Fierce, cafouillages et crustacés
Dans l’émission Captain Café du 2 avril 1997, un reportage de quatre minutes immortalise la rencontre entre 2 Bal et Fierce, un rappeur du New Jersey. Si ce dernier fait alors beaucoup parler de lui, il connaîtra une carrière pour le moins chaotique.
Once upon a time… in New Jersey
À en juger par l’épaisseur de la veste que porte Ambre Foulquier, il doit faire plutôt frisquet ce soir-là dans le New Jersey. La jeune femme s’avance, ouvre la porte d’un local. Il y a un sacré brouhaha à l’intérieur et, en fond, un beat tourne. Le filtre très années 1990 de la vidéo masque l’atmosphère sans doute enfumée de ce lieu surnommé « the safe house ». Ambre pousse la voix pour se faire entendre : elle est venue voir un certain Fierce. Un jeune gaillard finit par s’avancer ; il porte un marcel blanc et un bonnet beige, semble un peu intimidé. Après avoir dit quelques banalités, Fierce commence à rapper en improvisant, comme si c’était plus naturel pour lui que de causer. Doc TMC et G-Kill de 2 Bal s’y collent ensuite, suivis par d’autres, sur le beat de « It’s Like That » de Redman et K-Solo. Dans le montage, les freestyles sont entrecoupés par quelques paroles laconiques de Fierce, définitivement plus à l’aise pour s’exprimer sur un instru que pour répondre à des questions. D’un point de vue artistique comme informationnel, ce qui est donné à entendre n’a rien d’extraordinaire. Pourtant, ces quatre minutes de reportage sont précieuses dans ce qu’elles montrent.
Le rêve américain
Ça a largement été évoqué dans notre article sur Captain Café : à l’époque, il est rare de voir des jeunes groupes de rap à la télévision. Alors suivre les 2 Bal aux États-Unis, c’est franchement inattendu. Les jumeaux sortent tout juste de leur formidable aventure avec les 2 Neg’. Leur album commun, 3x plus efficace, a connu un fort succès d’estime et leur a permis de tourner dans toute la France. Ambre Foulquier, qui manageait déjà 2 Bal 2 Neg’, poursuit sa collaboration avec les frères Mahoukou et elle entend battre le fer tant qu’il est chaud. Elle les embarque aux États-Unis, après quelques formalités administratives : « mon jumeau et moi étions encore mineurs pour les États-Unis. Nos parents nous ont fait une autorisation et Ambre était comme une sorte de tutrice nous accompagnant » précise G-Kill. L’objectif est simple et partagé : aller aux sources du hip-hop et pourquoi pas se faire un nom de l’autre côté de l’Atlantique. Ambre Foulquier a vécu quelque temps là-bas, elle y a des contacts ; son compagnon à l’époque est Meo, graffeur new-yorkais installé à Paris depuis la fin des années 1980 [fils du musicien Ron Carter, Meo est décédé en 2018]. G-Kill : « ça nous a permis de nous produire pour un petit show au Nell’s, par exemple, club mythique de New York dans les années 1990. » Et donc de rencontrer un certain Fierce une froide soirée d’hiver.
« The next big thing »
Ce vendredi d’avril 1997, devant Captain Café, les spectateurs qui savent qui est Fierce ne sont probablement pas nombreux. Voir le jeune rappeur de Newark à la télévision publique française, c’est pour le moins surprenant. Pourtant, ce n’est pas par hasard qu’Ambre et les 2 Bal ont cherché à le rencontrer lui et pas un autre : « il était déjà reconnu comme une bête de lyriciste dans le ghetto et the next big thing, le mec qui allait tout péter ! » s’enthousiasme G-Kill. Le rappeur du New Jersey, de son vrai nom Qandeel Nixon, a le même âge que les frangins Mahoukou. Il a longtemps fait ses armes dans l’ombre de ses aînés de Flavor Unit, collectif légendaire du New Jersey qui a compté en son sein Queen Latifah, Apache ou The 45 King. Mais, surtout, Fierce vient de frapper un grand coup quelques semaines plus tôt avec son premier maxi, Crab/Come Close.
Fierce - Crab
C’est surtout « Crab » (pour « cowards realistically acting as backstabbers ») qui a marqué les esprits : sur une boucle de piano poignante, Fierce parle de trahison avec une gravité peu commune et une voix nasillarde fortement reconnaissable. Rarement un morceau de rap n’avait autant transpiré l’affliction. Son refrain achève d’installer « Crab » comme un hit de l’underground : « Now I know I know a crab when I see one/But you won’t recognize a backstabber cause you be one/I’m staring cause I know I know a crab when I see one/I’m coming from the heart so you don’t start and there won’t be none. » « Crab » tourne dans les émissions spécialisées et figure sur de nombreuses mixtapes. Fierce passe sur BET, Vibe parle de lui et il a l’insigne honneur d’apparaître dans la rubrique « Unsigned Hype » de The Source, véritable graal à l’époque pour un jeune rappeur américain. En France, RER y va aussi de son article. Impressionné par le talent de Fierce, Deric D-Dot Angelettie décide de bosser avec lui. Le bonhomme est alors l’un des membres de The Hitmen, collectif de producteurs maison de Bad Boy Records, label de Puff Daddy ayant comme figure de proue le plus grand rappeur du moment, The Notorious .B.I.G.
Destin contrarié
Sur le papier, Fierce dispose donc de solides atouts pour effectivement devenir « the next big thing ». Mais quelques nuages commencent à s’amonceler : tout d’abord, le maxi Crab/Come Close a beau s’être vendu par palettes, ça ne s’est pas traduit pour lui en espèces sonnantes et trébuchantes. En effet, le label qui a distribué le disque, Hot Wax Records, l’a gentiment faite à l’envers à Fierce et à son équipe. C’est contrariant, mais le gamin de Newark se fait vite une raison : il a toujours vu « Crab » comme un morceau assez quelconque et il est persuadé que ce qu’il a en stock éclipsera vite cette première sortie. En mars 1997, Biggie se fait assassiner : pendant quelques mois, D-Dot a assez peu de temps à consacrer à son poulain.
Finalement, la collaboration débute et Fierce perfectionne son art au contact de grosses têtes de l’époque. Il signe par ailleurs chez Elektra Records. Volontairement, le succès de « Crab » est laissé à distance : Fierce doit accepter de devenir un artiste en développement, se construisant une identité pour exister dans l’industrie. D-Dot croit toujours en lui, Sylvia Rhone, CEO d’Elektra, un peu moins. La longue période de travail en studio n’a abouti qu’à un seul morceau éventuellement exploitable. Rhone tranche : Fierce se voit rendre son contrat. Il reste toutefois dans le giron de Crazy Cat Catalogue, label de D-Dot. Celui-ci sort en 1999 un album sous son alias, Madd Rapper, avec un certain retentissement. Fierce profite de cette exposition pour remettre le nez à la fenêtre : il apparaît sur le disque de son mentor et sur quelques mixtapes. Son talent ne l’a bien sûr pas quitté et en 2000 il signe un contrat avec Arista. Clive Davis est le patron là-bas : il a bossé avec les plus grands (Sly and the Family Stone, Bruce Springsteen, Janis Joplin, Pink Floyd, entre mille autres) et – paraît-il – il adore Fierce. Mais Davis quitte Arista peu de temps après pour fonder J Records, qui, avec la signature d’Alicia Keys, va connaître un succès fulgurant. Fierce quant à lui est une seconde fois remercié par un label sans jamais n’avoir sorti quoi que ce soit. Il coupe les ponts avec D-Dot. Cette fois, sa carrière est bel et bien au point mort.
Et elle ne redémarrera plus. Dans les années 2000, Fierce s’appuie sur Internet pour tenter de se relancer : il crée une page myspace et y uploade quelques morceaux inédits. Il est question d’un album à venir, Jersey Stand Up. Mais tout ça finira aux oubliettes. Puis le destin s’acharne et devient cruel : le rappeur est arrêté par la police pour des coups de feu tirés lors d’une fête. Il n’y est pour rien, mais passe quand même quelque temps en prison. Plus tard, Fierce se rapproche d’un label, Drastic Records, qui mettra de nouveaux titres du rappeur sur son SoundCloud. Comme les autres, ils disparaîtront. En 2013, il donne une interview pour la chaîne YouTube du précieux WernerVonWallenrod : Fierce y revient sur sa carrière, en ne manquant pas, dans une posture très américaine, de dire que le meilleur reste à venir pour lui et que son projet du moment (un collectif nommé Ghost Breed) surpasse tout ce qu’il a pu faire jusqu’alors.
Aujourd’hui, Fierce se fait appeler… Feerce et surnommer « The Dragon Prince ». À en juger par ses réseaux sociaux, il est père de famille et a un boulot 9 to 5. Il n’a pas renoncé au rap : d’ailleurs, en l’échange d’un virement sur CashApp, il peut vous envoyer trente morceaux inédits (L’Abcdr décline toute responsabilité en cas d’arnaque). Quelques titres datant des dix dernières années sont disponibles sur YouTube : si le talent est toujours perceptible, les choix de productions sont douteux. « Crab » et ses trois minutes d’amertume resteront très probablement la plus grande contribution de Fierce à cette musique. Et c’est déjà beaucoup, qu’il s’agisse d’un coup d’éclat d’un jeune artiste en état de grâce ou du coup d’essai d’un rappeur qui devait régner sur son époque mais a joué de malchance.
L’INA a lancé la chaine YouTube INA HIP-HOP au printemps 2024 afin d’exploiter les riches archives de l’audiovisuel public portant sur la culture hip-hop. Toutes les vidéos sont à retrouver ici.
Je connaissais pas ce très bon titre. L’instru avait tourné sur les freestyles génération. Il me semble que c’est Ali ou les X Men qui rappent dessus.