]

A : On vient de parler de ville et d’urbain en général, et Lyon occupe évidemment une place dans ton œuvre. La ville est aujourd’hui identifiée comme une place importante du rap, mais pendant longtemps, ça n’a pas été le cas.

L : Les gens ne se rendent pas vraiment compte mais assez tôt il y a eu une scène rap à Lyon. Quand je commence à être obsédé par le rap, à en écrire un peu, je fouine forcément un peu la scène locale. Il n’y a pas d’internet, et on allait surtout à Gibert où les mecs laissaient leurs tapes. Dans la deuxième moitié des années 1990, il y avait une bonne faune locale avec Color, IPM, les mecs de l’Armée du ruban rouge, et pour nous c’était vraiment des gloires locales car il n’y avait quasi rien. La Galerie des glaces d’IPM, c’est un album que j’ai continué à écouter pendant hyper longtemps. Ça fait un moment que je ne me le suis pas mis d’ailleurs, mais je suis sûr que c’est un album qui a bien vieilli.

A : Je te le confirme.

L : Au niveau des flows, des thématiques, des prod, j’en suis sûr. Et c’est un album qui n’a pas eu une juste récompense. C’est un super album, excellent, cohérent et pro. Mais à part à Lyon, et un petit peu à Paris puisqu’ils y sont montés et y ont signé le deuxième album, qui n’a pas bien marché… Alors que pour moi c’est un classique du rap français. Il y a eu d’autres choses, la compil Premier Rugissement avec Casus Belli qui commence à arriver. Près de chez moi à Saint-Priest, il y a tous les gars du label 800 Industrie, il y a aussi les compil Piment Rouge, Canaille, la Bougnoul Smala, le Chaos Clan, Mr Zou il y avait plein de groupes en fait. Il y avait aussi un gros délire G-Funk chez certains à Lyon, on aimait bien ça ici. [Sourire] Mais effectivement, aucun groupe n’a réussi à poser un album au milieu de ceux des Marseillais et Parisiens.

A : Comment l’expliques-tu ?

L : Les structures ! C’est une vieille explication qu’on a ici : les structures manquantes, le peu de média et une tendance à faire son son dans son coin. Peut-être qu’il y avait une sorte de résignation de départ. “Ici on n’a pas de magasins spécialisés, pas de médias, on est complètement isolés, autant faire du son pour la ville.” Pour moi, l’un des plus grands rappeurs de la ville c’est Casus, et son classique, c’est un morceau sur Lyon fait pour les Lyonnais. Je ne pense pas que c’était du renfermement, mais plutôt l’idée d’être un prince local plutôt qu’un énième larbin à Paris. Et pour te dire, c’est une démarche que je trouve intéressante. Après, avec Internet et les réseaux sociaux, tout a changé, puisqu’avoir une structure n’est plus du tout l’alpha et l’omega. Les Gourmets sont les premiers à prendre ce chemin ici. Ils utilisent la facilité de diffusion d’internet, ils se font connaître, arrivent à tourner un peu partout. Et puis un peu après, j’ai envie de te dire qu’il y a L’Animalerie. Et aujourd’hui, il y a quelques gars que j’écoute. J’écoute un peu Lyonzon parce que j’apprécie et connais Gouap, il y a aussi des mecs comme Lallemand ou Sasso qui sortent du lot.

« Ici à Lyon, on préférait être un prince local plutôt qu’un énième larbin à Paris. »

A : Comment ces artistes lyonnais d’aujourd’hui perçoivent L’Animalerie ?

L : D’abord on ne s’est pas dit qu’on faisait du rap pour les Lyonnais mais pour nous quinze. [Rires] On a évacué l’aspect local. Tout partait d’un délire de performance en vase-clos. Et quand ça a commencé à avoir de l’écho, il y avait des gens à Lyon qui tenaient certains festivals. De vieilles histoires, on ne va pas citer de noms. [Sourire] Et ces gens nous ont complètement boycottés. Donc on a été jour ailleurs, et finalement on jouait partout sauf à Lyon d’une certaine manière. Jusqu’à ce qu’on finisse par faire deux Transbordeur [Salle de Musiques Actuelles à Lyon, d’une capacité de près de 2000 places, NDLR] à guichet fermé. Ça ils n’ont pas pu nous empêcher de le faire et là, la réalité des choses a rattrapé ceux qui nous boycottaient. Ils avaient beau avoir des subventions, quand on fait deux Transbordeur complets, ça devient difficile de faire comme si on n’existait pas. Évidemment on était fiers d’être Lyonnais, mais on ne voulait pas se cantonner à ça. Et quand tu regardes les groupes d’après, par exemple Lyonzon, ça a beau s’appeler Lyonzon, quand tu parles avec Gouap, à aucun moment ils se sont dits : “on va juste éclater les Lyonnais.” Ils se sont dits : “on va baiser tout le monde”, et ils ont réussi. C’est le groupe lyonnais qui a pris le plus d’ampleur ces dernières années. Même en termes d’intérêt artistique, ce sont eux le succès le plus flagrant. Quant au regard qu’ils nous portent, moi je ne connais personnellement que Gouap, et il y a une vraie bienveillance entre-nous. Et s’il a sûrement écouté des morceaux de L’Animalerie quand il avait 14/15 ans, ce n’est évidemment pas nous qu’il écoute aujourd’hui. Artistiquement on est dans des écoles très différentes. Mais je sais que certains nous ont écoutés. Ashe22 est un gros amateur d’Anton Serra par exemple, et quand t’y penses, ce n’est pas surprenant : cet aspect vandale, ce côté “on s’en bat les couilles”… Même si les styles sont différents, il y a un état d’esprit où les gens peuvent se retrouver.

A : Il y avait une fierté pour l’Animalerie dans les années 2010 ?

L : Nous on était fiers oui. Jouer partout en venant d’une ville maudite d’un point de vue rapologique, bien sûr qu’on était fiers.

A : Et des Lyonnais, de vous voir justement jouer un peu partout ?

L : Ah oui, je pense. Parce qu’en plus on aimait bien parsemer nos morceaux de références à Lyon, sans parler de l’aspect visuel avec ces vidéos qu’on tourne dans la ville, cette imagerie locale qu’on a complètement assumée et dans laquelle les gens pouvaient reconnaître leur rue, leur quartier. J’espère que les Lyonnais étaient contents d’avoir un groupe qui menait la ville un peu plus haut. Mais nous, on ne voulait pas être un groupe lyonnais. On voulait juste être un groupe de performers, qui fait de la zik et qui parle à tout le monde. On ne visait pas un public en particulier, et dans nos concerts il y avait de tout. C’est un truc dont on en était particulièrement contents. Si ce qu’on faisait touchait des gens si différents, c’est que c’était porteur de quelque chose de positif. À notre échelle bien sûr, on ne fait pas partie des groupes qui ont explosé. Mais avec rien, pas même un manager, on a tout de même réussi à faire quelque chose d’assez remarquable. C’est là que je nous lance des fleurs. [Rires]

A : Aujourd’hui, Lyon est une ville où des activistes d’extrême droite ont semble-t-il réussi à s’implanter. Je ne veux pas évidemment pas assimiler les Lyonnais et l’agglomération à l’extrême droite, mais est-ce que tu peux entendre que vu d’autres villes de France, on se dit que Lyon est une ville dans laquelle l’extrême-droite a pu s’installer un peu plus qu’ailleurs ?

L : Les fachos ont pris certains quartiers, certaines rues, oui. Après il faudrait interroger des mecs plus dans ces thématiques et questionnements là, quelqu’un comme Okis qui s’intéresse beaucoup à ces sujets. Mais les fachos, tu ne les vois pas dans la rue, sauf si tu vas dans la rue où ils ont leurs bars, leurs machins. Non, Lyon, ville d’extrême droite, non. Après c’est l’imagerie qui est transmise.

A : Par une partie des supporters de son club de foot notamment.

L : Je ne sais pas, je ne m’intéresse pas du tout au foot ni à L’Olympique Lyonnais, moi je viens d’une culture basket. Je ne saurais même pas te citer un joueur de L’OL cette année. En tous cas, pour arpenter Lyon énormément, je n’y croise pas de bandes de fafs en train de se balader dans les rues.

Chez Lapwass

A : Comme tu le vois, j’ai souligné le mot “Chez”.

L : Je vois ça. C’était clairement un laboratoire artistique. C’était le lieu de toutes les expérimentations. C’était le lieu où on se confrontait aux autres. C’était le lieu où on venait plein de certitudes et où l’enfoiré d’en face faisait qu’en sortant, tu n’en avais plus aucune. [Rires] C’était un lieu d’émulation et pour moi c’est fondamental. Je ne pense pas que je serais rentré dans un état d’esprit de vouloir produire, remettre en question les choses, s’il n’y avait pas eu des gars comme Eddy, Ethor Skull, Anton… Chez Lapwass c’était à la fois un laboratoire et un lieu de rencontre. C’était vraiment une atmosphère singulière : tu venais pour faire du rap, mais tu y venais aussi pour l’aspect humain : on buvait des coups, on rigolait.

A : On le voit dans les vidéos, autour d’une table, dans la cuisine, on voit que ça déconne en plus de rapper.

L : Mais on faisait n’importe quoi ! [Sourire] C’était tout petit ! On faisait des vidéos à dix, il n’y avait plus d’espace pour personne. C’était minuscule, un studio avec une mezzanine, un canapé et le bureau de Lapwass où il faisait son bordel. C’était un micro-lieu et cette proximité humaine générait une passion artistique. C’est un peu comme les peintres qui se retrouvaient dans la même ville et se confrontaient, en peignant le même sujet, en discutant. C’était un peu pareil et c’était fascinant. Même s’il y a plein de gars de l’Animalerie avec qui on ne se voit plus, je suis super heureux de cette période. Elle est vraiment belle.

A : Comment on arrivait chez Lapwass ?

L : C’est Lapwass qui te faisait venir.

A : Mais vous connaissiez-vous avant de vous retrouver là-bas ?

L : Oster connaissait un peu tout le monde, mais c’était compartimenté. Il connaissait Kacem de la fac, Anton du tag, Les Zéros Pointés [Ilénazz, Ethor Skull et Enapoinka, NDLR] de l’arrondissement où il a grandi. Quand Oster a commencé à faire du son avec Kacem, avec Anton, il a présenté tous ces gens les uns aux autres. Nadir est venu par les jeunes du CDK [Cidji, Dico et Kalams, NDLR], dont j’ignore la rencontre avec Oster. Et moi tout bêtement c’est par message. Oster était tombé sur des trucs que j’avais fait avec Milka et Nestor Kéa et il m’a invité. C’est Lapwass qui t’invitait. Il fallait que ce que tu faisais lui plaise et que l’aspect humain colle. Le noyau définitif s’est formé en un an, comme ça. C’est vraiment Lapwass qui décidait, on n’a jamais fait de comité pour savoir si on faisait rentrer untel ou untel.

A : Lapwass ne fait plus ça aujourd’hui, ou je me trompe ?

L : Non.

A : Est-ce que je peux en conclure qu’il n’a pas su dépasser cette aventure ?

L : Au contraire, je pense qu’il en a eu marre au bout d’un moment de faire des milliards de productions pour des milliards de gens pour des freestyles. Lapwass c’est un orfèvre et son but c’était vraiment de faire aboutir des projets. C’est ce qu’on a fini par faire. Lapwass c’est vraiment un obsédé de l’arrangement, un mec qui a 80 pistes sur son morceau parce qu’il décide qu’à la quatrième minute, il faut rajouter ça sur l’instru et que c’est à ce moment-là pour cette durée-là, et pas autrement. C’est un vrai expérimentateur, et c’est ce qu’il voulait faire artistiquement. Il en a eu marre de faire de la boucle, des trucs un peu trop simples et il a su accepter que ce côté freestyle meurt, que des gens arrêtent aussi, pour se tourner vers de la composition pure et faire des disques. Et autre chose qu’il ne faut pas négliger, c’est la fatigue. Toi tu viens faire un freestyle vidéo, tu le fais, tu rentres chez toi et tu regardes un film. Mais lui, il a toujours quelqu’un chez lui, toujours une production à faire, une vidéo à tourner. Je pense que les gens ne se rendent pas bien compte du travail qu’il a abattu.

A : Ce n’est pas votre meilleure performance, mais elle est particulièrement iconique d’une époque, voire d’un moment dans le rap français, c’est la vidéo L’Animalerie x 1995 justement chez Lapwass. Est-ce que vous, vous percevez la symbolique de ce freestyle près de 15 ans plus tard ?

L : [Assez surpris] Non, et je trouve que c’est loin d’être l’un de nos meilleurs, de tous points de vue. Nos couplets sont pas oufs à deux trois exceptions près dont Alpha Wann qui est déjà dans le Dadaïsme. Quand lui rappe, c’est malicieux, tu vois où ça va partir. Je comprends l’idée derrière ta question, c’est vrai qu’à ce moment-là on était deux gros collectifs. Eux sont montés très fort, très haut, et je peux voir dans cette vidéo ce côté rassemblement de super-héros avec des superpouvoirs, ce côté collectif qui s’était un peu perdu depuis la Mafia K’1 Fry, le Saïan Supa Crew et un peu plus tard la Sexion d’Assaut. Alors que je pense que les gens aiment entendre dix flows différents dans un morceau, dix façons de faire des images différentes. Il y avait aussi ce côté rencontre entre Paname et Lyon, et je pense que les gens ont trouvé ça beau. Même si on n’a jamais été proches et qu’on n’a pas cultivé de liens particuliers ensuite, il y avait de la bienveillance et artistiquement c’était super intéressant.

« Chez Lapwass c’était à la fois un laboratoire et un lieu de rencontre. »

A : Cette idée de confrontation artistique, en live, elle s’est un peu perdue.

L : Oui, il y a moins de mise en danger.

A : Tu le déplores ?

L : Il y a deux semaines, Grems jouait à Lyon et on s’est captés vite fait. On se rappelait de ce que ça faisait de jouer dans des salles devant vingt personnes qui n’en ont rien à foutre de toi. Et lui me disait qu’aujourd’hui, plus personne n’était chahuté comme ça. Je pense qu’il voulait dire ça : quand tu es un jeune rappeur en 2025, tu ne montes plus les degrés de l’initiation qu’on a connus. Ils sont initiés à d’autres choses : celles de la communication, celles de faire un joli clip. Pour résumer, ils sont dans une initiation d’entrepreneur. Alors que nous on a fait de l’initiation de rappeur, en faisant les premières parties d’un mec qui n’arrive pas à remplir la salle et où toi-même tu n’es pas forcément le bienvenu. Et en faisant ça, ça te fait un peu pousser les couilles si je peux utiliser cette expression bizarre. Une fois que tu l’as fait, tu te dis “putain j’ai fait ça”, et quand tu te retrouves un peu plus tard face à 100 personnes, tu te souviens qu’il n’y a pas si longtemps, tu en as fait dix. Ça t’impose une certaine modestie mais surtout ça demande de l’énergie, de développer des capacités d’affrontement vis-à-vis d’un public hostile ou tout simplement qui s’en fout. Je pense que c’est dommage de ne pas connaître ça même si ce n’est pas toujours agréable. Mais peut-être qu’un rappeur de 19 ans n’a tout simplement pas cette vision-là du rap, que ce qu’il veut lui, c’est que tout soit parfait. Il pense au meilleur vêtement pour son clip, il a une vision très professionnalisante du truc. Alors que nous, et je ne suis pas dévalorisant en le disant, on est restés des amateurs possédés par ce truc.

A : On est les derniers romantiques ?

L : [Rires] Un peu ! On a ce truc de la beauté du geste ouais. Quand Grems fait sa série de concerts sans tourneur, où il n’est pas payé et où le concert est gratuit, mais qui fait encore ça aujourd’hui ? Pour moi, c’est ça le rap.

Ange Exterminateur

L : [Il rigole] Il est drôle ce morceau.

A : Ce que tu décris dans ce morceau, c’est tout ce que tu détestes, non ?

L : Il y a de la taquinerie ! Mais oui, j’y ai mis beaucoup de choses que je n’aime pas. Ce n’est pas la première fois que fais ça : je grossis le trait, c’est de la caricature.

A : C’est presque burlesque.

L : Mais ça dit des choses je pense. J’essaie d’aborder des questions de postures sociales. Si j’attaque les gens qui aiment Keith Haring, c’est qu’en général, les gens qui ont des reproductions de Keith Haring chez eux ne sont pas des gens qui aiment l’art mais qui aiment une certaine image de l’art contemporain, qui veulent faire comme tout le monde et avoir un t-shirt avec une œuvre de Basquiat ou d’Andy Warhol dessus. L’Ange exterminateur à la base, c’est un incroyable film de Buñuel où les gens sont dans une soirée mondaine. Ils dansent, font la fête, et au fur à mesure que le film avance, on réalise qu’il y a quelque chose qui les empêchent de partir de cette fête. On ne sait pas pourquoi, il n’y a physiquement rien qui les arrête, et pourtant ils n’arrivent pas à partir, ils ne peuvent pas quitter cette salle. Et je trouvais ça intéressant de revisiter ça en parlant de toutes ces postures et codifications sociales où l’art est soit-disant au centre mais où au final il n’est qu’une posture, un slogan.

A : J’ai utilisé le terme de burlesque. Longtemps tu as eu une image assez austère, on en a déjà un peu parlé. Et là dans ce titre, tu te comportes vraiment comme quelqu’un de… Pas du tout austère. [Rires]

L : C’est un personnage ! [Rires]

A : Oui bien sûr, mais dans ton œuvre, tu incarnes rarement ce côté ingérable et odieux.

L : [Il se marre] C’est du faux premier degré dans ce titre. Tout est à prendre plus largement que mon comportement et celui des gens que je dépeins. Ça parle de réappropriation culturelle. Quand je décris une nana qui fait des “youyou” en dansant sur du Faudel alors que dans l’histoire du Raï, Faudel c’est personne, c’est de ça que je parle. Ils ne connaissent pas Cheb Hasni ou Cheb Mimoun. Ils connaissent Faudel et Khaled. C’est comme le type qui écoute la femme parler de ses règles en ayant qu’un rêve : la baiser. Toutes ces scènes sont des prétextes pour parler de ces hypocrisies sociales, de ces étiquettes qu’on s’accroche au point de parvenir à se croire être telle ou telle personne. Ce morceau, tu sais que Mani Deiz voulait le clipper et en faire le single ? [Rires]

A : Connaissant l’animal je ne suis pas étonné. [Rires]

Lucio Bukowski - « Ange exterminateur »

Art Pauvre

L : [Enthousiaste] Oui ! Ça, ça me fascine. Si je devais écrire un manifeste il y aurait cette idée-là : L’économie de moyens partir du matériau simple pour en faire quelque chose de beau, de complexe et qui a du sens. L’Arte Povera, tu utilises du bois, du métal, des draps, et tu en fais de l’art. C’est assez simple et moi, forcément ça me parle car ma conception du rap est basée sur ce qu’on peut générer avec de simples mots. Et finalement les mots, ce sont des bouts de bois, de tissu, et c’est une fois que tu les mets ensemble qu’ils vont générer quelque chose. Ton taf c’est de générer la plus belle chose, ou qui évoque le mieux possible une émotion, une idée, un sentiment.

Un truc qui m’intéresse, c’est la psychologie des formes. Des types ont étudié comment un objet ne donne pas la même idée et devient autre chose si tu places un autre objet à côté de lui. La confrontation des objets transforme leur propre nature et pour moi l’écriture c’est exactement ça. Deux mots que tu rapproches vont générer quelque chose, mais si tu remplaces le deuxième mot par un troisième, tu dis à nouveau autre chose. Quand j’écris, je pense toujours à ça, d’où parfois des tournures sémantiques bizarres, des associations de mots incongrues. On m’a parfois reproché que certains de mes textes soient hermétiques mais, des fois, il y a un pas de côté à faire. Un poème de Dylan Thomas, si tu le lis au premier degré, tu n’en tires pas grand-chose. Si tu acceptes une certaine musicalité, une certaine irréalité, d’un coup tu vas avoir des sensations qui vont se multiplier.

A : Vois-tu aussi l’Art Pauvre comme un contre-pied au monde d’aujourd’hui ?

L : Comme une échappée en tous cas. C’est toujours une manière… Non pas de se marginaliser, je n’aime pas trop cette idée de vouloir être marginal. Plus jeune, je voulais ça, mais en fait je ne pense pas que ce soit vraiment ce que j’avais en tête. Par contre, une réelle réappropriation de la poétique, de la musique, du rap, qui est un art pauvre dans le sens le plus noble du terme, ça oui. Le rap est un art qui est né en puisant des bouts de composition à droite et à gauche, en se constituant avec des fragments, comme un artiste pourrait ramasser des petits bouts de bois de palette et en faire une structure émouvante. Je suis plus dans cette notion de réappropriation de la simplicité du rap face à l’extrême planification qu’il y a dans cette musique ces dernières années. Mais je pense que cette manie d’ultra professionnaliser la discipline va un moment retomber. Les gens n’ont pas un cerveau de robots et un clip avec la voix parfaite, le flow parfait et le t-shirt parfait, ils s’en lasseront. Ils auront besoin de revenir à des choses plus intuitives, donc avec des imperfections.

« Le rap est une musique qui nécessite une poussée de fièvre. »

A : Tu te trouves orthodoxe au niveau du rap ?

L : Non, non, non ! J’écoute de tout, je n’ai pas de chapelle, je suis en train de finir un pavé de 500 pages sur le Dirty South. J’aime tous les raps. Par contre, il faut vraiment qu’il y ait quelque chose de singulier. L’ultra-répétitif n’est pas pour moi. Dans le bouquin sur le Dirty South, une partie parle de la trap quand elle devient une norme. Pour l’écrire, je me suis écouté des centaines de mixtapes, des volumes 27, et à un moment, tu ne sais même plus qui est qui, il n’y a plus aucun intérêt. La prod est exactement la même, le flow aussi, c’est plus ça le souci. Mais non, je ne suis pas un orthodoxe, il y a même des périodes où je n’arrive pas à réécouter des vieux disques que je porte pourtant aux nues. J’ai des périodes où j’écoute des trucs beaucoup plus récents, plus “modernisants” et parfois même des trucs vraiment barjots. Ça va même au-delà : plus les années passent, moins je suis un auditeur rap. J’écoute beaucoup plus d’autres choses, de l’ethnomusicologie, certains délires de rock des années 1970 et 1980, de la musique du Maghreb, du Japon, de la musique contemporaine, rien ne m’arrête, je suis vraiment curieux de tout.

A : C’est dur de vieillir avec le rap, aussi bien en tant qu’auditeur qu’en tant que rappeur ?

L : Franchement, je ne sais pas. En tant que rappeur, je ne compte pas faire ça encore dix ans. Je pense que c’est une musique qui nécessite une poussée de fièvre, et d’ailleurs, je n’ai aucun exemple de rappeur qui était déjà là en 1998 et qui me tarte quand il sort des trucs en 2025. Des rappeurs que j’admire pour ce qu’ils ont fait il y a vingt ou trente ans n’arrivent pas à m’intéresser aujourd’hui.

A : Qu’est-ce qui ne t’intéresse pas ? Le manque d’énergie ?

L : Oui, et puis… [Il souffle] Oui le manque d’énergie, et puis un certain embourgeoisement. Mais les deux sont liés. Les gens qui vivent de leur royauté depuis trente ans n’ont plus grand-chose à dire. Ils ne sont plus dans le monde du travail. Même pour eux ça doit être difficile, essayer d’écrire quand tu n’as plus aucune réelle connexion avec le monde… Enfin, tu peux en avoir, mais les rappeurs qui m’intéressent grave en rap français, ce sont des gens quand je les entends, je me dis “toi t’as déjà poussé des palettes.” Ça tu le sens, tu le sais et c’est ça qui m’intéresse. Et même moi j’arrive de moins en moins à écrire du rap sur le rap. Je préfère parler de la vie, de travail, d’amour, d’oppression, de mes expériences.


Les albums de Lucio Bukowski et des beatmakers qui l’accompagnent sont pour la plupart disponibles en écoute intégrale sur différentes pages Bandcamp.

Les ouvrages de Ludovic Villard sont disponibles aux éditions Le mot et le reste, Le castor astral et Les gens du blâme.

Les vidéos de L’Animalerie qui ont émerveillé une partie de l’internet français au début des années 2010 sont toujours disponibles sur la chaîne d’Oster Lapwass.

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