Rap japonais : détours vers le futur
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Rap japonais : détours vers le futur

Inspirés entre autres par la culture Vocaloid et la dance-music underground, les nouveaux acteurs du hip-hop japonais cassent les codes et façonnent un rap à leur image.

Photographie : Nakamura Minami par Katsuya Yokokawa

Créé en 2022 pour accompagner l’engouement autour de la nouvelle scène hip-hop de l’archipel, le festival Pop Yours basé à Chiba est devenu en un rien de temps le plus grand événement exclusivement dédié au rap japonais. Les 18 et 19 mai dernier, l’édition 2024 a vu sur la seule journée du samedi au moins 30 000 personnes se presser pour acclamer plus d’une vingtaine d’artistes allant du driller Bonbero à LEX et LANA, un frère et une sœur découverts sur Soundcloud et têtes d’affiche du jour.

À l’heure du déjeuner, c’est un rappeur bien singulier qui se présente sur scène sur un beat trap et une basse profonde, flanqué d’une équipe cagoulée et vêtu d’un unique slip : PeanutsKun, une cacahuète géante qu’on croirait échappée de la série de jeux vidéo Dragon Quest. Dévoilé lors du festival, son single « Squeeze » porté par des paroles acides et la production sombre et anxiogène de nerdwitchkomugichan tranche avec le style de rap rond et mélodieux qu’il pratique depuis ses premiers titres. Ceux qu’il sortait alors qu’on le connaissait avant-tout en tant que VTuber, soit un vidéaste/streamer virtuel dont l’identité est cachée derrière un avatar autour duquel se construit tout un lore brouillant les pistes entre fiction et réalité.

Encore peu développé en Europe, le phénomène fait plus que jeu égal en termes de popularité avec les vidéastes traditionnels en Asie et sur le continent américain, et s’impose comme une économie lucrative à part entière, faite de merch et de déclinaisons ambitieuses, dont PeanutsKun, actif depuis 2017, représente le versant rap japonais. Si elle peut représenter un cauchemar fiévreux pour l’amateur de hip-hop « traditionnel » qu’il soit japonais ou d’ailleurs, l’existence de PeanutsKun a depuis longtemps dépassé le stade de la « blague » ou de la curiosité éphémère. Le rappeur était en cela déjà présent lors de la première édition de Pop Yours, et a été adoubé par de nombreux artistes en vu, dont l’influent DJ et producteur tofubeats, actif à la fois dans l’underground le plus pointu, la Jpop mainstream, et les bandes-originales de films de festivals.


Faire sauter les digues

Il est vrai que le Japon a une longueur d’avance dans la normalisation du « virtuel » appliqué à l’art et au divertissement. C’est en 2007 que naît Hatsune Miku en tant qu’avatar principal de Vocaloid, contraction de “vocal” et “android”, soit un logiciel permettant de créer une voix de synthèse et des lignes de chants sans avoir à chanter soi-même. Cette idol virtuelle reconnaissable à ses couettes bleues électriques devient rapidement une star à part entière, donnant des concerts dans le monde entier, ouvrant pour Lady Gaga ou collaborant avec Pharrell Williams, tout en servant d’outil à tout un vivier de producteurs expérimentaux.

Pas loin de 20 ans plus tard, Miku est reconnue par plusieurs générations et fait désormais partie du patrimoine culturel japonais, comme le détaille levi, membre du groupe STARKIDS : « Pour parler au nom des membres du groupe qui ont grandi au Japon, on est tous passés par une phase Miku à un moment de notre vie, et la musique Vocaloid a joué un rôle important dans notre culture personnelle et notre développement. » Son collègue espeon abonde dans le même sens : « J’écoute Miku et la musique Vocaloid depuis le collège. Je pense qu’elle a eu une énorme influence musicale au Japon et dans le monde entier, en réunissant la culture otaku et le grand public. » En août dernier, en éclaireur de leur nouvel album G-SPOT sorti le 22 novembre, STARKIDS sort un single combinant hardstyle et rap mélodique sur lequel figure un sample du classique « World is mine » de la chanteuse, pleinement intégrée à la direction artistique du morceau. Décrite positivement comme « surréaliste » par levi, cette collaboration prestigieuse pour le groupe apparaît pourtant parfaitement cohérente musicalement.

Basé à Tokyo et composé pour moitié de natifs japonais et de membres originaires d’Hawaï, STARKIDS se forme par la rencontre des membres via SoundCloud au tournant des années 2020. Tous partagent la même énergie et les mêmes références allant du rap à l’EDM en passant par les jeux vidéo, les animes ainsi que la culture populaire et le lifestyle propres à la capitale japonaise. De cette émulation découle naturellement une musique hybride et unique, empruntant autant à la culture rave underground, qu’au rap futuriste ou à la pop mainstream. Alternant entre l’anglais et le japonais, les six rappeurs déroulent un rap hymnesque et exalté, taillé pour les explosions de joie dans le club ou en concert. Si des morceaux comme « DOUGH ? » ou « LET DAH $ TALK » sont plus frontalement « rap » dans leur composition, les productions qu’ils investissent évoquent sur « NEW SWAG » et « DO OR DIE » une relecture du son blog-house des années 2000, celui d’ED Banger ou Boys Noize Records. Leurs singles plus récents, « Pregame » et « World is Ours », s’appuyant eux sur des versions revisitées et déstructurées de l’EDM hollando-belge, celle qui va de l’eurodance au hardcore et dont STARKIDS s’emparent avec une déconcertante facilité.

Au service d’un « nouveau son » qui, s’il est pluriel dans ses influences et ses motifs, a pour l’instant vocation à d’abord rencontrer le public japonais, comme l’explique levi  : « nous cherchons toujours à repousser les limites et à explorer de nouvelles idées. Nous nous concentrons sur le Japon, car c’est notre environnement et notre base de travail, et cela fait partie de notre mission de présenter notre son à ceux qui ne nous connaissent pas encore. Après presque quatre ans d’activité, je pense que nous avons vraiment développé notre son dans ce sens. » Quand on leur demande s’ils imaginent STARKIDS toucher le très grand public, espeon reste mesuré, tout en étant conscient du potentiel d’expansion de leur proposition artistique dans un paysage musical japonais en plein renouvellement  : « Personnellement, je considère toujours STARKIDS comme un groupe underground, car le hip-hop au Japon est souvent éclipsé par d’autres genres comme la J-pop. Cependant, au fil des années, le hip-hop japonais est de plus en plus reconnu et apprécié. Comme STARKIDS fait partie d’une sous-catégorie de hip-hop avec des influences J-pop et EDM, je pense que nous atteindrons un public plus large avec le temps. »

Alchimie dans le club

Un travail qui commence à porter ses fruits, et qui s’inscrit dans une tradition japonaise du crossover aux racines profondes. Au début des années 2010, cinq amis à peine ou pas encore majeurs sont réunis par leur passion pour la musique et la fête et décident de monter une structure, inspirés par les netlabels comme Maltine Records, spécialisé dans les amalgames entre pop et dance music. Ainsi naît TREKKIE TRAX en 2012, sous l’égide d’andrew, Carpainter, futatsuki, Seimei et bank, ce dernier quittant l’aventure en cours de route. « Le focus principal de TREKKIE TRAX est la musique de club. Et à l’intérieur de cela, nous avons tous des racines musicales différentes : techno et trance pour Carpainter et moi, hip-hop et new wave pour andrew, rock et métal pour futatsuki » raconte Seimei, producteur et co-fondateur du label. « L’idée de combiner ces éléments est à la base de ce que nous faisons. Parmi eux, il y a la rave music, le rap et le hip-hop, et nous avons pensé que si une réaction chimique intéressante entre eux était possible, à nous de relever ce défi. C’est ainsi que nous sommes arrivés là où nous sommes aujourd’hui. »

Si beaucoup de partisans de la rencontre entre rap et musique de club se contentent d’apposer des vocaux pitchés de morceaux raps sur des edits de gabber ou de hardstyle, le quatuor de producteurs, solidement ancré dans la culture nocturne underground de la capitale, voit plus large et plus loin. Leur approche de la production est à la fois souple et exigeante, dans une balance harmonieuse entre recherche d’efficacité et expérimentations formelles. Ladite balance demandant une ouverture d’esprit particulière, comme le détaille Seimei : « Les rappeurs avec qui nous collaborons ont en commun d’être originaux dans leur musicalité, ont une bonne approche de la musique de club et, surtout, ils comprennent et savent profiter de la fête. » Ce qui n’empêche pas la diversité des profils, comme ONJUICY, représentant d’un rap plus « traditionnel » dans l’attitude et l’interprétation, et à qui l’on doit le mini-tube underground « Cho-chocolate drip ». Il contraste avec Saint Vega, rappeur d’origine coréenne bien plus expressionniste, notamment dans son utilisation maximaliste de l’autotune, comme sur « 3D », produit par andrew et en duo avec la rappeuse Nakamura Minami.

Cette dernière, proche collaboratrice du label, se distingue de prime abord par son élocution et ses ad-libs « kawaii » voire enfantins, qui quand on tend l’oreille se teintent d’une coloration plus sombre, de celle qui se cache derrière les contes faussement innocents. D’abord active au sein du groupe de trap psychédélique TENG GANG STARR, elle prend son envol en solo en 2019, livrant avec « Reiwa » le cri de guerre de TREKKIE TRAX, un hymne trap-trance produit par les quatre têtes pensantes du label. Sa capacité à fusionner son rap avec les basses rave les plus amples attire l’attention de DJ et producteurs internationaux, notamment la scène club britannique qui a vu naître le grime et trouve en Minami une cousine et une héritière. Elle apparaît ainsi sur le single « go! » de l’artiste UK-garage salute, et prêtera son flow caractéristique aux producteurs phares de la scène bass music que sont Roska et Hodge, pour des collaborations publiées directement par le label japonais. Son charisme et son empreinte vocale, entre baume à lèvres pastèque et fumée de cigarette, font déjà de l’artiste l’un des visages emblématiques de cette « nouvelle » scène japonaise, qui selon Seimei traverse aujourd’hui un momentum : «  La combinaison de la musique électronique contemporaine et de la dance music avec le rap est jouée dans les clubs plus que jamais auparavant, et le public semble de plus en plus nombreux en concerts. Il y a encore quelques années, il aurait été inimaginable de remplir un grand club comme Zero Tokyo à Shinjuku. »

Hédonisme et mélancolie

Si l’énergie de la fête est au centre de ces nouvelles manières de produire du rap, elle n’est pas un frein à des propositions plus intimes et réflexives. Originaire de Kyoto, Native Rapper chante durant ses années de fac dans un groupe de rock, lequel ne survivra pas à la fin des études. Soudainement esseulé artistiquement, il se met à fréquenter les clubs et voit dans les musiques qu’il y découvre un potentiel pour exprimer ses émotions via le rap et le chant. De fil en aiguille, il connecte avec l’équipe de TREKKIE TRAX et devient l’un des pontes du label, sortant son premier album TRIP en 2019, suivi par de nombreux EPs et collaborations. Moins orientée club que celle de ses comparses, sa musique n’en reste pas moins faite de beats rapides et solaires, sur lesquels sa voix encore juvénile, pudiquement autotunée, jette un voile nostalgique. Interrogé par le média japonais Mikiki, Native Rapper la décrit comme « des mots sublimés par la dance music », entre hédonisme et retour vers soi.

Une dualité qui caractérise également e5 (prononcé « e-go »), rappeuse originaire de Chiba et devenue en quelques années l’une des figures de proue du « Soundcloud-rap » japonais. Très investie dans la culture Vocaloid, ses envies musicales prennent différents détours avant d’arriver au rap, qu’elle voit avant tout comme une sorte d’outil, ne se retrouvant pas dans la culture des battles et des cyphers. Interrogée avec sa collègue nyamura par le média fnmnl en septembre 2022, l’artiste détaille ses ambitions : « On peut casser cette culture de « c’est comme ça que doit être le hip-hop. » Je pense que tant que grandit l’espace pour de nouvelles musiques pas seulement limitées au rap pur et dur mais ouvertes à l’ambient ou à l’hyperpop, les digues finiront par céder. » Un crédo que la rappeuse s’applique, déclinant et conjuguant les influences musicales différentes, au service de morceaux colorés d’une palette émotionnelle étonnement dense et large. Du désir exalté de « Aladdin » à l’euphorie rave de « PARADIGM » en passant par le romantisme anxieux de « June thirty-first ».

Une restitution des émotions dans toute leur complexité et leur vulnérabilité, permise aussi par la liberté d’inclure le rap dans ces nouveaux espaces esthétiques et musicaux – qu’ils tendent vers le mainstream ou l’underground, vers la J-Pop synthétique, la bass-music britannique ou l’ambient déstructuré. Protégé d’un masque virtuel ou communiant sur le dancefloor, l’essentiel étant de pouvoir être soi-même sans concessions, derrière ou devant l’avatar.

Retrouvez les artistes et morceaux cités dans cet article dans notre playlist Rap japonais : détours vers le futur disponible sur Spotify et Deezer.

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