
Le Juiice, bec et ongles
De ses débuts en tant que conseillère financière à sa carrière de rappeuse et entrepreneuse, Le Juiice a connu un parcours atypique qui l’a forgée, ainsi que sa musique. Échange avec la “Trap Mama” sur son nouvel album, ses influences et sa volonté de laisser un héritage.
Quand elle était petite fille, Le Juiice transcrivait les paroles de Rohff (et d’autres rappeurs du 94) dans ses carnets. À 10 ans, elle collait des photos de 50 Cent torse nu sur ses agendas. Des années après, elle entrait pour la première fois dans un studio d’enregistrement du Bronx. Les disques d’or affichés dans le couloir, les murs tagués des rues de New York la poussaient alors à franchir un cap : filmer son premier freestyle.
Aujourd’hui, la jeune femme est une artiste accomplie qui enchaîne les disques et implante sa plume et sa personnalité dans le hip-hop français. La dualité qu’elle incarne captive : d’une trap incisive à une voix délicate quand elle chante, Le Juiice jongle avec ses forces et sa richesse musicale. Dans son dernier album NOUS ART : MASTERPIECE, elle explore ses zones d’ombre et de lumière et se montre sous un nouveau jour. Le Juiice fait partie de celles qui provoquent le destin. À quelques semaines de son concert parisien à La Gaité lyrique (04 avril 2025), elle revient pour l’Abcdr du Son sur ses doutes, le cheminement musical qu’elle parcourt encore et son besoin constant de repousser ses limites.
Abcdr du Son : Plus jeune, as-tu baigné dans la musique ?
Le Juiice : Mon père écoutait beaucoup de musique. Il écoutait beaucoup de femmes, maintenant que j’y pense ! De la musique de chez moi [de Côte d’Ivoire, ndlr] et beaucoup de variété francophone, Patricia Kaas ou Céline Dion. Ma mère écoutait aussi beaucoup de musique. C’est le genre de personne qui va à la Fnac et prend un CD dans toutes les catégories, même si elle ne connaît pas. À l’époque, elle les déposait à la maison et on découvrait ensemble. Je traînais beaucoup à la Fnac avec ma mère, dans les rayons pour écouter de la musique. Dans les grandes surfaces aussi, il y avait toujours des endroits où on écoutait les CD. J’ai des petits frères et sœurs et quand on mettait la télé, on regardait des clips vidéo africains, on faisait des chorés et on dansait devant la télé. Dans la maison, il y avait toujours du bruit, toujours de la musique. J’ai un rapport particulier avec celle-ci, sans que personne n’en fasse forcément chez moi. Je découvrais aussi des mixtapes de rap US parce que ma mère en ramenait avec tous les derniers rappeurs à la mode : Snoop Dogg, 50 Cent, Eminem… En rap français, ce qui tournait chez moi, c’est du MC Solaar, du Passi… J’écoute aussi beaucoup de soul music et de reggae, Bob Marley, Lauryn Hill, beaucoup de genres différents. Même de la salsa ! J’ai vécu avec ma grand-mère et elle écoute beaucoup de salsa cubaine. Leur génération, c’est beaucoup de sons latinos, c’était leur rap.
A : Quel nom de rap US te parle en premier ?
LJ : Le premier nom, ma grosse claque du rap US, c’est 50 Cent. J’accroche sur les mixtapes US, et ensuite viennent ses visuels. Je ne sais pas qui ramène ce truc-là chez moi, mais c’était un DVD où il y avait l’équipe de 50 Cent et tous les clips de son album. Je n’ai pas encore l’âge de savoir la vague et l’impact qu’il a eu aux States, mais sans savoir ça, il m’impacte réellement : le physique, les sonorités… Ce sont les premiers trucs que je kiffe de fou. Il y a aussi eu R. Kelly, c’est mon artiste préféré de base.
A : Qu’est-ce qui te marque autant chez 50 Cent ?
LJ : C’est le côté gangsta. Tu vois un gros renoi, balèze, torse nu, en mode chouchou des nanas. J’ai 10-11 ans et je découpe ses photos pour en faire des collages sur mes agendas ! J’écoute très tôt de la musique. Je suis au collège et j’écoute du rap à un moment où le rap US, dans les cités de France, ce n’est pas le truc le plus populaire. Moi, on m’a toujours dit : « tu fais trop l’américaine. » Ce n’était pas un truc populaire comme maintenant. Quand j’écoute du rap, plein de meufs me pointent du doigt en disant que je veux faire l’intéressante et plaire aux gars. Les meufs n’écoutent pas de rap à l’école. Je partage ça avec ma meilleure amie DD. Je demande à ma mère de me passer des CD, on en grave ou je lui prête mon walkman pour qu’elle écoute chez elle. J’ai ce rapport à la musique super jeune, mais de manière isolée. J’ai peu de personnes avec qui je peux le partager, on ne comprend pas forcément mes choix, mais je suis dans mon truc et je kiffe. Pour le rap français, c’était très sectorisé. Quand tu viens du 94, tu écoutes les artistes qui sont autour de toi, donc c’est Mafia K’1 Fry, 113, Rohff, Intouchable… Ce sont les premiers CD de rap français que j’ai. Sinik, Diam’s…
A : Est-ce que tu voulais déjà leur ressembler ?
LJ : Pas du tout. Je ne me voyais pas du tout faire de la musique, je kiffais juste. Après, il y a bien un truc. [rires] C’est vrai que je me revois écouter de la musique plus jeune, et quand je fermais les yeux, je m’imaginais toujours à la place de l’artiste en train de chanter. Je ne rêvais pas d’être chanteuse, c’était juste comme ça.
A : Tu as essayé d’écrire des textes à cette période ?
LJ : Pas du tout. Je réécrivais plutôt les textes. Il n’y a pas Genius à ce moment-là pour avoir les lyrics, donc j’écoute le son, je mets pause, j’écris, je réécoute, je mets pause, j’écris. Je faisais des carnets entiers de lyrics. Ça me fait rire parce que j’étais vraiment à fond dans la musique, j’étais matrixée. J’ai des carnet remplis des textes de Rohff.
A : À quel moment tu passes le cap ? Tu avais peut-être des amis qui faisaient de la musique…
LJ : J’habite dans un quartier où tout le monde rappe. Tous les garçons essayaient forcément. Mon petit frère faisait partie des mecs de mon quartier qui rappaient. Je kiffais, je connaissais ses textes par cœur. On a des potes qui font de la musique aussi. Un peu plus grande, j’ai un ami avec qui j’ai grandi qui commence à produire des artistes qui rappent et qui chantent comme Minissia et T2R. Je suis souvent avec lui, je l’accompagne et vu qu’on me connaît pour aimer trop la musique et les délires cain-ri, il m’appelle souvent pour venir sur les tournages habiller sa petite ou bien figurer. Donc je commence à être du côté « production », derrière, à voir comment ça se passe. Il a un artiste qui commence à faire parler de lui – il fait des Rentre Dans Le Cercle – et je commence à être toujours présente à partir de ce moment.
A : Le fait d’être entrée dans la musique par ce domaine te guide dans ton parcours ?
LJ : Oui, peut-être. De manière inconsciente en tout cas, j’ai été du côté des personnes qui produisent des artistes, donc voir ce truc-là m’a peut-être influencée. En tout cas, je commence à prendre goût au milieu artistique durant ces années-là. Je passe le cap après être entrée dans un studio d’enregistrement à New York. Ma petite sœur, à cette époque, était à Philadelphie et faisait l’école là-bas. Elle devait rentrer en France et je suis partie la chercher. On est parties à New York pour en profiter au moins une ou deux semaines, et j’ai un ami là-bas qui veut que je parle en français dans un titre. Je dois faire la meuf qui parle en français dans sa messagerie vocale. [rires] On va dans le Bronx, c’est la première fois que j’entre dans un studio d’enregistrement et ce n’est pas n’importe lequel, c’est vraiment un délire New Yorkais. J’avais écrit un texte, mon seul texte, celui que tu as depuis six mois. Je demande à ma sœur de me filmer, il y avait un mur tagué derrière, je pose mon texte et je demande à mon pote qui produit ce qu’il en a pensé. C’est comme ça que je me prête au jeu. C’est un délire, je me mets dans la peau d’un rappeur. Je commence à écrire plusieurs freestyles de trente secondes, elle me filme, etc. Un jour, je fais un autre freestyle à Paris dans le salon de ma cousine – et comme elle est impolie, elle le poste sur instagram. Je vois des bons petits retours et on continue encore à en faire. J’ai sauté des étapes mais après, ça devient sérieux au fur et à mesure.
« Je n’ai pas été éduquée avec le fait que la musique pouvait te faire manger. »
A: À quel moment te dis-tu que ça peut devenir ta carrière ?
LJ : C’est assez tard. Je commence à prendre ça au sérieux après Rentre Dans Le Cercle. Je me dis qu’en fait, il y a un thème et c’est cool, j’aime bien. Mais le fait que je pourrais faire ça de ma vie, c’est tout récent, parce que je l’ai toujours fait de manière détachée. J’aime la musique, mais pour avoir eu une autre vie, pour avoir travaillé, j’ai une certaine notion de la réalité qui me faisait voir la musique comme quelque chose d’instable. Selon moi, ce n’était pas une chose dans laquelle tu peux faire une carrière et j’avance toujours avec cette crainte. J’ai trop travaillé pour me dire « ce n’est que la musique. » Je me laisse porter, je le fais sérieusement dans tous les cas, je suis impliquée, mais tout peut s’arrêter.
A : Qu’est-ce qui te fait penser que ça peut ne pas durer, sachant que tu montes avec les années ?
LJ : Je pense que ça fait partie de l’éducation. Je n’ai pas été éduquée avec le fait que la musique pouvait être une carrière et que ça pouvait te faire manger ou que tu pouvais en vivre. Je l’ai toujours vue comme un truc très lointain. Même en étant dedans, j’ai toujours ce truc, comme une idée qui a été ancrée en moi, et c’est dur de pouvoir l’enlever.
A : Est-ce que tes parents t’ont prise au sérieux dès tes débuts ?
LJ : Ils n’ont pas eu besoin de le faire. J’ai des parents qui soutiennent tout ce qu’on fait, toute notre fratrie, peu importe, du moment qu’on le fait bien. Si tu as choisi de faire ça, c’est bien et tu vas le faire bien. Il ne faut pas que ce soit immature, pense à demain, économise, prépare ton plan B. J’ai des parents qui me font confiance, ils savent que je suis sérieuse. Ma mère m’a toujours motivée dans tout sans aucun jugement. Après, je n’ai pas 15 ans quand je commence la musique. Ma mère ne pouvait rien me dire. Et elle savait que je n’allais pas tout abandonner.
A : À cette période, tu es conseillère financière. Ce versant de ta vie t’a-t-il appris des choses que tu as utilisées dans ta carrière ?
LJ : De fou ! Cette partie de ma vie me sert aujourd’hui à pouvoir être indépendante, à pouvoir gérer un tas de choses, mes propres affaires, à m’exprimer correctement, etc. Ça m’a formée. C’est un taf de commercial à la base, donc il s’agit de savoir se vendre et de ne pas être impressionnée par quelqu’un qui a soixante ans et qui vient en costard-cravate. Ça m’a beaucoup forgée d’avoir affaire à tout type de personnes, des gens qui sont beaucoup plus instruits que toi, qui sont plus élevés, qui sont plus riches, qui arrivent avec une certaine condescendance. Je suis une jeune fille noire et je ne suis pas issue de leur milieu, donc j’ai connu la condescendance et le mépris pendant longtemps.
A : Les personnes que tu décris, on peut en retrouver dans l’industrie musicale.
LJ : Dans la musique, j’ai peu d’expériences de ce type. Je pense que ça dépend de comment tu te présentes. Et tu peux faire de la musique et faire partie de la sphère musicale sans faire partie de l’industrie et côtoyer ces personnes. Selon moi, si tu as la volonté de ne pas te mélanger, tu peux t’éviter beaucoup de choses. La musique, c’est toi. Tu prends un studio d’enregistrement, tu es seule ou avec tes amis, tu mets sur les plateformes. Maintenant, tu peux tout faire à distance. Quand je vois plein de collègues artistes qui sont passés par des signatures et pour qui ça s’est mal passé avec des producteurs bizarres etc, je me dis que j’échappe à beaucoup de choses en étant indépendante.
« La communauté afrodescendante a eu un gros apport dans tous les courants musicaux. »
A : D’où vient le titre de ton nouvel album, NOUS ART : Masterpiece ?
LJ : C’est un jeu de mot pour la couleur noire et l’art. J’ai fait une phonétique qui veut dire quelque chose comme « nous sommes l’art ». C’est un hommage à la communauté noire et à son apport dans le milieu artistique. Je pense qu’à chaque niveau, la communauté afrodescendante a eu un gros apport dans tous les courants musicaux. C’est un petit clin d’œil.
A : Qu’est ce qu’il faut à un disque pour l’appeler un album ?
LJ : J’ai toujours eu peur de le nommer « album ». Je pense que c’est la crainte de plein d’artistes, donc je ne l’ai pas sorti en tant que tel. Mais les gens l’ont reçu ainsi et l’appellent « album », donc je l’appelle comme ça aussi maintenant. C’est bien de l’assumer, parce que je m’étais toujours dit que c’était lié aux moyens financiers et à une intention différente, mais avec le recul, il a tout d’un album. Quand tu commences à faire de la musique sérieusement, il y a plein de codes que tu veux respecter. Mais en fait, tu peux construire ton projet de manière différente. J’ai passé un an dessus. Je voulais que l’intention soit bonne donc je l’ai beaucoup repris, je suis beaucoup revenue dessus, tout en travaillant une tape. Et j’ai eu le temps de le peaufiner pour avoir un ensemble cohérent, que j’aime.
A : Tu parles beaucoup d’intention. Quelle est l’intention de ton album ?
LJ : Plus de vulnérabilité, des morceaux introspectifs, des musiques d’amour et d’autres sonorités que je n’ai pas forcément faites. Par exemple, sur le morceau « ELLE NE VEUT QUE », ce sont des sonorités plus zouk. Il y a des morceaux beaucoup plus introspectifs comme « INSOMNIES » ou « VOODOO », avec des histoires d’amour personnelles qui se sont mal finies. L’intention était d’être moi à 100% et avec toutes mes facettes. Je sais que j’ai beaucoup vendu la trap mama, l’égotrip, le côté très dur, femme indépendante… Je voulais un peu casser cette image et m’entendre avec plus de sensibilité sur certains titres.
A : Penses tu que l’âge joue dans cette volonté ?
LJ : Pour ma part, ça joue, mais je ne pense pas que ce soit le cas pour tous les artistes. Je pense que c’est l’âge qui me permet d’être plus en accord avec moi-même et d’oser montrer d’autres facettes que je n’aurais pas montrées en début de carrière. Je pense que ce sera toujours un mix, un équilibre.
A : Cet équilibre se retrouve aussi dans ta dualité entre parties rappées et chantées. Je pense à des morceaux comme « JOUET », et même à ton passage sur le Grünt de Chilly Gonzales l’année dernière. Comment trouves tu l’équilibre entre les deux ? Qu’est ce que ça change dans ta manière de t’exprimer ?
LJ : Le fait d’alterner rap et chant me permet de montrer le côté un peu plus tough dans le rap et un peu plus sensible quand je chante. Je le sens en moi quand je chante, c’est comme si j’étais une autre personne. C’est la petite fille en moi qui est là et je suis très vulnérable. Sur scène, je suis plus stressée. Si là, tu me dis « descends et rappe dans la rue », je le fais tranquille. Si tu me dis de chanter, je vais commencer à me faire toute petite. J’ai l’impression que le chant est une pratique totalement différente du rap et qui te demande d’autres qualités. Il faudrait que je la travaille. J’ai vu des gens prendre des cours de chant et en deux, trois ans, leurs voix ont considérablement changé.
A : Sur l’album, tu invites justement une chanteuse que tu as citée plusieurs fois en interview : Yseult. Qu’est-ce qu’elle représente pour toi, aujourd’hui, dans le monde de la musique ?
LJ : On échange depuis 2020. Elle m’a toujours donné beaucoup de force. On est devenues amies dans la vraie vie et c’est l’une des meufs les plus drôles que je connaisse. C’est l’une des rares qui a la même config’ que moi dans la musique, en auto-prod et réellement en indépendant. Yseult à créé son label, elle n’a pas de manager. Pour un artiste aussi identifié, c’est énorme d’être en auto-prod. C’est un très gros boulot d’être sur tous les fronts. On s’est beaucoup apporté, supporté, donné des conseils. Pour moi, c’est la meilleure chanteuse française qui existe. Personne ne chante aussi bien qu’elle selon moi. Tu ne peux pas écouter Yseult et rester indifférent. C’est incroyable ce qu’elle propose, sa vision artistique et visuelle. On a beaucoup parlé d’Aya Nakamura parce qu’elle a été un modèle pour plein de personnes ces dernières années. Yseult arrive aussi, et je pense que toute une génération de filles va être inspirée par elle. Elle est passée par plusieurs vies artistiquement : elle a fait un télécrochet, elle a été produite en contrat d’artiste et elle a son moment de gloire quand elle est en indépendant. Ce n’est que du respect, que de la motivation pour toutes les filles qui la regardent et qui veulent faire de la musique.
A : Tu la ramènes sur un son plutôt trap, qui ne fait pas partie de son univers.
LJ : Ça vient d’elle ! C’est là où je vois que c’est une vraie artiste, parce qu’elle ne se limite pas. Même si tu as évolué dans un truc que tu aimes, ça va toujours te titiller d’essayer d’autres choses. Je pense que ça la titillait de rapper et de sortir de sa zone de confort. J’aime faire des featurings avec des gens avec qui j’ai des vrais liens et pour qui j’ai un coup de cœur amical de base. C’est plus fluide, on passe des bonnes séances, on rigole, on s’amuse. En ressortent des morceaux qui sont toujours bons.
A : Le rap fonctionne encore dans un système très masculin et même si Yseult gravit les échelons, elle est encore limitée à un plafond de verre en France. Est-ce que tu le ressens pour toi aussi ?
LJ : Oui mais j’essaie de ne pas trop me focaliser sur ça car ce sont des pensées négatives, voire limitantes selon moi – même s’il y a une réalité. Je crois vraiment que tout est possible dans la vie, même quand il y a des schémas qui se répètent. Si c’est ton chemin, ta destinée d’avoir du succès, tu l’auras. La preuve avec Yseult : elle a galéré de fou, elle a été pointée du doigt et aujourd’hui, tout le monde la met au top et dit que c’est la meilleure. On a été là quand tout le monde la pointait du doigt et disait que c’était quelqu’un de problématique. Les mêmes personnes qui disent l’aimer étaient celles qui la critiquaient, on connaît le scénario. Je suis sereine. Si quelque chose n’est pas pour moi, ça ne va pas m’arriver, mais si c’est pour moi, personne ne va me le prendre. Quand tu es une jeune femme, noire, que tu défends tes idées, que tu ne fais pas l’idiote, que tu montres que tu sais t’exprimer, que tu as une vision et que tu sais ce que tu veux, on va forcément te mettre une étiquette de “problématique”. Les gens ont l’habitude qu’on baisse la tête, qu’on accepte tout et rien, et quand tu arrives et que tu lèves la tête en étant sûre de toi, on va te dire que tu es agressive. Nous, les femmes noires, on a encore cette étiquette d’agressivité. Je le dis dans un son mais une latina, on va dire qu’elle a du caractère alors qu’une noire, on va dire qu’elle est sauvage. On vit avec ça mais le plafond de verre, on va le péter de toute manière. Et on aura ce qu’on mérite, c’est tout.
A : Est-ce que tu trouves qu’il y a autant de bons rappeurs que de bonnes rappeuses ?
LJ : Non. Il faut être honnête, déjà on n’est pas autant donc ce n’est pas possible de comparer rappeurs et rappeuses. Il y a beaucoup plus de qualité chez les hommes parce que ça fait plus longtemps qu’ils rappent, tout simplement. Il faut être logique avec l’histoire de la musique. Il y a toujours eu des femmes qui rappent, mais peu et avant, ce n’était pas autant démocratisé. Ce n’est même pas encore démocratisé réellement maintenant. Les morceaux de Shay qui ont fait le plus de bruit, ce sont ceux où elle chante. On est encore dans les débuts et il faut l’accepter. Ça va prendre du temps mais à l’heure actuelle, on n’est pas encore au même niveau que les hommes, que ce soit dans la qualité ou la quantité. Les années vont passer, il va y avoir de plus en plus de meufs qui rappent et on va poser notre pierre. On a Shinobihana, Neissy, Banklaady, LaKyshta… Dans les noms qui sont plus identifiés, on a Vicky R, Doria, Chilla, Davinhor, La Giù, Eesah Yasuke, il y en a plein.
A : Sur « PHB » et « GHETTO & BADDIE », tu poses sur de la jersey drill. C’est assez rare d’entendre des femmes poser là-dessus en France. Avec quels artistes découvres tu ce genre ?
LJ : Je la découvre avec des producteurs, notamment avec Draco Dans Ta Face, celui avec qui j’ai fait mon premier vrai titre « TRAP MAMA ». C’est lui qui ramène la jersey drill en France car c’est lui qui produit tous les premiers titres de Kerchak. Il ramène ce courant et le fait pop donc c’était sûr que si je posais sur une jersey drill, ce serait sur une prod de Draco. Ma sœur, Shinobihana, kiffe la jersey drill, donc on a fait un morceau direct dans cette ambiance, on voulait un truc énergique. C’est un bon créneau pour les morceaux dansants.
A : « GHETTO & BADDIE » est un titre assez évocateur. C’est quoi pour toi, être ghetto et baddie ?
LJ : C’est cette dualité que je t’explique. Ce truc girly mais, en même temps, avec des codes ghetto. Le morceau est influencé par « Ghetto & Ratchet » de Connie Diiamond, qui vient de New York.
« La transmission fait partie du hip-hop. »
A : Fin 2021, tu as fondé une plateforme qui met en avant des jeunes artistes, HOMI TV. Quel était ton objectif ?
LJ : On a commencé par des cyphers. Vu que j’ai commencé par Rentre Dans Le Cercle, je voulais faire un truc un peu dans le même genre. L’idée était de proposer à des artistes qu’on kiffe, qu’on a diggés, de faire un contenu vidéo. Je me suis associée avec une boîte de production qui était aussi partante pour faire ça de manière bénévole. On le fait parce qu’on kiffe la culture. Je kiffe cette casquette de productrice, être derrière la caméra, trouver des concepts et les mettre en avant. On évolue, on fait différents formats et on est devenu un label. C’est une fierté parce que, par exemple, dès nos premières éditions, il y a quatre artistes qui ont par la suite été repérés dans Nouvelle École. On se dit qu’on a une bonne vision. On a fait AMK sur plusieurs formats et c’est en train de devenir une star, ça fait trop plaisir.
A : J’ai l’impression qu’il y a une sorte d’exercice de transmission qui est important pour toi.
LJ : Oui parce que pour moi, ce sont les codes du hip-hop. La transmission fait partie du hip-hop. La musique est faite pour se partager, le rap, ce sont des featurings, des freestyles, on est plusieurs.
A : Dans le « mama » de « Trap Mama », il y a un côté role model. Est-ce que c’est ce que tu aspires à être ?
LJ : Je ne pense pas que quelqu’un qui devient un role model à l’intention de l’être au départ. Ce serait prétentieux de dire « je veux être un role model », je ne me lève pas en me disant ça. J’ai juste envie de bien faire les choses, faire les choses qui me tiennent à cœur et avec de bonnes intentions. Si ça devient un modèle pour d’autres, c’est top, mais je ne me suis jamais vendue comme quelqu’un de parfait. Juste comme la meilleure rappeuse française. [rires] J’essaie juste d’être moi-même et si ça inspire d’autres personnes, tant mieux.
A : À tes débuts, tu t’es dirigée vers une trap plutôt agressive. Maintenant que tu développes une facette plus vulnérable et que tu explores d’autres sonorités, est-ce que tu souhaites conserver cette appellation de « Trap Mama » ?
LJ : Je veux la conserver tout le temps parce que ce n’est pas incompatible et surtout, la trap ne se résume pas qu’à la musique. Avant tout, la trap, ce n’est pas de la musique. Quand on parle de trap, c’est une condition, une mentalité. C’est le côté struggle, hustle, de se chercher, c’est ça la trap. Je pense que j’aurai toujours ce truc de meuf qui cherche son pain et qui se débrouille. La trap, c’est la débrouille avant tout.
A : Pour revenir sur HOMI TV, il y a un côté très américain dans le fait que tu sois multi-casquettes.
LJ : Oui, c’est clair. Il y a beaucoup de meufs comme Teyana Taylor, que je regarde beaucoup, qui ont ce truc-là. Ce n’est pas parce que tu es artiste que tu ne peux pas développer des idées. Ce qui revient aussi, c’est la débrouille. Ce qu’on appelle un côté « cain-ri », c’est que ce qu’ils font, ils doivent le faire parce que c’est dur dehors. Si tu peux générer de l’argent de plusieurs manières, tu y vas. Je ne peux pas me limiter et me dire « je fais de la musique et je vais me coucher.« Je suis obligée de mettre des billes partout.
A : Tu es hyperactive ?
LJ : Oui, c’est détecté. [rires] J’étais une enfant hyperactive. Aujourd’hui je me suis calmée, mais petite, ma mère m’attachait aux chaises pour pouvoir faire le ménage. On me cherchait dans la ville parce que dès qu’on me lâchait la main, je courais. J’ai une relation avec le temps qui est très particulière. Deux jours, pour moi, c’est une semaine. On vit le temps différemment en tant qu’individu.
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