Nos 30 morceaux du second semestre 2024
Du rap hybride de la Danoise 2geeked au rap plus traditionnel des Californiens Blu & Exile, en passant par les performances verbales de Doechii, la Rédaction vous propose son habituel tour d’horizon, toujours aussi varié, du rap anglophone pour ce second semestre 2024.
Lupe Fiasco – « Samuraï »
En juin 2024, Lupe Fiasco marque son retour sur la scène musicale avec un projet audacieux et profondément personnel : Samurai. Cet album, entièrement produit par son collaborateur de longue date Soundtrakk, est un hommage vibrant à la vie et à l’héritage musical de la regrettée Amy Winehouse. L’album s’ouvre sur le morceau éponyme, une composition qui pose immédiatement le ton du projet. Avec des paroles comme « Big eyes looking like skies in binoculars » et « She’s a artist and starved », Lupe Fiasco évoque de manière poétique la personnalité complexe et l’immense talent d’Amy Winehouse. Ce titre se distingue également par un refrain simple, construit à partir d’un ancien message vocal laissé par Amy Winehouse à Salaam Remi, l’un de ses principaux producteurs. Ce clin d’œil subtil mais émouvant nous ramène à l’époque où l’artiste britannique brillait au sommet de son art. Sur le plan sonore, « Samurai » plonge dans des textures jazz envoûtantes. La production du titre mêle une trompette lancinante et mélancolique à la batterie percutante, créant une ambiance intime et immersive. Au-delà de l’hommage, Lupe Fiasco utilise l’album pour explorer des thèmes plus larges : l’héritage des artistes, la pression créative, et l’immortalité de la musique. Avec ce nouveau disque, Lupe Fiasco prouve une fois de plus qu’il est un artiste capable de donner vie et de jongler avec des styles et des concepts profonds. – Makia
Glorilla – « TGIF »
Qu’on le veuille ou non, le format album s’est longtemps imposé comme étant le format de référence commercialement viable pour l’industrie musicale. C’est d’un côté un produit culturel assez long pour que les fans aient l’impression d’en avoir pour leur argent, et de l’autre un objet artistique modulable qui offre aux artistes assez d’espace pour exprimer leur créativité. De fait, c’est donc le format qui triomphe dans tous les tops de fin d’année et dans les cérémonies de récompenses. Glorious, le dernier album de Glorilla, se montre assez peu convaincant dans cet exercice et paraît un peu trop anachronique au regard de ses différents choix musicaux, donnant l’impression de vouloir plaire à tout le monde en même temps. Il serait pourtant malvenu de se contenter d’un seul et unique format en 2024 pour juger de la forme d’un.e artiste. Certains des rappeurs les plus impactants du genre ont également réussi en imposant, intentionnellement ou non, de nouveaux modèles (flux continu de mixtapes, leaks/loosies sur Soundcloud) et en excellant dans d’autres beaucoup plus traditionnelles (singles et EPs). Et si Glorilla n’arrive pas encore à transposer de manière intéressante sur l’entièreté d’un album sa personnalité de girl next door authentique du Tennessee, ses singles sont à chaque fois de franches réussites. C’est le cas notamment de « TGIF », sorti cet été en plein milieu de sa tournée aux côtés de Megan Thee Stallion et qui reprend à son compte la production exaltante du morceau « So Silly ! » du rappeur Koto. pour en faire un des hymnes de l’année. Et comme tout bon hymne qui se respecte, « TGIF » donne envie de célébrer à l’unisson sur son refrain entêtant (« It’s 7 PM friday, It’s 95 degrees, I ain’t got no n**** and no n**** ain’t got me »). Peut-être serait-il temps de désacraliser ce format album qui semble aujourd’hui bien désuet lorsqu’il s’agit d’évoquer de nombreux artistes majeurs du paysage rap actuel. – Hugo
Trizz & Mick Summers – « Baseline » feat. T.F
Il faut se mouiller la nuque avant de se lancer dans Cavi En Cursive, album commun du rappeur Trizz et du beatmaker MIKE SUMMERS. Ça commence tel un disque sorti chez Death Row, ça termine comme une mixtape générique de Griselda, qui serait affublée d’un titre à la con genre Mobutu wears Louboutin. Avec son sample de “More Bounce to the Ounce” et ses sirènes stridentes, vous devinerez vite sur quelle partie de l’album “Baseline” apparaît. Le flegme de Trizz tranche avec le côté anxiogène et tumultueux de la production. Nonchalamment, il livre un egotrip qui ne dit pas grand-chose mais le dit bien : “I made my own way/I saw the road before I paved it.” T.F profite ensuite d’un beatswitch pour mettre davantage de nerf là-dedans, de sa voix nasillarde et de son flow plus coriace. Simple mais efficace. – Kiko
2geeked – « Macaroni »
Depuis son éclosion fin 2023, la Danoise 2geeked alterne entre l’explosif (souvent) et le contemplatif (parfois). Une balance entre rage et rares moments d’accalmie qui fait tout le sel de ses morceaux, à mi-chemin entre bizarreries technoïdes à la Yeat et uppercuts plus directs tendance Playboi Carti. Seulement voilà : comment faire un morceau d’été lorsque l’on aime de manière générale envoyer des grosses tartes à ses auditeurs ? C’est à cette question que 2geeked donnait une réponse en juin 2024 sur Geeked In Paris, un EP de six titres pensé pour les beaux jours. Notamment sur un morceau nommé “Macaroni”. À la fois noyé dans des synthés contemplatifs, mais aussi porté par des basses (très) appuyées, le titre réussi à trouver un équilibre sonore qui respecte l’énergie de la rappeuse tout en laissant l’auditeur s’imaginer sur un yacht amarré à une station balnéaire. Un morceau d’été onirique et énergique, où 2geeked chantonne tranquillement sur ses détracteurs, qui peut autant s’écouter en tapant dans des sacs de frappe qu’en étant les pieds dans l’eau. Quand on sait avec quelle énergie la rappeuse s’est d’abord faite remarquer, cette évolution sonore permet de voir que, malgré ses débuts explosifs, la Danoise sait maintenant aussi aller vers d’autres terrains. Qu’il soient fait pour nous secouer, ou juste un peu se reposer. – Brice Bossavie
Bvngs – « Jester »
Mary Mack de BVNGS est un EP remarquable. Non pas parce qu’il est bon de bout en bout : à vrai dire, malgré sa vingtaine de minutes, il y a des passages dispensables. Mais certains moments sont d’une qualité rare. C’est le cas de “Get Yo Chain”, menace doucereuse et planante chantée d’une voix cristalline. Mais aussi, dans un registre opposé en termes de forme, de “Jester”, où BVNGS parle de ses façons un peu inhabituelles d’arrondir les fins de mois : elle séduit une jeune fille, passe la soirée chez elle, la dévalise. En soi, ça peut paraître brutal. Mais c’est raconté avec une certaine autodérision et surtout sur une production parfaitement adéquate, couplant une batterie bien lourde à un sample déformé de “Just the Two of Us” de Grover Washington Jr. et Bill Withers, pour bien souligner le côté louche de l’affaire. Tout ça se termine dans une explosion de cuivres chancelants et de chants. Quatre-vingt-dix secondes d’excellence. – Kiko
« Une voix ample, du charisme à revendre, une attaque de l’instru bien nerveuse : BigXThaPlug accroche l’oreille naturellement et sait donner une dimension cinématographique à ses récits de rue et de succès teintés de maturité. »
James Blake, Lil Yachty – « In Grey »
Cela devait être la rencontre entre le meilleur des deux mondes. Une fusion sonore entre deux figures créatives importantes de l’année, voire même de leur époque pour certains. À l’annonce de leur album en commun, les attentes autour de James Blake et Lil Yachty étaient hautes. Il faut dire que depuis dix ans, le musicien électronique anglais enchaîne les albums et les collaborations de bon goût, tandis que Yachty a lui fini par trouver sa place dans le rap américain, alternant entre album de rock psyché, collaborations avec le monde de la musique indé, et featurings avec des mastodontes du rap US comme Drake, Future, Gucci Mane, ou Chief Keef. Finalement, le résultat sera un peu en dessous des attentes : jamais vraiment sûr de où il veut aller, Bad Cameo alterne entre de longues plages épiques et des morceaux plus structurés, au point de brouiller la direction vers laquelle les deux artistes semblent vouloir voguer.
Il serait pourtant malhonnête de dire que l’album est raté, puisqu’il contient même quelques très beaux moments. À l’image de “In Grey” , un long morceau de six minutes où les synthés analogiques de Blake accompagnent la voix aérienne de Yachty, qui utilise alors l’autotune pour flotter au-dessus des mélodies du musicien anglais. À la limite de l’ambient, la première partie du morceau semble emmener l’auditeur vers un havre de paix pour finir par s’emporter. En plein milieu du titre, une rythmique dance purement anglaise prend alors les devant, et s’immisce dans ce moment de calme pour se transformer en véritable embardée électronique dansante. Comme un mélange entre la passion électronique de Blake, et les expérimentations chantées de Yachty, “In Grey” offre le temps de six minutes, un voyage sonore aux airs de fusion réussie entre les deux artistes. Un moment aérien qu’on aurait aimé retrouver tout au long de l’album, qui ne tient pas les promesses de ce titre pourtant assez réussi pour que l’on puisse un peu s’en contenter. Avec – forcément – une pointe de regrets. – Brice Bossavie
Freeway & Jake One – « Surgery » feat. Symba
En 2002, dans son single devenu culte « What We Do », Freeway dessinait la bande originale de ces estomacs qui crient famine dans la rudesse de l’Amérique de Bush. Deux décennies plus tard, il propose une musique en forme de « chirurgie pour les cœurs brisés » sur Stimulus Package 2, belle suite fidèle à l’excellent 1er du nom sorti il y a 15 ans et pour laquelle le rappeur de Philadelphie retrouve le producteur Jake One, aux instrus toujours élégants et rêches à la fois. Le temps séparant les deux disques, Freeway a subi une insuffisance rénale l’obligeant à une greffe et surtout vécu le décès de deux de ses enfants. Si le rap de Freeway a toujours eu les atours de la musique de survivant, sa vie a éprouvé sa foi et lui a permis de nourrir une œuvre toujours cathartique mais plus lumineuse. À l’image de ce « Surgery », où sa voix toujours si particulière et sur le fil s’est enrichie d’une teinte de blues, touchante sans être larmoyante pour narrer les épreuves qu’il a traversées, et invite Symba à laisser de côté son habituel gouaille de freestyleur de haute voltige pour verser quelques gouttes de liqueur au sol en devisant sur la fragilité de sa propre existence. – Raphaël
Mad Skillz – « Big Mike »
Quand un artiste touche-t-il la vérité ? Dans les cas où ce dernier a déjà vu défiler la moitié de sa vie, avec une autocritique sincère, la vérité est à portée de chaque mesure. Mad Skillz a sorti cette année The Seven Number Ones avec une idée simple, raconter les moments venus altérer la trajectoire de son étoile. Tout est examiné en huit titres, une thérapie rapide moins coûteuse que le psy, de la rencontre de ses parents à sa future paternité. Dans cette œuvre où tous les chapitres se suivent les uns après les autres, le morceau “Big Mike” est d’une vérité touchante. Imbriqué entre “Love”, réminiscence de son premier amour, et “Fatherhood”, un peintre émerveillé par sa propre toile – comprenez sa fille -, la chanson fait office de maillon manquant entre ces deux sphères intimement connectées. Comment faire coïncider amour et paternité sans exemple sous son propre toit (“See, at home it was just me and my mom, but she had a lot of shit going on, she ain’t really had time, the cloak won’t stop for nobody.”) ? Et bien c’est à l’extérieur, à travers la personne “Big Mike” que l’artiste originaire de Virginie découvre, apprend et apprivoise la notion du paternel, une figure souvent absente pour sa génération. Sous des percussions soyeuses, une voix céleste et juste assez de notes de piano pour émouvoir, Mad Skillz démêle les nœuds de son anxiété pour préparer la suite de sa vie, une énième preuve que nos aïeux ont tout intérêt à continuer d’écrire. – ShawnPucc
BigXThaPlug – « The Largest »
Si la mélodie de ce titre vous rappelle « Get Up, Stand Up », c’est normal. L’hymne intemporel de Bob Marley s’inspire librement du même morceau samplé ici : « Slippin Into Darkness » du groupe War, lui aussi un classique à part entière. De quoi donner le tampon officiel du sample grillé jusqu’à l’os. Une approche assumée tout au long du second album de BigX, qui joue autour d’échantillons connus, qu’ils soient insolites (comme le générique de New York, unité spéciale) ou usés (« And The Beat Goes On » des Whispers ou « Give It To Me Baby » de Rick James). Pourtant, la démarche n’apparaît pas fainéante et va comme un gant au natif de Dallas. Comme il le clame lui-même, BigX est un personnage d’envergure, et pas seulement par sa carrure d’ancien footballeur universitaire. Une voix ample, du charisme à revendre, une attaque de l’instru bien nerveuse : il accroche l’oreille naturellement et sait donner une dimension cinématographique à ses récits de rue et de succès teintés de maturité. Bien servi par BandPlay et Tony Coles, qui se chargent de « The Largest » et d’une bonne partie de l’album, BigXThaPlug a du champ devant lui et les épaules pour poser sur de telles pépites. De temps en temps, des rappeurs s’imposent comme une évidence. On en tient un. – David
Mutant Academy – « Paranoid »
Quand il a commencé à faire parler de lui il y a sept ou huit ans, le collectif Mutant Academy se distinguait par deux aspects : d’un côté l’énergie toute particulière de Fly Anakin, intense mais semblant toujours au bord de la rupture ; de l’autre, des productions lumineuses et hypnotiques, intégrant beaucoup de samples de chants déformés. Si Fly Anakin est resté un rappeur remarquable, le son du crew de Richmond, Virginia, s’est quelque peu normalisé avec le temps pour tendre vers des compositions plus soulful. Son premier album, Keep Holly Alive, sorti cette année, est là pour le confirmer. Mais, sur quelques-unes des dix-huit pistes, les mutants retrouvent cette identité musicale délaissée. C’est le cas sur “Paranoid”, avec sa production gracieuse et envoûtante, construite autour d’une douce voix féminine. Fly Anakin, Big Kahuna OG et Henny L.O. s’y livrent comme d’habitude à leurs chroniques du quotidien, parlant de meufs, de défonce, de voitures (“I’m hard to miss, in the driveway washing the whip”) ; ni gangsters, ni héros de comics. Leur paranoïa est finalement plutôt légère : il y a bien ça et là quelques menaces pour faire bonne mesure (“Might leave a nigga sleeping on the ocean floor”), mais rien qui ne plombe l’ambiance très tranquille posée par l’instru. – Kiko
« Avec « Chrome », Samara Cyn ne se contente pas de raconter une histoire, elle crée une expérience immersive qui frappe autant par sa puissance émotionnelle que par son originalité artistique. »
Evryday Saints – « Just For The Thrills »
Evryday Saints réunit deux potes de lycée, le producteur Teddy Loet et le guitariste, bassiste, rappeur-chanteur Sonny Lauron. Leur musique se trouve quelque part à mi-chemin entre le R&B des années 90 et le rap de Memphis côté 8Ball & MJG, sans pour autant tomber dans la nostalgie, au contraire, le résultat sonne actuel et singulier. Depuis 2021, le tandem a sorti une poignée de singles et un EP, tous convaincants. Leur clips assez simples sont réalisés sans gros moyens et leurs visuels clinquants ressemblent à des pochettes Pen & Pixel en mode DIY. Mais derrière cette apparente modestie, il y a des titres très accrocheurs aux refrains entêtants, à l’image de ce « Just For The Thrills » à la recette suivante : une boucle de guitare colorée et lo-fi, un pattern de batterie trap, et surtout le génie de Sonny Lauron. Car ce dernier a la science pour alterner entre des mots bien étirés et un flow technique, une dynamique imparable. Comme souvent dans le répertoire du groupe, ce titre tourne autour des embrouilles de couple et, dans ce cas précis, de la décision d’aller de l’avant après la fin d’une relation. Lauron a clairement la gouaille qu’il faut pour rendre ses petites histoires sentimentales captivantes. – Hugues
Daboii – « Blindfold »
Sorti de prison début mai suite à une année d’incarcération, DaBoii s’est remis au travail d’emblée avec une flopée de single (tous clippés) à un rythme soutenu. La plupart d’entre eux adoptent les sonorités plus froides et épurées du Michigan couplées à un shit-talking tout en retenue arrogante ; un exercice que le rappeur de Vallejo maîtrise sans difficulté mais qui ne complimente peut-être pas ses qualités principales (des inflexions flow cartoonesques et un débit implacable). « Blindfold » est un pas de côté à cette démarche, ou plutôt un retour à une zone de confort pour lui et ses auditeurs. Construit autour d’une boucle à la saveur R&B eighties (déjà entendue chez Kodak Black) et d’une rythmique infusée par la Nouvelle-Orléans avec un clin d’oeil à Birdman au refrain, le morceau actualise la formule gagnante de SOB X RBE en l’adoucissant un peu. La précédente collaboration avec le beatmaker seba$tian, il y a deux ans, fonctionnait d’ailleurs déjà sur ce même principe. Cette approche moins juvénile se ressent également dans la performance de DaBoii qui tempère ses habituelles acrobaties vocales et son attitude de chien fou. Ce que le morceau perd en folie, il le gagne en efficacité avec un refrain infectieux et des one-liners clairs et précis. Une maturité toute relative qui se retrouve dans certaines phases (« My bitch already bad, I aint gotta cheat ») mais montre surtout un rappeur certains de ses forces. Sept ans après sa première mixtape solo, l’autoproclamé « Young Wild N**** » a pris du métier, il connait ses gestes techniques les plus forts et sait les exécuter les yeux fermés (« I been ballin on these n***** I’m Lebron James-ing »). Le pilote automatique est donc enclenché pour un morceau de ride irrésistible au doux parfum d’été indien et de vent marin qui perpétue habilement une esthétique toute nord-californienne. Difficile d’ailleurs de ne pas penser aux grooves électroniques planants de DJ Fresh pendant ces trois courtes minutes : le Tonite Show n’attend plus que son invité. – Pap’s
Juicy J – « To You » feat. Robert Glasper, Emi Secrest
C’est un peu tiré par les cheveux que d’affirmer que The Ravenite Social Club est un album de jazz, mais c’est sans conteste un changement de registre radical pour Juicy J, légende indéboulonnable de Memphis et membre fondateur de Three 6 Mafia. Les sonorités feutrées, les percussions boom bap et les instruments live n’étaient pas dans l’ADN de la musique de Juicy J jusque-là. Pour se fondre dans cette atmosphère new-yorkaise, le rappeur et producteur s’est appuyé sur JR Swiftz, qui a notamment produit pour l’écurie Griselda. La greffe du flow de sergent instructeur de Juicy J sur ces rythmiques prend parfois un peu moins bien, mais l’ensemble est une franche réussite. D’autant que le rappeur se réinvente également sur le fond. Assagi par les ans, il se présente en père de famille étonnamment progressiste et se découvre même une conscience sociale au détour de certaines phases. Une évolution déjà amorcée sur les deux mixtapes Mental Trillness. S’il est loin d’être devenu un prêcheur, le Juice Man prend du recul. Comme sur « To You », où il rend hommage aux soldats tombés de la famille Three 6 Mafia : Koopsta Knicca, Lord Infamous et, plus récemment, Gangsta Boo. Chantres de tous les excès, qu’ils ont rappés et vécus avec une intensité infernale, les membres du groupe au parcours chaotique ont été rattrapés par leurs abus. Tandis que Robert Glasper brode avec délicatesse au piano et qu’Emi Secrest livre une performance un brin affectée au chant, Juicy J salue ses comparses avec qui il a fait un bon bout de route avant d’apprendre à lever le pied. Pour l’occasion, il assouplit sa mécanique de chemin de fer et livre un hommage pudique et vrai. « Different stories, but they all the same / Life is crazy, love is strange. » C’est par ces mots poignants et universels que Juicy entame son refrain. Il y a quelque chose d’émouvant à le voir appliquer son sens de la formule percutante pour produire ce genre de maxime pleine de tact. – David
DJ Fresh & Curren$y – « Anything Goes » feat. Kamaiyah & Jade Angelle
Version « augmentée » d’un titre de l’album Season Opener sorti l’année dernière chez Jet Life, « Anything Goes », extrait de The Tonite Show The Sequel, s’ouvre à hauteur d’homme, ou d’une rue semi-piétonne de l’Amérique qui ne dort qu’à moitié. La mélodie de saxophone nostalgique faite d’accords réconfortants composée sans aucun sample par DJ.Fresh, couplée aux harmonies de berceuse de Kev Choice, donnent le ton du morceau : il est l’heure d’aller dormir, ou d’aller chercher l’amour. Comme une présence féerique, la chanteuse Jade Angelle montre le chemin dans la nuit. Maitre de cérémonie distingué du soir, Curren$y apparaît en même temps que la section rythmique de DJ.Fresh et Foley Beats. Les deux producteurs de la Bay Area donnent de sérieux indices quant au fuseau horaire en vigueur à cette heure reculée de la nuit. Le point de vue change, le film noir-romantique devient une ride jusqu’à l’aube, dont aucun cerne ou feu rouge ne viendra perturber le cool. Curren$y prend Kamaiyah comme passagère, laissant la rappeuse d’Oakland faire la conversation de son flow androgyne. Un flow filtré comme s’il faisait partie d’un rêve qui s’incarne dans ce morceau référencé et pourtant hors du temps et de l’espace. À l’image du travail de DJ.Fresh qui, depuis vingt ans, continue de naviguer d’une côte à l’autre et d’un style au suivant. – chosen
Doechii – « Slide »
Sur sa mixtape Alligator Bites Never Heal, Doechii explore ses différentes envies avec beaucoup d’aisance comme c’était déjà le cas dans un format plus restreint sur son EP de 2022 she / her / black bitch. La rappeuse originaire de Floride y étalait déjà ses talents, autant sur le titre house et hip-hop « Persuasive » aux cotés de SZA que dans la trap très imposante de « Swamp Bitches » avec Rico Nasty. Sa dernière sortie plutôt copieuse propose un florilège de prouesses boom bap à la fois personnelles et scolaires, mais aussi des titres plus hybrides, un peu plus intéressants, comme ce « Slide » produit par Kal Banx, beatmaker maison de TDE Records et Banshee The Great, aussi bien crédité récemment sur les œuvres de feu Pop Smoke ou d’Isaiah Rashad. Leur composition rappelle l’electronica de « Windowlicker » du producteur irlandais Aphex Twin, avec un supplément d’âme mais aussi une souplesse qui sied bien à Doechii, tant l’artiste glisse sur l’instrumental de façon très naturelle. C’est également une séquence parmi d’autres sur la mixtape qui démontre les talents de l’artiste à se rapprocher de la chanson, sans jamais vraiment s’éloigner du rap. Une mise en scène bien sentie pour des lyrics coquins pleins de slang et de bagou. – Hugues
« L’album de Blu & Exile contient quelques moments de tension dont le plus marquant est « The Ominous World », que l’on peut traduire en français par « le monde menaçant », à la musique toute en urgence, façon DJ Muggs des débuts. »
che – « GET NAKED »
C’est un euphémisme de dire que la fameuse « gen Z », la « jeunesse » d’aujourd’hui, est prise de haut par ses ainés. Paresseuse et incapable de se concentrer, à la fois cynique et hypersensible, elle refuserait de travailler, de voter, de lire et même de réfléchir, annonçant pour certains la décadence finale des sociétés occidentales. Rappeur-producteur d’Atlanta découvert sur TikTok, che, du haut de ses dix-huit ans, correspond peu ou prou à toutes ces tares. Extrait de son album Sayso Says, « GET NAKED » s’ouvre avec le morceau de J-pop upbeat « Meltdown », « interprété » par le Vocaloid Kagamine Rin. Pas vraiment samplé, le titre semble être joué sur des enceintes de bureau médiocres, et capturé au dictaphone depuis l’autre bout de la pièce. Quelques mesures, et che ramène une basse gluante sur laquelle son flow offbeat semble mollement essayer de se caler. Étouffée par l’autotune, sa voix détruite et monocorde fait passer celle sautillante du logiciel japonais pour la plus humaine des deux. Sur l’unique couplet, logorrhée « brainrotted » où il est question de « garlic, pepper, parmesan » de « catfish » et d’être « presidential like Obama », che s’imagine dans un club mais personne n’est dupe : « GET NAKED » n’est que le reflet de l’esprit tourmenté d’un artiste qui superpose les sources rapides de dopamine jusqu’au chaos. Dans un monde violent et absurde où les IA générent des œuvres d’art de plus en plus ordonnées et cohérentes, cela tient presque de l’instinct de survie. – chosen
ANKHLEJOHN – « Knowledge Born »
ANKHLEJOHN a creusé sa singularité avec une personnalité extra-large et des albums aux aspérités différentes. Par moments surréalistes, chaleureux ou bien abstraits, toutes les humeurs sont imprimées, une image fidèle à son auteur, une créativité débordante mais déroutante. Cette année, le rappeur de Washington DC est revenu dans un long format un peu plus facile à appréhender. Un album plus ou moins concis – dix-sept morceaux pour quarante-quatre minutes d’écoute – à travers lequel Lordy s’interroge sur ce qui fait la richesse et les travers de l’âme. Produit par Statik Selektah, “Knowledge Born” déploie toute la férocité qu’on lui connaît, une prose sous stéroïdes à travers laquelle il étale les vicissitudes de l’âme. Peines, joies, réussites, échecs, les épreuves d’une vie qui forgent le caractère pour avancer vers la suite avec une assurance absolue : “Put me in the jungle, I come out with a fur coat.” Et c’est la somme de toutes ces expériences, à la fois universelles et personnelles, qui constituent l’épaisseur du savoir, un secret que le bonhomme s’efforce à nous partager sur la plupart de ses morceaux. Après la théorie du ruissellement, le ruissellement des savoirs en format audio pour de vrai : “start teachin’, now that’s how you make knowledge born.” – ShawnPucc
Samara Cyn – « Chrome »
Samara Cyn, rappeuse émergente originaire du Tennessee et maintenant installée à Los Angeles, s’impose comme une voix unique sur la scène musicale contemporaine. Son premier album The Drive Home, sorti le 25 octobre et constitué de 10 titres, se termine avec le single « Chrome ». Le titre démarre de manière saisissante avec un témoignage fictif relatant un incendie dévastateur. Cette introduction crée une ambiance dramatique et pose immédiatement le cadre émotionnel du morceau. Sa construction est tout aussi intéressante puisque c’est une montée en puissance maîtrisée : dans la première moitié, Samara Cyn utilise le chant pour établir une tension introspective, avant de passer à un rap nonchalant et incisif dans la deuxième partie. La rappeuse explore un désir ardent de destruction symbolique, exprimé dans des paroles provocantes telles que « Give me that fire, give me that ooh, finna burn somethin ». L’apogée du morceau est marquée par des effets sonores immersifs : bruits d’incendie et sirènes de pompiers, qui prolongent la thématique du chaos jusqu’à la dernière seconde. Reposant sur une basse mystique et pesante, la production signée D’Mile enveloppe l’auditeur dans une atmosphère sombre et hypnotique, tout en laissant la place à l’interprétation percutante de Samara Cyn. Le clip, quant à lui, est loin d’être le fruit du hasard. Il montre la protagoniste errant seule dans une forêt en pleine nuit, jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à un étrange dentier en chrome. Ces trois minutes et vingt-quatre secondes s’apparentent à un véritable court-métrage, presque comme une bande-annonce cinématographique de son album. Avec « Chrome », Samara Cyn ne se contente pas de raconter une histoire, elle crée une expérience immersive qui frappe autant par sa puissance émotionnelle que par son originalité artistique. Ce titre, à la fois brut et poétique, confirme son statut d’artiste à suivre de près dans les années à venir ! – Makia
Ka – « Fragile Faith »
Dans la culture populaire, les hommes de foi sont souvent représentés comme des personnages béats et illuminés. Dont les croyances a priori indéfectibles protégeraient, derrière une grille de lecture symbolique et morale, des questionnements existentiels. Dans la réalité, les hommes et femmes ayant consacré leur vie à la religion sont souvent dans un échange constant, mouvant et tortueux avec eux-mêmes et avec le Très-Haut. Un échange qui passe par l’étude, la méditation, et l’attention portée aux signes. C’est ce travail de doute philosophique que Ka a entrepris durant tout son parcours, s’emparant du mystique avec une rigueur presque scientifique. Son album The Thief Next to Jesus pointe ainsi du doigt la co-responsabilité de la religion chrétienne dans l’asservissement des Noirs américains. Sur « Fragile Faith », sa critique dépasse celle des institutions religieuses pour toucher à la foi même : « Ain’t nothing shook about me but my faith / Couple hundred years asking, nothing kept us safe ». Sa voix grave et affectée surplombe une production suspendue, sorte de gospel déconstruit en petits fragments, dépouillé de son pouvoir libérateur. La voix de l’outro, sans doute celle d’une activiste inspirante pour Ka, ne laisse pas d’ambiguïté quant à sa vision d’une religion sclérosante et contre-révolutionnaire, frein à la libération collective. Pour autant, Kaseem Ryan ne renonce pas à toute forme de spiritualité, le penseur continuant de mettre ses doutes au service d’un idéal d’amour plus grand que lui : « Hear what you hear holy, what you see is sacred / Blood righteous love priceless, where it’s free hatred ». Des rimes qui seront hélas parmi ses dernières, Ka laissant derrière lui son oeuvre et son message comme héritage. – chosen
Blu & Exile – « Ominous world » feat. RBX & Tamara Blue
Duo californien dont l’alchimie n’est plus à prouver, Blu & Exile sont définitivement doués pour confectionner un hip-hop plutôt classique aux racines jazz et soul. Leur dernière livraison, l’album Love (the) Ominous World ne déroge pas à la règle mais contient aussi quelques moments de tension, dont le plus marquant est ce titre que l’on peut traduire en français par « le monde menaçant » à la musique toute en urgence, façon DJ Muggs des débuts. Pour agrémenter cette ambiance inquiétante, c’est la voix de prédicateur de RBX (rappeur et cousin de Snoop Dogg) qui nous fait entrer en transe, et ce « When the fuckin’ world blows up, throw your hands up » en répétition n’est autre que Nas dans un extrait emprunté au « East Coast/West Coast Killas » de Dr Dre, sorti en 1996. Mais Blu n’est pas là pour donner des consignes, plutôt pour poser des questions à son auditoire, le confronter, et sans le dire très clairement, on devine ces émeutiers de l’apocalypse dans ses couplets comme étant les minorités, epuisées du racisme, de la précarité, et d’une planète mise à mal. Puis, plus loin, pour enfoncer le clou, c’est la voix de Tamara Blue qui referme le chapitre avec poésie, quelque part entre injustice et délivrance divine. Le genre de morceau qui manque au rap en 2024, ce qui donne encore plus de sel à «The Ominous World». – Hugues
« À mi-chemin entre onirisme et cauchemar, monde disparu et périls du monde, Sadistik se situe dans un ailleurs improbable, intemporel et surnaturel. »
TisaKorean – « bEat uP dAt bOy »
Le commerce de la nostalgie poussé à son paroxysme ces dernières années est peut-être la pire chose qui soit arrivée à l’art de manière générale. Dans le rap, ça se traduit généralement par des samples beaucoup trop cramés, des reprises atroces de tubes évidents ou encore, plus subtil, à une perpétuelle course de la référence à tout prix sans aucune valeur ajoutée. Dans cet océan de stupidité affligeante et mercantile, certains arrivent à se démarquer. C’est le cas par exemple de TisaKorean, pour qui être « silly » en toute circonstance relève du principe. Pour le bien de nos tympans, il choisit surtout d’utiliser toute la stupidité qu’il a à nous offrir dans quelque chose qui compte vraiment : sa musique, ses attitudes et ses visuels, qu’ils réalisent souvent lui-même. Mieux encore, il a souvent le bon goût de piocher dans des sous-genres aujourd’hui oubliés du grand public : snap music, jerk, crunk. Cependant, à la différence de ses contemporains, il réussit à capturer à la perfection ces sonorités si particulières des années 2000, tout en restant totalement actuel. Parfois, il s’attaque même aux institutions de cette époque, notamment sur le très agressif et bagarreur « bEat uP dAt bOy », qui fait penser à n’en pas douter à certaines productions rap des Neptunes. Plus précisément, on croirait être face à du Tyler, The Creator qui enfile son costume de Pharrell en 2024, mais en mieux. L’hommage est beau, mais les influences sont assez digérées et jamais trop respectées, produisant donc un résultat qui conserve toute son originalité et ses intentions primaires de divertissement. Parce que derrière le pastiche rigolo des premières écoutes se cache véritablement un producteur talentueux et créatif qui sait donner du sens à la nostalgie. – Hugo
Nines – « Going Crazy »
Avec « Going Crazy », Nines pose un regard désabusé et tendre sur les tumultes de l’amour dans un morceau qui semble suspendu dans la nostalgie sucrée du R&B des années 2000. Le titre, porté par un sample vocal chanté par LEILAH, déploie une boucle entêtante qui s’étire tout au long du morceau. La construction musicale de « Going Crazy » ne cherche pas à éblouir par une surenchère de production. Ici, Nines mise sur une approche dépouillée : une boucle, un refrain, une rythmique discrète qui laisse toute la place à l’écriture. Ce minimalisme assumé fonctionne, sans chercher à en faire trop. LEILAH s’installe comme une présence presque fantomatique, répétant en boucle « I’m losing my mind for you, crazy ». Cette simplicité, loin de desservir le morceau, le rend entêtant. Nines, fidèle à lui-même, explore ses déboires amoureux avec une plume où l’amertume côtoie l’ironie mordante. Dès les premières lignes, il plante le décor d’une relation qui oscille entre le drame et le burlesque : « She was banging down my door on Christmas day » ou encore « She going insane, went to pick up my shit, she threw my clothes in the rain ». Il joue avec les clichés des relations toxiques tout en les déconstruisant par son humour grinçant, lâchant au passage : « That girl’s crazier than Doja Cat ». Nines ne perd rien de sa technique dans ce morceau pourtant simple en apparence. Il tricote des rimes avec fluidité, donnant l’impression que les mots tombent naturellement. Le choix d’un refrain chanté, presque monotone dans sa répétition, évoque la complémentarité du R&B et du rap. LEILAH, avec sa voix à la fois douce et résignée, donne au morceau une texture réconfortante. “Going Crazy” est un titre qui s’écoute comme on relit une vieille lettre : avec une pointe de nostalgie, un sourire en coin et un brin de mélancolie. Un morceau qui, sans grand fracas, reste dans la tête. – Inès
Factor Chandelier – « Size » feat. Myka 9
Factor Chandelier est un producteur canadien satellite du label américain Fake Four inc., lui-même carrefour de tout un tas d’artistes issus de la scène dite alternative du rap d’Amérique du Nord. De tous ces MCs que le beatmaker a rencontré au milieu de ce croisement, il en a convié deux au moment de sortir un album aux allures de balades électro mélancoliques finement arrangées : Ceschi, créateur de Fake Four inc. justement, et Myka 9, avec lequel il a tissé une relation musicale fidèle. Les contributions de l’un et l’autre peuplent le bien nommé et principalement mutique Cold, Cold World d’une présence humaine nécessaire et, dans le cas de l’apparition de l’ancien de Freestyle Fellowship, carrément rassérénante. Sur un instrumental construit autour d’une nappe aux allures de courants d’air fredonnants, arrangées avec des notes de trompette chaleureuses et un moog g-funk qui se répondent, Myka 9 donne au tout des allures de tourbillon. Entre parties chantées et flow en staccato, le monde froid de Factor Chandelier se retrouve articulé et soudainement moins frisquet. Pas étonnant, car comme le dit toujours Michaël Troy : « It’s all love ». – zo.
Sadistik – « Eyes Wide Shut »
Quel rappeur fait à la fois référence aux 9 cercles de l’enfer de Dante et à un film de Stanley Kubrick sans être chiant ? Il n’y en a pas cinquante, et à vrai dire il y en a même qu’un seul. Il s’appelle Sadistik, il vient de Seattle, et il est à la fois le plus gothique et le plus grunge des rappeurs. De son œuvre peuplée de fantômes, de regrets, d’absences manifestes et de présences invisibles, Sadistik a fabriqué toute une mythologie impalpable. Écouter sa trap revue au cloud rap donne l’impression de déambuler dans une maison abandonnée encore peuplée de tous les objets de ceux qui y vivaient. S’y croisent une inquiétude pour les jeunes qui meurent trop tôt, des couronnes de roi pleines de moisissure, du vin de prune moucheté de sang, des loups, des corbeaux, et surtout beaucoup de brume. « Got a skull full of sleet I don’t know when the dreams end » dit le rappeur. À mi-chemin entre onirisme et cauchemar, monde disparu et périls du monde, Sadistik se situe dans un ailleurs improbable, intemporel et surnaturel. S’il fallait le situer ? Quelque part entre Resident Evil et Twin Peaks, entre l’Amérique de Steinbeck boostée à la meth et l’Europe de John Keats traversée par les désillusions, entre le rap rapide et horrifique de Tech N9ne et les atmosphères éthérées chantées par Hope Sandoval au sein de Mazzy Star. Du beau monde pour que sa Divine Comédie continue. – zo.
Freddie Gibbs – « Origami »
En 2022, de passage à Buffalo pour donner un concert, Freddie Gibbs est passé à tabac par une équipe du rappeur Benny The Butcher. Quelques heures plus tard, le rappeur monte sur scène le visage tuméfié. La scène est consternante, mais le bonhomme est un habitué des faits. Toujours sur le fil, prêt à en découdre, éreintant, l’auteur de You Only Die 1nce est un homme de terrain au sens propre du terme. Dans “Origami”, Gangsta Gibbs décortique sa propre personne à travers ses défauts et ses excès, sans tomber dans la facilité de se montrer “vulnérable”, valeur hautement mercantile ces dernières années. Face à nous, se révèle un artiste moralement condamnable, endeuillé, perpétuellement en mouvement, toujours vers l’avant, dans une course effrénée à la recherche du pécule ou du prochain plan à concrétiser. Dans une prose maîtrisée, le rappeur originaire de Gary réalise une fois de plus une démonstration sur ses prises de respiration, un atout qui fait sa force depuis des années et lui permet de dérouler des couplets surréalistes, denses, imposants, et dans ce cas précis, il contracte quarante mesures pour un couplet aux allures de métronome. Tous les placements sont chirurgicaux et malgré deux années d’absence depuis son dernier album $oul $old $eparately, Gangsta Gibbs démontre que la relève devra encore attendre. – ShawnPucc
« K.Dot se pose en opposition à une industrie décrite comme hostile envers lui, comme pour mieux tracer une ligne dans le sable – quitte à donner parfois l’impression de surjouer ce moment « me against the world ». »
Bambu – « Watch’awt »
Les timbres de voix dans le rap peuvent parfois porter préjudice. Your Old Droog a le même timbre que Nas, Action Bronson a parfois les mêmes intonations que Ghostface. La nature les a fait comme ça, ils n’y peuvent rien mais les comparaisons sont de fait difficiles à éviter même si les univers différent. Bambu, rappeur philippino-americain aujourd’hui basé à Oakland, sonne lui parfois comme Eminem. Mais derrière cette première impression qui lui joue probablement des tours, le fondateur du label indépendant Beatrock Music a une proposition et une histoire bien à lui. Bambu intègre les gangs de Los Angeles dès son adolescence vers le début des années 90. Il se fait arrêter pour vol à main armé à seize ans et passe deux ans dans un établissement pénitentiaire pour mineurs avant d’incorporer, sur les conseils du juge en charge de son dossier, les Marines américains à dix-huit ans. Un corps pour lequel il sert au Timor, au Moyen-Orient et au Japon avant de commencer une carrière dans le rap. Un parcours qui lui donne assez de matière pour s’inscrire comme un rappeur politiquement engagé mais aussi comme un activiste dans sa communauté. « Watch’awt » est l’introduction de If You See Someone Stealing Food… No, You Didn’t, nouvel album à ajouter à sa discographie fournie. Mais pour ceux et celles qui ne le connaissent pas encore, le morceau pourrait être une introduction à son univers. Sur une basse saturée à laquelle viennent s’ajouter des hi-hats, un pied et quelques effets sonores west coast, Bambu n’y va pas par quatre chemins : « All that stealing, zionism-ammunition from your taxes / Go to setting up a settlement, turn native lands into ashes / Now, where have we all seen this before ? / Where pilgrims land and native land gets… Ow, of course ! » … Pas besoin de faire un dessin. Mais « Watch’awt » n’est en fait qu’une mise en bouche avant les plats de résistance. Avant que le ton ne s’allège sur des morceaux plus intimes dans la deuxième moitié de l’album, les trois morceaux qui suivent cette présentation mettent encore un peu plus de piment dans la galette. Tour à tour, ce sont les politiques et gouvernements des U.S.A, d’Israël et des Philippines qui en prennent pour leurs grades. Et ça, même Eminem n’avait pas osé. – JulDeLaVirgule
Skyzoo – « Courtesy Call » feat. Chuck D
À l’image du quadrillage d’un plan de la ville de New York, Skyzoo n’est pas homme à prendre des chemins tortueux. Depuis 15 ans, son œuvre est d’une linéarité élégante. Tenancier d’une conduite musicale jazz et soulful, le rappeur – et producteur à ses heures perdues – ne fait mentir personne lorsqu’il s’agit de le citer parmi ces artistes d’aujourd’hui qui font vivre le golden age East Coast d’hier. Et si l’affirmation ne vaut pas démonstration, alors il suffit de regarder la liste des producteurs avec lesquels celui qui raconte avoir été le voisin de Biggie a travaillé ces vingt dernières années. Parmi eux ? Pete Rock, 9th Wonder ou encore des producteurs de Detroit héritiers de l’école Slum Village comme Apollo Brown ou Black Milk. Alors pour le dire simplement, Skyzoo est de ces rappeurs qui sélectionnent une boucle raffinée, y ajoutent en arrière-plan un beat binaire filtré et parfois lui-même samplé, pour y poser leur rap de proximité. Rien de clinquant dans ce sens de l’épure, mais pourtant une classe certaine assortie d’une bonne dose de passion et d’authenticité. Ça n’a d’ailleurs peut-être été jamais aussi vrai que dans ce Keep Me Company sorti en cette fin d’année 2024. Sans y bousculer les mots clefs qui définissent sa musique, Skyzoo y signe en compagnie de Chuck D un petit OVNI par rapport à sa ligne de conduite musicale. « Courtesy Call » a ce quelque chose d’anxiogène, cette dose de réel qui rattrape par le col dans un disque peuplé d’introspection et d’intimité. Une errance de rue, ponctuée par la voix du ténor de Public Enemy, en guise de rappel d’un monde froid et violent. Plus new-yorkais tu meurs. – zo.
Maxo Kream – « Big Hoe Me »
Au fur et à mesure de ses albums, Maxo Kream dévoile de nouvelles facettes de son histoire avec les Crips de Houston, toujours entremêlée à sa vie personnelle et familiale. Personification, son 4e long format, est ainsi ponctué de flashbacks sur ses choix passés pour mieux éclairer ses questionnements sur une forme de rédemption, toujours de son ton monocorde et placide. À ce titre, « Big Hoe Me » est un des morceaux les plus saisissants de l’album. Dans ce titre sans refrain, il raconte comment, en l’absence de son père purgeant une peine de prison, il a été contraint de mordre l’appât du crime et a trouvé une figure paternelle en la personne d’un « grand frère » membre d’un gang local. Un gars qui s’est avéré être peu fiable et lâche, laissant Maxo se démerder dans une situation périlleuse. Sur l’instru, modernisant les lentes cadences sudistes soulful et se concluant sur une drill en lévitation, Maxo met en scène un récit haletant, fourmillant de détails visuels et d’émotions diverses, tourné presque comme une fable. Kream de la Fontaine. – Raphaël
Kendrick Lamar – « Wacced Out Murals »
Ce n’est pas faute d’avoir prévenu. Plusieurs fois. La dernière en date remontait à « Rich Spirit » : « Stop playin’ with me ‘fore I turn you to a song ». Il ne fallait pas prendre la recherche de paix intérieure de Kendrick Lamar dans son précédent disque pour un drapeau blanc. Tout au long de sa joute verbale en mode UFC contre Drake, K.Dot l’a rappelé. Point final du retour du mental de Kung-Fu Kenny, son album GNX, sorti par surprise fin novembre et s’ouvrant sur « wacced out murals », titre faisant référence à la vandalisation d’un graff en son honneur à Compton. Sur ce titre inaugural, le ton façon sourcils froncés est donné : « I’ll kill ’em all before I let ’em kill my joy. I done been through it all, what you endure? It used to be fuck that n****a, but now it’s plural. Fuck everybody, that’s on my body. » Sur cet instru dévoilant crescendo son ton sentencieux et ses éléments typiquement sud-californiens, Kendrick souffle les braises laissées après son feu grégeois contre Aubrey Graham et envoie quelques pichenettes nominatives (Snoop Dogg), parfois autocensurées (J.Cole semble à un moment visé). Surtout, K.Dot se pose en opposition à une industrie décrite comme hostile envers lui, comme pour mieux tracer une ligne dans le sable – quitte à donner parfois l’impression de surjouer ce moment « me against the world ». Ou est-ce nous autres, humbles auditeurs, qui faisons fausse route ? « They like, « Dot be trippin' », I just want what I deserve. » L’adversité étant un tropisme propre au rap, poussant au surpassement de soi, nul doute que Kendrick avait besoin de pisser un peu d’essence sur les ruines encore fumantes autour de lui pour entamer cet album plus direct et venant couronner une année mémorable. – Raphaël
Knucks, K-Trap – « Cautionary Tales »
Avec « Cautionary Tales », Knucks s’aventure sur un terrain où ses influences habituelles de soul et de jazz principalement travaillées avec Venna, cèdent la place à une production drill-dance signée de lui-même et d’Outlaw. Ce morceau, dévoile une facette différente de l’artiste londonien, tout en conservant son identité narrative si singulière. En s’associant à K-Trap, il livre un titre entraînant, technique et riche en contrastes. La production frappe dès les premières secondes par la douceur inattendue du beat drill. Les sonorités, plus légères et dansantes qu’agressives, offrent une base propice à l’expérimentation. Pour Knucks, habitué à des ambiances mélancoliques et descriptives, ce changement d’ambiance est une réussite. Son refrain, presque chantonné, devient le fil conducteur du morceau : « How did I go from I care too much, to not carin’ enough? » Une ligne qui mêle introspection et nonchalance, tout en jouant sur ce ton interrogatif qui fait sa marque de fabrique. Sur son couplet, Knucks jongle entre les petites absurdités du quotidien et les relations humaines compliquées : « Couple times that she thought I ignored her, I brought her abroad to post a bikini, but she still guilt trip if she don’t get to see me ». Le détail est savoureux, presque ironique, mais s’inscrit dans une réalité où la superficialité et les attentes pèsent sur les liens humains. K-Trap apporte une énergie plus directe, plus brutale, sans pour autant déséquilibrer le morceau. Il contraste avec la subtilité de Knucks, tout en offrant un complément rythmé et efficace. Là où Knucks s’interroge, K-Trap affirme, et ce jeu de dynamiques fonctionne. Au-delà de la technique, « Cautionary Tales » explore des thèmes plus larges, avec cette idée récurrente de mise en garde, présente aussi bien dans le titre que dans les paroles. Knucks évoque les illusions qui accompagnent la réussite, comme « Tell me a lie I can sort of believe, ’cause the dream’s gettin’ sold if you’re talkin’ to me ». K-Trap, lui, se concentre sur les mécanismes de survie dans un monde où tout est marchandisé. Ensemble, ils construisent un morceau à deux voix, où les récits se croisent sans jamais s’effacer. Ce titre permet aussi de mesurer la progression technique de Knucks. Moins mélancolique, moins contemplatif que dans son précédent album « ALPHA PLACE » sorti en mai 2022, il s’amuse ici sur une production plus rapide, plus dynamique. Ce passage vers des terrains différents attise la curiosité sur ses projets futurs, et sur la manière dont il pourrait encore élargir son registre. Une proposition qui fait du bien et appose une respiration nécessaire dans la carrière du rappeur Londonien, prenant ainsi le temps de faire vivre sa musique. – Inès
Cette sélection est disponible en playlist sur Spotify et Deezer.
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