Chronique

Vîrus
NYCTHÉMÈRE

Rayon du fond - 2024

La cover est simple, c’est peut-être une des plus belles de l’année. Une photo de vacances sur laquelle un garçon, de face et à contrejour, regarde une plage qui s’étale à l’arrière-plan. L’auditeur a, de toute évidence, affaire à une image qui ne lui est pas destinée. Au second coup d’œil, le même auditeur, placé en position de voyeur, se rend compte que la photo est déchirée. C’est dans cette déchirure que s’engouffre l’album. Tout autre rappeur français actuel se serait efforcé de trouver un titre en accord avec le visuel, nostalgique, tranquillement mélancolique. Pour Vîrus, qui n’a pas fini de jouer avec celui ou celle qui veut l’écouter, ça sera NYCTHÉMÈRE.

Jour. Nuit. L’auditeur s’attendait à un récit autobiographique, il est accueilli par une voix prophétique qui redit la Genèse : « Au commencement étaient les ténèbres, et puis le verbe, et puis nycthémère. » La première chose qui frappe, c’est cette voix, débarrassée pour de bon de tout timbre juvénile. Vîrus a une voix d’outre-tombe. Elle est nécessaire pour poser les contours d’un disque qui s’apparente à un film d’horreur. Comme dans tout bon film d’horreur, NYCTHÉMÈRE réduit le décor à une maison (brûlée) et fait surgir la violence là où on l’attend le moins, au cœur de la famille. La famille c’est avant tout le sang, bon ou mauvais, le « RHÉSUS ». Premier facteur de « prédestination » (« MOUTON-CADET »), le sang oppose le « nous » prolétaire et le « eux » bourgeois dès l’enfance (depuis le « c’est eux hein ») : « DRH, chargés de comm’ sont ceux à qui on jetait des bouts d’gomme. »

Les deux classes sociales ne sont cependant pas imperméables, puisque la violence des dominants se répercute au sein de la famille prolétaire : le deuxième enfant est un « jouet pour le plus grand » (« MAISON BRÛLÉE »), le mari s’adresse à sa femme comme un patron mécontent de son ouvrier (« CON + VERGE »). Il n’y a pas davantage de liberté à l’extérieur de la famille. Au contraire, la cellule familiale se prolonge dans l’institution juridique et carcérale (« LA COUR », « DIX-SEPT ANS ») ou au travail, nécessairement aliénant pour celui qui n’a que sa force de travail comme profession de foi (« LA FOI DU CHARBONNEUR »). Il faudrait inverser la logique, qui veut que la famille soit un cocon protecteur : chez Vîrus, la famille est le prolongement de la violence extérieure.

Comment lutter ? Vîrus ne propose pas ici plus qu’ailleurs de modèle pour une révolution, mais une ruse. Premier paradoxe de l’album, la famille, « structure bringuebalante » dans la vraie vie, donne à l’album sa cohérence organique. Plus que jamais, le langage de Vîrus est familier : le rappeur apparie les mots entre eux, les marie, explicite leur cousinage ou leur gémellité. Le rappeur rouennais était déjà connu pour cette méthode (rouge), ici il la pousse à son paroxysme. La langue de Vîrus dégénère, perd l’auditeur, esquive les schémas du « bon usage », déjoue ainsi la prison linguistique que lui réservent les bien nés qui condamnent son rap : « Dieu m’est témoin, d’après eux, mettez moins d’apocopes / Et un peu plus de polopopop dans les refrains / Ayez l’air fins, ayez l’air pop-rock-propre / Ayez l’air propos positif, ayez l’air sobres, élégants, so british. » C’est aussi la première fois qu’il fait l’effort de nous clarifier sa méthode, sur un morceau et un interlude, « MÉTHODE ROUGE » et « CON + VERGE » : « beaucoup de secrets, beaucoup de clés sont enfouis dans la mathématique des lettres. » Deuxième paradoxe de l’album : alors même qu’il nous explique sa méthode, Vîrus est plus que jamais difficile à suivre, prolixe jusqu’au bavardage, comme s’il s’agissait de nous livrer un secret qu’il voudrait dire, sans savoir comment.

La nouveauté est que cette méthode contamine les productions. Dans cette histoire de famille, Al’Tarba (avec qui Vîrus avait notamment collaboré pour « La Nuit se lève », film d’horreur pré-NYCTHÉMÈRE) aurait pu faire figure d’intrus. Il est plutôt une sorte de frère jumeau de Banane. Ce dernier cultive des instrus froids, chirurgicaux, métalliques, émanations spectrales d’un monde industriel en train de mourir ou déjà mort. Al’Tarba a recours à des instruments organiques, des orchestres, bref, des sons fantômes d’un monde oublié, pré-industriel, qu’il hybride avec des rythmiques contemporaines. Il sait amener Vîrus sur de la drill, (« ÉTRETAT ») bonne démonstration que la plume de Vîrus ne serait rien sans sa capacité d’interprétation. Les deux producteurs travaillent, chacun à leur façon, des chœurs de voix qui hantent l’album et achèvent de faire de NYCTHÉMÈRE un film de fantômes.

Qui sont les fantômes ? La cover était une promesse. Pour la première fois, paradoxalement, Vîrus allait nous raconter sa vie de A à Z. Le rappeur à l’origine de la première chronique muette de l’Abcdr du Son cache le morceau le plus long de sa carrière après 2’09’’ de silence. Ce morceau qui fait allusion à un frère siamois « ï » dédouble l’album, et nous raconte à nouveau la vie de Vîrus, provincial que la capitale ennuie, bon aux combines les moins reluisantes (« Et dans les bagarres à plusieurs, je guette et ramasse les larfeuilles« ), que la prison a séparé des siens (« Après la taule, y a plus jamais eu de photo de famille« ). « Laissez-moi parler comme je vis » disait-il en 2016 sur une radio de « culture ». Après « DÉSOLÉ DU RETARD », tout est clair, Vîrus rappe la vie, c’est-à-dire la mort au travail : délitement d’une classe sociale, désagrégation d’une famille, existence carcérale d’un individu en sursis depuis le CE1. Le cœur y est, le cœur y est.

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